— Par Jean-Marie Nol, économiste —
La filière canne, subventionnée à hauteur de 80% par l’État, traverse une période de crise sans précédent en Guadeloupe, et nul doute que le tocsin va bientôt résonner durement aux oreilles des Guadeloupéens. La Sucrerie de Gardel, dernier emblème de cette industrie, est contrainte aujourd’hui de fermer ses portes jusqu’à nouvel ordre, plongeant dans l’incertitude un nombre croissant de planteurs et travailleurs. Cette décision fait suite à une série de tumultes et de revendications de la part des planteurs, réclamant une revalorisation du prix de la tonne de canne à hauteur de 120 euros . Depuis la mi-février, un collectif d’agriculteurs a orchestré un mouvement de contestation, retardant ainsi le début de la campagne sucrière 2024. Des opérations escargot et des blocages aux accès des usines de Gardel, au Moule, et de Béron, à Sainte-Rose, ont été organisés, exacerbant les tensions au sein de l’industrie sucrière. Face à cette impasse, le Préfet de région a convoqué sans résultat à ce jour toutes les parties concernées à une réunion d’urgence, témoignant de l’ampleur de la crise qui secoue le secteur. Nous sommes bien en présence d’une politique de la terre brûlée par certains planteurs. La politique de la terre brûlée, qui consiste à détruire ou saboter des infrastructures ou des ressources économiques lors de mouvements sociaux, est malheureusement une pratique récurrente en Guadeloupe, souvent utilisée comme un moyen de pression ou de protestation.
Plusieurs facteurs contribuent à cette tendance et pour bien comprendre nous devons nous replonger dans l’histoire des luttes sociales au sein de l’industrie sucrière. Ainsi, la Guadeloupe a une longue histoire de luttes sociales dans le secteur de la canne, marquée par des mouvements de revendication et de contestation. La politique de la terre brûlée est parfois perçue comme un moyen de faire entendre les revendications et de mettre la pression sur les autorités ou les entreprises concernées. Les planteurs de canne à sucre, tout comme d’autres groupes sociaux en Guadeloupe, peuvent se sentir lésés ou ignorés par les décideurs politiques ou économiques. Ce sentiment d’injustice peut conduire à des actions radicales telles que la destruction de biens à l’exemple de la casse volontaire des conduites d’eau ou d’infrastructures.
En cause un manque de dialogue et de médiation . En effet, lorsqu’il existe un climat de méfiance ou de tension entre les différentes parties prenantes, le dialogue et la médiation peuvent être compromis. En l’absence de canaux de communication efficaces et de processus de résolution des conflits, les tensions peuvent s’exacerber et conduire à des actes de violence ou de sabotage. Mais là où le bât blesse dans ce conflit, c’est que inconsciemment les planteurs sont entrain de creuser leur propre tombe. C’est exactement le même schéma qui s’est produit dans le passé pour l’industrie minière du charbon et de la sidérurgie en France hexagonale.
En tant qu’économiste nous supputons la fin annoncée de la filière canne en Guadeloupe , car les politiques de subventions de l’État et de l’Europe risquent bien de changer du tout au tout . Pourquoi ? Parce que le monde économique d’aujourd’hui est plus complexe, dynamique et connecté que jamais. De nombreux phénomènes imprévisibles déséquilibrent les filières agricoles et provoquent des crises, des points d’arrêts qui peuvent menacer de tout submerger. Aujourd’hui on assiste à un processus de concentration des entreprises agricoles et le système de la grande industrie gagne définitivement sur celui des industries rurales, parce que les technologies nouvelles imposent une dimension de production plus élevée. Seules les grandes unités peuvent réaliser les économies d’échelle impliquées par une division accrue du travail, l’emploi de peu de personnes ou l’utilisation de techniques capitalistiques.
