Les recettes du bon professeur Stiglitz
Les fédéralistes sont partisans de l’euro qui constitue une avancée majeure vers l’intégration économique et politique qu’ils appellent de leurs vœux. Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls à se montrer attachés à cette monnaie dont l’attractivité se mesure aisément par l’augmentation du nombre de pays qui sont entrés dans l’union monétaire. Les particuliers comme les entreprises apprécient à leur juste valeur les facilités apportées par la monnaie commune dans leurs relations avec les autres pays de l’eurozone.
Impossible, cependant, de ne pas percevoir le désenchantement qui se manifeste par ailleurs. En dehors des quelques pays qui tirent plus ou moins leur épingle du jeu, l’Europe ne tient plus ses promesses aux yeux de bien des citoyens et l’euro est désormais pris bien souvent comme le bouc émissaire.
Le procès qu’on lui fait est injuste car ce n’est pas l’euro en tant que tel qui est responsable des maux, bien réels, qui accablent l’Europe et plus particulièrement bon nombre de pays de l’eurozone. Dès 1974, dans notre thèse consacrée à l’union monétaire européenne, alors en gestation, nous expliquions qu’elle ne pourrait pas fonctionner si les Communautés européennes, comme on les appelait à l’époque, ne se transformaient pas en une authentique fédération, avec des institutions fédérales pesant suffisamment lourd pour assurer la redistribution indispensable à une croissance harmonieuse de l’ensemble. Ce message, partagé par bien d’autres économistes, n’a malheureusement pas été entendu et la zone euro traverse aujourd’hui une crise profonde avec une croissance atone dans les principaux pays[i] et, plus grave, une très grande hétérogénéité des taux de chômage. Pour ne retenir que les principaux pays, on peut distinguer trois groupes, celui des pays à taux de chômage faible[ii], l’Allemagne, l’Autriche et les Pays-Bas autour de 6%, celui des pays à taux de chômage intermédiaire, la Belgique, l’Irlande, la France, l’Italie et le Portugal autour de 10%, enfin l’Espagne et la Grèce qui subissent un chômage très élevé, supérieur à 20%.
Le fonctionnement actuel de l’union monétaire explique en partie ces différences. Les pays qui affichent des taux de chômage élevés ou très élevés sont généralement ceux qui sont contraints de mettre en place des mesures d’austérité parce qu’ils ont laissé dériver leurs finances publiques. La dette publique en pourcentage du PIB atteignait à peu près 100% à la fin 2015 en France, en Espagne et en Belgique, 130% au Portugal et en Italie, 180% en Grèce, alors que le maximum prévu dans le traité de Maastricht est seulement 60%, rappelons-le[iii]. Pour des pays habitués à vivre « à crédit », toute mesure visant à réduire leur endettement a des conséquences négatives sur l’activité et sur l’emploi. Concrètement, la croissance devient insuffisante pour absorber toute la population active[iv] et résorber le chômage. Par ailleurs, en période de récession ou de croissance ralentie, l’effet attendu de l’augmentation des taux d’imposition est annulé en tout ou en partie par la diminution de la base fiscale, les rentrées d’impôts stagnent et la dette ne diminue pas. Reste la baisse des dépenses publiques mais celle-ci se traduit par une réduction immédiate de l’emploi et des revenus distribués sans aucune garantie que le secteur privé prenne le relais.
Un constat s’impose : pour légitimes qu’elles soient au regard des traités, les mesures d’austérité sont économiquement inefficaces et injustifiées au regard de leurs conséquences sociales. Faut-il pour autant lâcher la bride aux pays du sud (puisque c’est d’eux qu’il s’agit) ? Ce serait irresponsable, comme le montre l’exemple de la Grèce : un pays trop endetté ne trouve plus de créanciers disposés à lui prêter dans des conditions acceptables ; la fuite en avant atteint donc inévitablement sa limite.
