Le séminaire Soutenabilités s’est ouvert à la suite de la crise des Gilets jaunes, une crise profonde révélatrice d’un triple épuisement écologique, social et politique. Ce mouvement a mis en lumière la difficulté à penser ensemble la « fin du monde » et la « fin du mois ».
Il a révélé un conflit de soutenabilités : prise en compte isolément, la préservation de l’habitabilité de la planète peut amplifier les inégalités sociales et territoriales. Sur l’ensemble de ces enjeux, nous risquons de dépasser les limites de ce que nos sociétés et notre environnement peuvent supporter. Et sur l’ensemble de ces enjeux, nos politiques publiques peinent à apporter des réponses cohérentes et durables.
Comment rénover la fabrique de l’action publique pour faire face à ces dés croisés ?
Comment construire le référentiel d’une action publique soutenable, à même de sauvegarder le futur sans sacrifier les besoins du présent ?
Ce rapport propose de changer de méthode pour changer de cap. Il s’agit de rénover notre démocratie, de réapprendre à planifier pour « orchestrer les soutenabilités » et pour construire une action publique à la fois durable, systémique et légitime.
AUX ORIGINES DU RAPPORT
Organisme d’analyse et de prospective sur les grands sujets sociaux, économiques et environnementaux, lointaine héritière du Commissariat au Plan, France Stratégie conduit régulièrement des travaux de long terme en y associant des expertises diversifiées. Nombre de ses travaux passés ont déjà abordé la notion de soutenabilité, mais ces travaux n’envisageaient pas systématiquement les soutenabilités dans leur dimension plurielle et systémique.
De là le projet « Soutenabilités » – au pluriel – qui a mobilisé des chefs/-cheffes de projets venus de tous les départements de France Stratégie et de la plateforme RSE : économie, développement durable, numérique, travail, société et politiques sociales…. Un investissement au long cours porté par l’ensemble de l’institution.
DEUX ANS DE TRAVAUX :
– Des centaines de contributeurs et des milliers de participants aux séminaires organisés depuis février 2020 ;
– Une démarche pluridisciplinaire, associant économistes, politistes, géographes, ingénieurs, sociologues, historiens, philosophes, juristes, biologistes, professionnels de santé, acteurs de la société civile, élus, responsables publics, partenaires sociaux, etc. ;
– Des séances en partenariat avec des institutions expertes et des organismes de la société civile ;
– 3 cycles de réflexion, des podcasts
– et 5 Cahiers des soutenabilités publiés (novembre 2021)
– Un chantier participatif qui s’est adapté aux crises
– Un appel à contributions « Pour un après soutenable :
– «7 questions pour préparer demain » (avril 2020) et une synthèse des 450 contributions reçues (juin 2020) ;
– Un forum des plateformes pour mettre en discussion la synthèse avec six plateformes de consultations citoyennes (juillet 2020).
CONFLITS DE SOUTENABILITÉS : COMPRENDRE LES IMPASSES DE NOTRE MODÈLE
L’impact des activités humaines et de la croissance sur les conditions d’habitabilité de la Terre, l’anthropocène, n’est pas un fait nouveau. Ce qui l’est en revanche, c’est l’actualité du péril, l’intrication des enjeux et l’urgence à agir, pour nous et les générations futures. Climat, biodiversité, inégalités sociales, tensions géopolitiques :les dés sont interdépendants.
« Insoutenables », ces trajectoires accroissent à leur tour les besoins de protection de la population. Notre modèle de développement reposant sur une alliance entre croissance économique et progrès social semble avoir atteint ses limites. La croissance se heurte aujourd’hui à la multiplication des crises et aux limites physiques d’épuisement des ressources. Il semble donc difcile de trouver dans la croissance telle que nous la connaissons le remède au nuancement de la transition environnementale et à la résilience de notre système.
Nous savons que les coûts de l’inaction ne feront que croître, pourtant nous réagissons trop lentement et insuffisamment.
Déployer d’ici à 2050 une économie zéro carbone exige – même dans les scénarios les plus optimistes – des efforts de sobriété. Alors que les effets des bouleversements environnementaux se font déjà ressentir, les efforts pour les atténuer et s’y adapter auront de profonds impacts sur les modes de vie et de consommation. Ceux-ci ne seront pas acceptables par la population, notamment par les plus modestes, si les efforts ne sont pas équitablement répartis.
