— Par Selim Lander —
Jeux de Massacre d’Eugène Ionesco mis en scène par Guillaume Malasné et Caroline Savard.
Il y a plusieurs Ionesco. Le plus connu, l’absurde, remporte un succès constant depuis l’origine, ou presque. La Cantatrice chauve n’a tenu que 25 représentations lors de sa création, en 1950, mais la pièce qui est jouée désormais, avec La leçon, au théâtre de la Huchette à Paris sans interruption depuis 1957 approche les dix-neuf mille représentations dans ce seul théâtre[i] ! Et puis, il y a un autre Ionesco, plus ambitieux, plus démonstratif, plus tardif, comme ce Jeux de massacre (1970, l’année où Ionesco est élu à l’Académie française : il ne faut pas vieillir !) qui se veut aussi bien méditation sur la mort que réflexion sur la nature humaine (égoïste), la lutte des classes (avec les riches dans les rôles des « salauds » de Sartre), la corruption, etc. Soit : on n’a jamais interdit à un auteur de théâtre de réfléchir ! La seule question : a-t-il théâtralisé sa réflexion ? On ne dira pas que Ionesco y a réussi ici mais un bon metteur en scène peut faire des miracles… a fortiori deux.
On se doute que ces deux-là ont choisi cette pièce parce qu’elle leur permettait de mettre en scène quelque vingt-quatre comédiens, lesquels ne sont autres que leurs élèves, si bien que Jeux de massacre, programmé dans le cadre du festival « Amateurs » au théâtre de Fort-de-France, est en quelque sorte leur spectacle de fin d’année. Même si l’on ne peut pas faire de miracle avec un texte répétitif qui nous fait assister à une série d’agonies qui se ressemblent fatalement (si l’on ose dire) assez vite – j’ai mal à la tête, je porte la main à mon cœur, je tombe, je meurs – le résultat est globalement positif.
L’écueil qui guette tout spectacle « amateur »[ii] tient évidemment à la qualité de l’interprétation. Même si les apprentis comédiens de l’Autre Bord subissent une sélection à l’entrée (celle-là même dont les étudiants contestataires de nos universités ne veulent à aucun prix… et contre toute logique), ils restent des amateurs. La maladresse se fait souvent sentir. Et la diction de certaines damoiselles qui se perdent dans les aigus n’est pas toujours irréprochable… Peu importe après tout. Les spectateurs n’attendaient pas un spectacle parfait. Ramené à sa juste proportion, on ne peut qu’être séduit par ses atouts, à commencer par la scénographie et l’usage très intelligent qui en est fait[iii], comme par la direction d’acteurs rigoureuse et exigeante qui se remarque en particulier dans les mouvements d’ensemble : on imagine facilement ce qu’il doit en coûter pour régler simultanément les positions et les gestes de 24 comédiens lorsqu’ils sont tous présents en même temps !
Les pièces jouées par des amateurs comme celles jouées par des collégiens ou lycéens révèlent presque toujours des tempéraments d’acteur qui sont autant d’heureuses surprises. Il faut admettre en effet qu’il y a des « comédiens-nés » qui nous paraissent aussi justes que s’ils étaient passés par le Cours Florent et autres conservatoires d’art dramatique. Bien dirigés, ils se montrent vite capables d’exprimer la vérité de leur personnage. Parmi les trois ou quatre qui se distinguent dans cette distribution, on retient en premier lieu la prestation d’un comédien naturellement doué d’une belle « voix de théâtre », qui démontre ici une impressionnante maîtrise. Dire un texte ne réclame pas seulement une bonne élocution et de la mémoire, le comédien rend crédible le vieillard désabusé qu’il est chargé d’interpréter. Et si l’on percevait parfois l’effort et l’émotion non jouée lors de cette « première » de la pièce (devant une salle bondée), cela devrait s’estomper au fil des représentations.
En fin de compte, si ces Jeux de massacre nous ont moins touché que Ne croyez pas que je ne l’aime pas cet enfant présentée l’année dernière par la même compagnie (texte plus fort, distribution plus resserrée), ce nouvel opus de L’Autre Bord se regarde avec plaisir et vaut donc le détour.
Au Théâtre municipal, Fort-de-France, du 3 au 5 mai 2018, puis « en communes ».
[i] 18769 exactement au 26 avril 2018. Cf. « La Cantatrice chauve recordwoman du spectacle », Le Figaro, 26 avril 2018.
[ii] Et nous en parlons en toute humilité.
[iii] Par exemple la visualisation des différences de classe, les riches littéralement en haut et les pauvres en bas.