— Par Patrick Singaïny —
Nous n’avons pas toujours conscience que notre art du moucatage est une façon très fine d’exercer une liberté d’expression la plus grande possible. L’art du moucatage est une manière toute réunionnaise de se moquer, souvent dans l’irrévérence, parfois brutalement, mais sans heurter ni offenser. C’est ce que faisait et devrait continuer à faire Charlie Hebdo.
Cependant, la seule contrainte, ici, est d’avoir l’autre bien en face de soi. Tout se passe dans le regard échangé et dans le ton invoqué. L’œil est alors souriant, la bouche finit d’être dessinée par l’intention moqueuse pendant que le ton de la voix déploie l’écart entre ce qui est dit et comment cela doit être prononcé. La réussite du moucatage se constate alors dans l’effet produit : un rire partagé. Pendant un bref instant, une ligne se tend entre éclat de voix et fadeur d’un propos, le temps de cet échange amusé bien au-delà du verbe.
Charlie Hebdo a souvent réussi ses moucatages, non sans problèmes.
Cet instant entre le moucateur et le moucaté a failli se produire, quand en 2007, en plein procès, devant la 17ème chambre correctionnelle de Paris, dans un coin de couloir, Philippe Val –alors rédacteur en chef de Charlie Hebdo- rencontre à nouveau Dalil Boubakeur, recteur de la Mosquée de Paris. La connivence commençait à rapprocher les deux hommes, quand malheureusement les feux des caméras ont interrompu le tissage d’un lien ténu, donnant l’occasion à ceux qui voulaient que la joute continue d’exfiltrer rapidement le recteur. L’affrontement a eu lieu. La relaxe de Charlie Hebdo a été prononcée. Le camp d’en face a fait appel, et a été désavoué le 12 mars 2008, avec ce commentaire de la cour d’appel de Paris : « Les caricatures poursuivies, comme toutes celles qui figurent dans ce numéro de l’hebdomadaire, ont, par leur publication, participé au débat d’intérêt général sur la liberté d’expression. »
Nous, les intellectuels, dès au sortir du procès, aurions du exhorter avec plus de force et de conviction l’ensemble des citoyens à réfléchir collectivement à comment faire partager les valeurs de notre République en dépit des dissemblances culturelles et identitaires. « La France une et multiculturelle » que j’ai corédigé avec mon ami Edgar Morin, paru en 2012 –auquel l’actuel Premier Ministre avait participé-, traitait de front la question de la citoyenneté et des fractures républicaines. Nous pensions à l’époque que notre contribution avait été publiée trop tôt alors que, nous le savons aujourd’hui, elle avait surgi trop tard.
Nous, les Hussards de la République –les enseignants-, aurions dû nous organiser pour collectivement réagir et ancrer au cœur de nos enseignements la liberté d’expression et la distinction du fait religieux avec la chose religieuse. En d’autres termes paradoxaux nous aurions dû sanctuariser la laïcité issue de la loi de 1905 qui caractérise notre régime républicain. Même si L’Alsace, La Moselle, Mayotte, La Guyane, La Nouvelle Calédonie, Wallis et Futuna et la Polynésie sont dans l’exception.
Cependant, il faut bien reconnaître que l’entreprise ne pouvait qu’être difficile. Le principe de réalité de l’époque avait pris le dessus. Jean-Pierre Dubois, alors président de la Ligue des Droits de L’Homme –aujourd’hui son président d’honneur- ne déclarait-il pas : « Blesser, provoquer sciemment, c’est prendre la responsabilité de contribuer au choc des aveuglements, alors que le combat pour les Lumières passe au contraire par la distinction entre la critique, toujours libre, et l’injure ou l’amalgame, toujours méprisables. […] Tout cela ne relève pas de la censure ni de la correctionnelle, mais du débat démocratique. […] Liberté et responsabilité vont de pair. Démocratie et respect de l’autre aussi. » (« Liberté d’expression — Charlie Hebdo, le débat est légitime », 13 février 2007).
A la question d’un internaute, qui me demandait après avoir lu mon précédent article intitulé « Lettre à Riss, nouveau rédacteur en chef de Charlie Hebdo » si, au fond, je ne lui suggérais pas l’autocensure, j’ai répondu que, bien au contraire, j’encourageais, à travers mes propos, à ce que son équipe se surpasse pour être encore plus créatif. Face à ce qui est reçu au premier degré, il me semble qu’il faut opposer encore plus de finesse d’esprit et d’intelligence.
Le moucatage, surtout quand il se nourrit de critiques des croyances religieuses, ne fonctionne bien que s’il est exercé entre deux regards échangés. Réussir à le produire dans l’univers du dessin me paraît être aujourd’hui, dans un tel contexte, autant une gageure qu’un acte héroïque. Peut-être faudrait-il aussi que, parallèlement, les regards puissent s’échanger. L’esprit qui présidait à cette connivence de 2007 entre Val et Boubakeur devrait être retrouvé. C’est de l’humour que naîtra le sentiment d’être compris, de part et d’autre.
Patrick Singaïny.
23 janvier 2015