Cette imbrication des enjeux économiques, sociaux et environnementaux rend vaine l’idée de politiques publiques conçues du seul point de vue environnemental comme du seul point de vue économique ou social. Transition écologique, transformation de nos modèles de production et de consommation, adaptation de notre modèle social, sont à mener de front et ce, dans un contexte de grande défiance démocratique.
Or la puissance publique n’est pas armée pour résoudre ensemble ces « insoutenabilités ». Si les impératifs environnementaux sont progressivement intégrés à toutes les échelles – européenne, nationale, locale – les politiques publiques sont encore trop cloisonnées, peu articulées entre elles. Cela induit une dilution des moyens et une perte d’efficacité pouvant confiner à l’incapacité : c’est l’État français condamné en justice pour inaction climatique (jurisprudence Affaire du siècle et Grande Synthe).
L’APPROCHE PAR LES SOUTENABILITÉS : DE QUOI PARLE-T-ON ?
Le concept de soutenabilités apparaît le plus adapté pour concevoir une nouvelle grille d’analyse et d’élaboration de l’action publique de long terme. Il permet d’envisager des réponses plurielles et collectives pour répondre aux « besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. » La notion est également pertinente pour penser la prise en compte conjointe et cohérente des questions sociales, économiques, mais aussi démocratiques et institutionnelles. En utilisant le mot au pluriel, on prend au sérieux les interactions entre les crises, entre les défis, entre les risques. On s’oblige aussi à intégrer dans la conception de chaque politique publique des paramètres qui pourraient paraître éloignés de son objectif premier.
DES PRINCIPES CONSACRÉS DANS LA CONSTITUTION CHARTE DE L’ENVIRONNEMENT
Considérant : « Qu’afin d’assurer un développement durable, les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins ».
Article 6. « Les politiques publiques (…) concilient la protection et la mise en valeur de l’environnement, le développement économique et le progrès social. »
Si le climat doit évidemment être au cœur d’un nouveau pacte intergénérationnel
– l’Accord de Paris nous y oblige – il ne peut y figurer seul ni en constituer l’unique horizon. Sans justice ni progrès, les crises sociales – aussi, voire plus dures que celles de la n des années 2010 – se multiplieront. Sans choix, sans perspective pour les citoyens d’avoir leur mot à dire sur les options qui engagent leur avenir et celui de leurs enfants et petits-enfants, ces crises seront insolubles démocratiquement. L’enjeu, c’est de concilier la lutte pour la préservation de l’environnement avec nos préférences collectives : pas de TINA pour le climat1. Les chemins de l’indispensable décarbonation doivent être l’objet de délibérations.
UN RÉFÉRENTIEL POUR UNE ACTION PUBLIQUE DURABLE, SYSTÉMIQUE ET LÉGITIME
Concrètement, un référentiel, ce sont des outils, des procédures, des instruments, une culture… Le référentiel des soutenabilités, c’est celui qui permet de passer toutes les politiques au crible de trois conditions :
durable, systémique, légitime.
Des outils existent déjà, mais ils ne sont pas suffisamment intégrés à la fabrique de l’action publique. Réforme des études d’impact, meilleur usage des objectifs de développement durable et des nouveaux indicateurs de richesse, budget vert… tous ces instruments doivent être mobilisés pour évaluer les politiques publiques au regard de leur contribution à une plus grande soutenabilité sociale, environnementale et démocratique de long terme. C’est aussi un gage d’efficacité de l’action publique.
RÉINVENTER LA PLANIFICATION : LA STRATÉGIE NATIONALE DES SOUTENABILITÉS
Disposer des bons outils est nécessaire, mais cela ne suffira pas à assurer la réalisation des objectifs de soutenabilité. Il faut une volonté politique et une méthode pour y parvenir. Une planification renouvelée, prenant la forme d’une Stratégie nationale élaborée sur le fondement d’un cadrage politique – de type discours de politique générale – permettrait de lui donner corps.
