—Par Catherine Colliot-Thélène, ProfesseurE de philosophie à l’Université de Rennes-I.—
Les historiens du futur qui se pencheront sur les premières décennies du XXIe siècle, y verront-ils un chapitre nouveau de l’histoire des progrès de la démocratie ? Cela n’a aujourd’hui rien d’évident. Certes, cet événement fascinant que l’on a nommé le « printemps arabe » a montré que le temps des révolutions démocratiques n’était pas définitivement révolu. Des régimes autoritaires et corrompus ont été balayés par des insurrections populaires. Entre l’insurrection et l’institution de régimes démocratiques, le chemin n’est cependant pas direct, l’exemple de la Révolution française l’atteste, qui nous incite à ne pas désespérer de l’issue de ces récentes révolutions.
La pérennité des institutions démocratiques elles-mêmes n’est jamais définitivement assurée, comme l’histoire du XXe siècle l’a suffisamment prouvé. L’inquiétude monte aujourd’hui en Europe quant à l’avenir de la démocratie. À la différence des années vingt du siècle dernier, le noyau de ce que la théorie politique nomme de ce terme, à savoir les procédures de constitution et de contrôle des pouvoirs politiques (libertés d’expression et d’association, élection des représentants du « peuple souverain » par le suffrage universel, séparation des pouvoirs) n’est pas sérieusement contesté. Mais beaucoup perçoivent aussi que ces libertés civiles et publiques – dans la réalité toujours imparfaites, et souvent tournées par les tenants du pouvoir – n’épuisent pas les implications modernes du terme démocratie. La critique socialiste qualifiait jadis ces libertés de « formelles » et appelait à une démocratie réelle, dont le maître mot était l’égalité sociale. Les tragédies du XXe siècle nous ont appris à ne pas sous-estimer les vertus de ces libertés « formelles », mais l’exigence de justice sociale est désormais également attachée à ce que nous entendons communément par démocratie.
Le foisonnement actuel des publications sur la démocratie et des thèmes apparentés (le peuple, la représentation, l’égalité, etc.) signale que nous ne sommes plus au clair sur ce que signifie ce vocabulaire, toujours omniprésent pourtant dans le langage ordinaire de la politique comme dans celui de la théorie politique ou sociale. Faut-il imputer cette indétermination grandissante des concepts qui structurent l’autocompréhension de nos sociétés à l’apparition d’aspirations inédites, pour lesquelles ces concepts ne seraient plus adaptés ? Que les transformations techniques et les évolutions des mœurs suscitent des revendications nouvelles n’est pas contestable. Ces revendications vont du droit à la différence, en des modalités variées (différence des genres, des traditions culturelles, des orientations sexuelles, etc.), jusqu’à des expressions actualisées de l’exigence d’égalité, en réaction à l’émergence de risques nouveaux, la dégradation de la biosphère par exemple. Disparates, elles appellent des analyses différenciées. Elles témoignent des contradictions qui divisent les peuples réels, qui n’ont jamais l’unité présumée par la fiction juridique du « peuple souverain ». Ce qui indique que cette fiction, aussi utile soit-elle pour justifier les dispositifs institutionnels des gouvernements démocratiques, n’est pas un critère suffisant pour juger des progrès ou des reculs de la démocratie. Elle l’est d’autant moins que l’avenir de la démocratie ne se joue plus seulement à l’intérieur des États-nations, mais à l’échelle d’un monde « globalisé », où les pouvoirs qui déterminent les destins des peuples sont multiples et hétérogènes, supranationaux, transnationaux aussi bien que nationaux, économiques comme juridiques ou politiques.
L’imbrication et la nature de ces pouvoirs sont telles que la possibilité d’un retour à l’autonomie de l’État-nation est définitivement illusoire, aussi bien que la réalisation de l’idéal d’une République démocratique mondiale. Ce qui reste cependant de deux siècles d’expérience démocratique est un principe qui fournit un fil conducteur pour le jugement comme pour l’action : l’exigence d’égalité, qu’il nous appartient de traduire en revendications concrètes face à toutes les formes d’inégalités, anciennes ou nouvelles. La croissance vertigineuse des inégalités à laquelle on assiste aujourd’hui pourra inciter les historiens de demain à voir en notre époque une phase de « dé-démocratisation ». Mais l’histoire vivante s’écrit au présent, et il est toujours possible d’œuvrer pour que ce mouvement s’inverse.
Auteure de la Démocratie sans « demos », éditions PUF, « Pratiques théoriques », Paris, 213 pages, 27,50 euros.
Catherine Colliot-Thélène
http://www.humanite.fr/tribunes/l-avenir-de-la-democratie-ne-se-joue-plus-seulemen-553674