Cela étant, une question se pose ici qui concerne la théorie fédéraliste et le principe de subsidiarité (ou d’exacte adéquation selon le vocabulaire du fédéralisme intégral) : les finances d’un État fédéré sont-elles de sa compétence ou de celle de la fédération ? En toute logique fédéraliste, un État fédéré devrait être seul responsable de son budget. On attend de lui qu’il le gère de manière… responsable, sous la surveillance de ses citoyens et de leurs représentants. A priori, la solidarité au sein d’une fédération ne devrait pas servir à couvrir les erreurs manifestes des dirigeants de telle ou telle composante. C’est ainsi que l’État fédéral américain n’est pas venu au secours de New York lorsque celle-ci fut en faillite. En d’autres termes, l’Union européenne et la BCE n’avaient aucune obligation d’aider la Grèce en faillite. Et la Grèce ne peut pas se plaindre qu’elles l’aient fait à des conditions qui lui déplaisent.
L’union monétaire s’est constituée dans un cadre institutionnel qui est loin d’avoir les attributs d’une fédération authentique. Dès lors, les règles qui furent acceptées alors par les États ont une certaine logique, compte tenu de 1) l’hétérogénéité des économies, certaines étant plus dynamiques, plus compétitives que les autres – et de 2) l’absence des mécanismes stabilisateurs qui existent dans une fédération, les transferts automatiques des États les plus riches vers les autres. Dans une telle situation, les États les moins compétitifs, désormais privés de la possibilité de dévaluer, sont tentés de relancer leur économie grâce au déficit budgétaire. Ainsi les règles de Maastricht étaient-elles destinées à empêcher une dérive insupportable des finances publiques.
On sait ce qu’il en est advenu ! Car cette logique est perverse. Une fois la limite de 60% du PIB atteinte, que peut-il se passer, en effet ? En théorie, le pays moins compétitif entreprend les réformes structurelles supposées le mettre à niveau, mais quid s’il ne le fait pas ou si elles se révèlent moins efficaces que prévu ? Il continuera à « vivre à crédit » et s’affranchira des règles auxquelles il avait lui-même souscrit ! C’est ce qui s’est produit, à des degrés divers dans tous les pays qui ont laissé dériver leurs finances publiques.
Nous sommes plusieurs parmi les économistes à professer que le maintien de l’union monétaire dans sa forme actuelle est intenable et qu’il ne sert à rien de chercher à la rafistoler, que les sacrifices imposés aux peuples grec et autres pourraient être en grande partie évités[v]. Le professeur Joseph Stiglitz vient de prendre position dans ce débat avec un livre dont le titre annonce tout de suite la couleur : L’euro – Comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe[vi].
Joseph Stiglitz est un économiste avec lequel il faut compter. Il ne fait pas partie de ceux qui professent une foi aveugle dans les vertus de la concurrence. Il a obtenu le prix Nobel en 2001 pour ses travaux sur l’inefficience des marchés ; économiste en chef de la Banque Mondiale entre 1997 et 2000, expert des politiques de développement, il a publié en 2002 un best-seller, La Grande Désillusion, dans lequel il critiquait les programmes d’ajustement structurel imposés par le FMI aux pays pauvres ; président du Council of Economic Advisers sous l’Administration Clinton, il a eu également une connaissance directe de la conduite de la politique économique américaine. C’est dire combien il mérite l’attention lorsqu’il fait des propositions concernant notre Europe.
Stiglitz n’a pas peur de mettre les pieds dans la marre. En résumé : les pays de l’eurozone n’ont pas été capables de rapprocher suffisamment leurs performances économiques ; certains sont plus compétitifs que d’autres ; les moins compétitifs, qui connaissent des déficits commerciaux importants[vii] et une croissance insuffisante, échouent à relancer leur économie par la politique budgétaire, ce qui creuse le déficit public ; quand ils tentent de redresser leur situation financière, ils n’y parviennent pas non plus. Une fois posé ce constat – désormais largement partagé –, il faut en tirer les conséquences et c’est ce que fait le professeur Stiglitz en proposant rien moins que la sortie de l’Allemagne de l’euro !