Objet de délibérations citoyennes et parlementaires, la Stratégie nationale des soutenabilités servirait de carte à l’action publique sur le quinquennat. Elle permettrait de construire de nouvelles alliances avec les citoyens, les territoires et les entreprises. Nécessairement large, cette Stratégie pourrait s’articuler autour de l’impératif de décarbonation, dont la nature vitale, mais aussi l’horizon chiffré, daté et partagé justifie qu’il en constitue le socle, sans exclusive ni priorisation sur les autres objectifs de moyen terme. Consommer, produire et travailler, se loger, se nourrir, s’éduquer, se soigner, se déplacer pourraient en constituer les principales thématiques.
« Pour (re)penser et construire l’action publique face à de tels enjeux, il n’existe pas de logiciel de guidage dans lequel on pourrait se contenter d’entrer une destination à atteindre (…). Pour naviguer, avancer, rebrousser chemin si nécessaire, les pouvoirs publics ont besoin non seulement d’une boussole pour identifier la destination, mais surtout d’une carte qui permette de prendre du recul et d’embrasser du regard une vision d’ensemble, qui donne à voir non seulement les multiples chemins possibles, les temps de trajet, les « moyens de transport » alternatifs mais aussi, la topographie, les obstacles à contourner ou à intégrer, les étapes et les carrefours… Le concept de soutenabilités parait particulièrement adapté pour concevoir la légende d’une telle carte de l’action publique. »
PILOTER DES POLITIQUES PUBLIQUES SOUTENABLES : QUEL ORCHESTRATEUR?
Une feuille de route construite démocratiquement et des outils idoines n’y suffiront pas. Pour assurer l’intégration des soutenabilités dans la fabrique des politiques publiques, il faut un pilote, en l’espèce « un orchestrateur » pour mettre en cohérence des partitions aujourd’hui jouées en silo.
Orchestrer les soutenabilités, c’est garantir la cohérence d’ensemble de l’action publique et assurer sept fonctions clé, articulées autour du cycle de vie de la Stratégie nationale des soutenabilités :
– l’instruction, la préparation et le suivi de la Stratégie nationale : l’orchestrateur traduirait la stratégie en objectifs partagés et indicateurs soutenables; il en assurerait le suivi et préparerait la présentation annuelle de l’état d’avancement de la Stratégie devant le Parlement ;
– le conseil au gouvernement et la formalisation des arbitrages : l’orchestrateur alerterait « en temps réel » sur les risques d’insoutenabilités et les potentiels conflits de cohérence entre politiques ;
– la prospective et l’expertise : l’orchestrateur coordonnerait des exercices de prospective en s’appuyant sur la production existante; il exploiterait les résultats de ces exercices pour animer le débat public, conseiller le gouvernement et préparer les arbitrages; il constituerait une méthodologie commune pour favoriser la déclinaison territoriale et sectorielle des scénarios nationaux ;
– l’élaboration des feuilles de routes et la coordination : l’orchestrateur accompagnerait les administrations dans la rédaction de feuilles de routes cohérentes avec la Stratégie nationale ; il faciliterait son appropriation par les différents échelons territoriaux ; il compilerait les données de suivi de ces feuilles de route ministérielles et territoriales an de s’assurer de leur convergence vers les objectifs de la Stratégie nationale ;
– les « Points de contrôle » et évaluations in itinere : lois et décrets pourraient avoir à faire la preuve de leur compatibilité avec la Stratégie nationale ; l’orchestrateur pourrait donc contribuer à conduire des études d’impacts permettant de faire cette preuve ;
– l’animation du débat public : l’orchestrateur serait garant de la participation du public et des « bonnes » parties prenantes aux grandes décisions sur la Stratégie ; symétriquement, il s’assurerait de la transmission aux décideurs des résultats des concertations citoyennes ;
– la formation et la documentation : l’orchestrateur constituerait un centre de ressources pour documenter les enjeux de soutenabilités, former et outiller les agents publics; il diffuserait des publications et créerait de la méthodologie pour favoriser la transversalité et construire des pratiques communes.
Beaucoup d’acteurs sont déjà mobilisés aujourd’hui sur certaines de ces missions. L’enjeu est de réinventer avec eux une nouvelle orchestration. Ses fonctions n’ont pas vocation à être remplies opérationnellement par un organisme unique, mais devraient être coordonnées et articulées par un pilote clairement identifié.
1. (There Is No Alternative)
Source : https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2022-soutenabilites-dp.pdf