En outre l’accès aux marchés financiers et à l’information, les nouvelles formes de distribution des produits comme le sucre et d’organisation du travail sont moins compatibles avec de petites industries sucrières décentralisées sur un petit territoire comme la Guadeloupe. Aucune des unités industrielles de la Guadeloupe et Marie galante ne sont rentables et ce alors même que le cours mondial du sucre est actuellement au plus haut niveau. Et n’en doutons pas,malgré tous les efforts déployés pour trouver une solution à la crise actuelle du secteur sucrier , les désaccords persisteront, laissant présager une période d’incertitude prolongée pour la filière canne pour ne pas dire une mort certaine . Déjà la direction de l’unité sucrière de Gardel a été contrainte de prendre des mesures drastiques pour faire face à la situation financière préoccupante. L’on se dirige vers une perte financière globale de l’ordre de 158 millions d’euros pour l’ensemble de la filière. Ce sera impossible à réparer et la mise en place de chômage partiel, déjà amorcée début mars, est à nouveau mise en œuvre, impactant significativement le fonctionnement de l’usine. Les actions du collectif de planteurs et des transporteurs de canne ont paralysé les activités de l’usine, rendant toute livraison de cannes impossible.Nicolas Philippot, directeur de Gardel, a fait part de la décision prise par la direction de mettre en place une procédure de chômage partiel, soumise à l’approbation du Comité Social et Économique de l’entreprise. Cette mesure vise à limiter les dépenses dans un contexte de crise économique et sociale qui s’intensifie.
Dans une tentative de rassurer les salariés impactés par ces décisions, Nicolas Philippot a annoncé que les salaires seraient versés à 100% pendant la période de chômage partiel, jusqu’à la prochaine réunion du Comité Social et Économique, prévue le 17 mai 2024. Cependant, l’avenir de l’usine reste plus qu’incertain, et une liquidation partielle voire totale du site est envisagée dès que possible.Alors que la crise perdure et que les négociations vont d’échec en échec , l’avenir de la filière canne en Guadeloupe demeure sombre et tout concorde à penser qu’on se dirige vers la fin programmée de la filière canne en Guadeloupe . Les enjeux économiques, sociaux et environnementaux liés à cette industrie cruciale pour l’île restent pourtant au cœur des préoccupations, appelant à des solutions durables et concertées pour assurer sa pérennité.La disparition de la filière canne sucre en Guadeloupe aurait des conséquences majeures sur plusieurs aspects économiques, sociaux et environnementaux de l’île , et tout d’abord un fort impact économique et de perte d’emplois . La filière canne sucre emploie directement et indirectement un nombre significatif de personnes en Guadeloupe, incluant les agriculteurs, les travailleurs des usines de transformation, et les travailleurs dans les secteurs connexes tels que le transport et la logistique. Cette crise va entraîner une réduction des revenus préjudiciable à l’économie de la Guadeloupe. La disparition de la filière canne sucre entraînerait une importante perte de revenus pour les agriculteurs et les travailleurs de l’industrie, ainsi que pour les entreprises qui fournissent des services et des produits à cette filière.
Par ailleurs, de nombreuses familles en Guadeloupe dépendent de la culture de la canne à sucre pour leur subsistance. La disparition de cette filière pourrait conduire à un déclin économique et social dans les régions rurales de l’île, avec des répercussions sur la cohésion sociale et la qualité de vie des populations locales. La culture de la canne à sucre et la production de sucre sont ancrées dans l’histoire et la tradition de la Guadeloupe. La disparition de cette filière qui n’est pas rentable pourrait entraîner la perte de savoir-faire et de traditions transmises de génération en génération. Et c’est aussi sans compter sur l’impact environnemental , car la modification des paysages serait un sérieux coup porté à la biodiversité de la Guadeloupe. La culture de la canne à sucre façonne les paysages de la Guadeloupe, avec ses vastes plantations verdoyantes. La disparition de cette filière pourrait entraîner des changements dans le paysage agricole de l’île.
En résumé, la disparition de la filière canne sucre en Guadeloupe aurait des conséquences profondes et étendues sur l’économie, la société et l’environnement de l’île, mettant en péril des modes de vie et des traditions séculaires, ainsi que des équilibres écologiques fragiles. Mais disons le clairement à l’impossible nul n’est tenu !
— Jean-Marie Nol, économiste —