— Par Lazare, auteur dramatique, metteur en scène —
Aujourd’hui, je pense avec inquiétude à tous ceux, issus de l’immigration, qui ne cessent d’être stigmatisés, inévitablement excédés par la façon dont ils sont perçus. Les extrémistes m’inquiètent mais tout autant la fascination terrible qu’ils peuvent exercer, et le regard qu’on va poser sur ceux qui sont déjà séparés.
Il y a trois jours, j’ai tourné des séquences d’un film à Pantin, avec le cheval Arto et Olivier Martin-Salvan. Je savourais le plaisir d’être avec un cheval, un acteur généreux et Netty, Victorine et Nicos, parmi les gamins de Pantin. Un homme avec tous les signes du religieux est venu me voir et m’a dit : « Ça va être l’apocalypse. »
Il savait la catastrophe à venir.
Le jour était trop beau et, immédiatement dans ma peau, j’ai senti ses inquiétudes. Vendredi soir, j’ai pleuré et je me sentais succomber. Des hommes ont tué. D’autres sur le sol où palpite le sang, et la vie s’éloigne d’eux, les lèvres entrouvertes sur des dernières paroles d’incompréhension.
Je me réveille ce matin et ces événements se sont réellement passés. Les meurtriers suicidaires sont là, ils font un travail de terrain, minutieux et opiniâtre, dans les quartiers de périphérie, sur Internet. Ils promettent une résolution du monde, et des pays lointains originels. Les champs de représentation, la séparation, ils travaillent dessus. Le rejet, la peur, l’inquiétude, ils travaillent dessus. Et ils déchargent sur d’autres leur angoisse de mort. Et nous ne faisons rien pour les arrêter et nous n’inventons pas les contre-valeurs, chacun depuis notre lieu. La séparation qui est déjà là, ils veulent la creuser, creuser le fossé de cet « être ensemble » séparé, être ensemble par le sang, par le meurtre. Ils s’attaquent à des lieux de représentation, où ils ne sont pas représentés.
Artistes, vraiment, allumez vos lampes d’inventeurs. Mettez les yeux en face des cœurs. Entrouvrez réellement votre porte de lumière.Tous les théâtres de banlieue ont été créés après l’horreur de la Seconde Guerre mondiale. Qu’y fait-on maintenant ? Comment mettre en commun une histoire cachée qu’on ne sait plus articuler ? Elle est enfoncée dans les ventres et elle revient violemment comme un ulcère. En France, dans les théâtres comme ailleurs, on a du mal à se rappeler.Les meurtriers suicidaires vont jusqu’à la mort pour trouver une consolation à la vie. Le seul voyage qui vaille la peine à leurs yeux. Le monde qu’on a pu leur proposer, ce n’est que ça. Alors qu’il y a tout en France. Il y a tout et ils ne rentrent nulle part.
Aujourd’hui, je pense avec inquiétude à tous ceux, issus de l’immigration, qui ne cessent d’être stigmatisés, inévitablement excédés par la façon dont ils sont perçus. Les extrémistes m’inquiètent mais tout autant la fascination terrible qu’ils peuvent exercer, et le regard qu’on va poser sur ceux qui sont déjà séparés.
Cette séparation, je la sens dans mon corps, par mon histoire. Quand on est rejeté, quand on ne donne pas un nom réel à l’histoire vécue dans les corps et inscrite sur les peaux (l’histoire de la colonisation est encore à faire et à enseigner), on est adopté par des noires colères, un ultramonde, le monde des théories de la conspiration et des jeux vidéo.
Je me souviens quand j’étais à la rue, le cerveau plein de flammes d’avoir raté. Plein de désir amer et de rancune, je serrais les poings. Des hommes sont venus me voir. Ils ont bercé mes amertumes. Ils m’ont raconté l’histoire de la guerre d’Algérie et l’horreur cachée. Ils m’ont expliqué qu’on voulait nous changer en bêtes et que notre existence n’avait pas d’importance pour la France.
Eux se sont intéressés à moi et m’ont valorisé. Ils m’ont appris à lire. Ce ne sont pas d’abord les hommes de théâtre. Ce fut un effort énorme d’aller vers le théâtre, d’entrer dans ces lieux, d’y trouver une place. J’ai brûlé des fièvres et des douleurs, je me suis construit un corps pour aller vers l’autre. J’ai éliminé des vieux maux qui m’empoignaient. J’ai regardé des spectacles hébété avec des yeux de vache. J’aimais le théâtre comme quand on a faim. Il faut redonner la faim à ces adolescents des quartiers, la faim et l’envie de vivre, d’aimer, d’avoir soif de cet amour.
J’appelle autour de moi pour trouver des signes de vie. Je m’agrippe au téléphone, le cœur dans l’oreille, et chaque battement de voix le fait palpiter.
Mardi, 17 Novembre, 2015
L’Humanité