Verbatim : « Si l’Allemagne sortait, la valeur de l’euro pour les autres pays membres baisserait automatiquement, ce qui soutiendrait leurs exportations. L’Allemagne, elle, profiterait d’une monnaie plus forte, ce qui allègerait le poids de la dette, toujours libellée en euros » (in Le Monde du 13 septembre 2016). En d’autres termes, un processus gagnant-gagnant.
Et si c’était plutôt un pays comme la Grèce qui sortait (comme nous le préconisons depuis longtemps) ? « Si un pays tel que la Grèce sortait, il verrait automatiquement la valeur de sa devise s’effondrer, ce qui gonflerait sa compétitivité. En revanche le poids de sa dette publique, toujours en euros, s’envolerait. Une restructuration de celle-ci serait donc inévitable : si elle est bien négociée, cela se déroulerait sans difficulté majeure. L’exemple de l’Argentine montre à quel point un pays libéré du fardeau de la dette, retrouvant au passage la pleine maîtrise de son taux de change, peut prospérer économiquement[viii] » (ibid.).
Stiglitz n’abandonne pas définitivement l’idée d’une monnaie européenne. Il considère simplement que celle-ci est venue trop tôt, sans que les réformes institutionnelles nécessaires aient été menées à bien au préalable. Il suggère, en attendant, de scinder l’eurozone en trois ou quatre sous-ensembles homogènes pourvus chacun de sa monnaie.
Cela étant, tout n’est pas nécessairement à reprendre dans les propositions du Prix Nobel. S’il est à l’évidence indispensable de transférer davantage de compétences à l’échelon européen, et donc des ressources fiscales, si la création d’un impôt progressif européen pourrait être un premier pas vers la non moins indispensable harmonisation fiscale, si enfin la suppression de la monnaie fiduciaire (pièces et billets) serait sans nul doute efficace contre la fraude fiscale, il est moins sûr qu’il faille se rallier comme il le fait à l’idée d’une mutualisation partielle des dettes publiques via des euro-obligations émises à l’avantage d’un État membre avec la garantie de tous les autres. À nouveau, le principe de subsidiarité commande de laisser chaque État entièrement responsable de ses finances et la logique fédéraliste préconise plutôt ici des aides conditionnelles, ciblés, remboursables ou non, de la collectivité composée aux collectivités composantes.
Concernant la BCE, les critiques de Stiglitz paraissent quelque peu dépassées. Il y a longtemps en effet que la BCE s’est affranchie de son mandat strict et fait tout ce qu’elle peut pour soutenir l’activité en Europe. On pourrait plutôt s’inquiéter devant la masse des obligations souveraines des différents pays qui s’accumulent dans son bilan.
[i] 0,9% en 2015 en Allemagne, Belgique, France, Italie (source Eurostat). Les chiffres cités par la suite concernent également 2015, sauf indication contraire, et proviennent de la même source.
[ii] Au regard des normes actuelles.
[iii] À 71% l’Allemagne s’approche de la limite autorisée. Elle a dégagé en effet un excédent des comptes publics (+0,7% du PIB), alors que la France (-3,5% du PIB) ne parvient toujours pas à atteindre le maximum autorisé pour cet indicateur (-3%).
[iv] Toutes choses égales par ailleurs, il est plus difficile d’atteindre le plein-emploi dans un pays comme la France dont la population s’accroît « naturellement » (hors immigration) de 3,6‰ qu’en Allemagne où le taux de croissance naturelle de la population est négatif à -3,3‰ (chiffres de 2012).
[v] Cf. par exemple notre article http://mondesfrancophones.com/espaces/frances/la-dette-publique-et-la-croissance-le-cas-de-la-france/
[vi] Les Liens qui libèrent, 462 p., 24 €.
[vii] C’est le cas, en 2015, de la France, de l’Espagne, de la Grèce et du Portugal. La France connaît en outre un déficit de sa balance des transactions courantes depuis 2007 (-0,2% du PIB en 2015 contre +8,4% en Allemagne).
[viii] Comme le remarque à ce propos Stiglitz, les difficultés actuelles de l’Argentine ne remettent pas en cause les bienfaits de la dévaluation de 2002 et de la restructuration de sa dette.