« L’art humain est le petit-fils de Dieu » ( Citation de Dante )

Par Roalnd Tell —

La Martinique aime-t-elle l’art ? Le Conservatoire des Arts attend toujours sa deuxième pierre, quelque part à Fort-de-France. Hélas, il en va ici différemment de ce qui est à créer, et de ce qui est l’action de créer ! Voilà près de trente ans, que le projet en question attend de venir à l’existence. Si l’art relève du faire, la politique ne relève guère de l’agir. Aujourd’hui, à la Martinique, ne se nourrit-elle pas uniquement de projets, sans jamais produire d’œuvre propre ? Alors, le Conservatoire des Arts continue d’habiter dans l’esprit collectif, tel un mirage, auquel se livrent, d’année en année, les artistes martiniquais. Tout cela est vrai pour la peinture, la sculpture, l’architecture, mais aussi, en général, pour la culture et l’histoire. Où se trouve ici, pays natal du chantre de la négritude, quelque Mémorial Act, susceptible de rendre témoignage de notre mémoire collective ?

Aucune oeuvre de maçonnerie, aucun marbre de haute postérité, parfois même aucune statue, ne veillent aujourd’hui sur les heures et sur les temps de notre vie humaine. Comment questionner l’histoire, autrement que dans les livres ? La patience apprivoisée du peuple martiniquais ne pardonnera pas longtemps ces crimes contre l’art, et contre la culture ! Leur finalité à eux deux, n’est-ce pas de donner à voir, et à suggérer à l’âme du Martiniquais, et pourquoi pas à celle du touriste, des états et des tendances d’émotion, à permettre de mettre en ordre des concepts historiques, à construire des qualités de dignité humaine, bref à se doter d’un habitus inflexible – bien le plus cher contre le racisme.
Que les dignitaires du pouvoir en place ouvrent leurs yeux, et ouvrent leurs oreilles, devant tout ce qui se fait, et tout ce qui se dit, à propos d’art et de culture, s’agissant notamment du caractère essentiel de leur relation. Il faut donc produire vers ce qui est plus haut que la plage et le soleil pour le corps, il faut développer aussi, pour l’esprit, tous les aspects existentiels des choses saisies, par voies d’émotion et d’intelligence, en vue d’une certaine perfection intellectuelle, puisque l’art et la culture font partie intégrante des affaires humaines de la Martinique, et, à ce titre, tendent vers le dépassement de soi, et vers le talent créateur.

Le Conservatoire des Arts reste donc un idéal dynamique à mettre en oeuvre, pour enfin donner forme et réalité aux rêves de nos poètes et de nos artistes, sans oublier, au possible, voire au surplus, de lier l’art à l’utilité, en faisant une place méritée à nos artisans, au service, depuis toujours, de la vie humaine de notre Martinique. En effet, pourquoi pas, en un même lieu, beaux arts et arts de l’utile, se côtoyant, pour la libre affirmation de la personnalité des uns et des autres, leur relation commune à la beauté, ainsi que leurs réelles exigences de créativité de l’esprit ?

C’est à cette conquête du rêve et de la réalité, qu’il importe d’avancer, notamment pour rendre possibles des voies de formation, plus que jamais ouvertes, disponibles, à une nombreuse jeunesse, à l’intellect plus pratique, jusqu’ici frustrée de créativité. Il apparaît de plus en plus évident qu’un système éducatif, qui accorde une importance excessive à la première chance, au caractère intellectualiste des méthodologies, aux titres et aux diplômes, ne peut qu’entraîner une immobilisation des statuts socio-économiques, décourageant les vocations tardives, notamment celles des jeunes en échec, ne bénéficiant nullement d’un héritage socio-culturel privilégié. Ce faux humanisme universaliste fait obstacle à tout progressisme artistique et culturel.

C’est aussi pourquoi d’ailleurs, même l’enseignement technique et professionnel cherche de plus en plus à mimer l’idéologie du système dominant. Fasciné par cette idéologie, il veut être à la fois spécifique, et assimilé à l’enseignement général. De telles dissociations se traduisent par environ un tiers de chaque classe d’âge, renvoyé dans la vie active, sans aucune formation. D’où la recherche de réponses extérieures, tel – pourquoi pas ? – une section du futur Conservatoire des Arts, susceptible d’être, pour une partie de ces jeunes, un univers extrêmement motivant et inducteur, par exemple dans l’ébénisterie et la joaillerie, autrefois ici très florissantes et pourvoyeuses d’emplois, mais cependant avec de nouvelles démarches de formation, sur les deux plans des méthodes et des instruments.

Le tour de main de l’artisan, n’est-ce pas le mélange d’une perception et de gestes techniques, tels que celui-ci, porteur de formes, communique ces formes aux objets ? Le primat de la sensation visuelle – la vision créatrice – fait rejeter toute grammaire rationnelle de l’art, pour plus d’effort créateur de la main et des yeux, par le plaisir d’imiter, même si parfois la main tremble, pour ne retenir finalement que la connaissance réaliste, inhérente à la sensation vécue, donc aux différentes tâches à accomplir. Le jeune se trouve alors immergé dans la créativité, selon une praticité comportant des degrés : modeler ce que l’on veut faire, juger des moyens et instruments, enfin exécuter par des voies opératives, pour parvenir, à force d’actions à accomplir, et de créations d’objets, à plus ou moins long terme, à la science pratique de l’œuvre à faire. En tel cas, l’art n’apparaît-il pas comme une vertu particulière de l’intellect pratique, en vue du bien de l’œuvre produite, donc du bon ouvrage ? Progressivement, au fil du temps, viendra la recherche d’une participation originale de la beauté. Autre chose est l’action, autre chose est la création personnelle ! La règle céleste, consistant à engendrer dans la beauté, à la manière de la divine création, prendra peu à peu sa pleine signification, d’une infinité de manières différentes, comme la beauté elle-même ! Alors, au terme d’une carrière d’ébéniste ou de joaillier, d’artiste peintre – pourquoi pas ? – on pourra dire, comme Dante, que l’art humain est comme le petit-fils de Dieu.

ROLAND TELL