— Par Fernand Tiburce Fortuné —
L’Art et le Sacré
La commune du Robert (Martinique –Caraïbe) avait organisé, il y a quelques années, une rencontre d’artistes martiniquais, autour d’un thème difficile, mais auquel tout créateur doit être un jour confronté : l’Art et le sacré. Dumas JEAN-JOSEPH (DJJ) avait exposé « Voyage céleste ». Cette œuvre est une véritable étreinte, sobre, dégagée de toute fantaisie de couleur. La lumière y est forte, suggérée par un soleil zénithal, puissant comme une idée unique, comme la Vérité révélée.
Le personnage, totalement anonyme, dépouillé de signification apparente, est immense espérance et grande dévotion et on le sent habité par une spiritualité forte à laquelle il ne semble pas être soumis, mais qu’il porte haut, en adoration, pour un partage en devenir.
C’est donc, délibérément, loin de la munificence du vitrail, loin de l’éblouissement des enluminures sacrées, loin de l’explosion des couleurs de nos paysages, que DJJ a concentré sa pensée, notre pensée, vers un point invisible en chacun de nous, chacun dans notre inconscient ayant sa part et sa définition du sacré. Ce point central, invisible et en même temps finement dévoilé dans l’œuvre, est ce lieu, où, pour l’offrande, nous joignons nos mains afin de recevoir cette lumière qui va éclairer nos propres cheminements vers un sacré universel. Vers ces grands fondamentaux qui justifient notre humanité unique dans le divers, et exigent de reconnaître l’autre en nous, qui porte aussi en puissance la même idée du sacré que nous-même.
Alors, devant une telle sublimation de l’Homme, comme valeur primordiale de la sacralité, on peut se demander si DJJ ne retrouve pas ses inquiétudes, ses questionnements, s’il ne cultive pas ses doutes en abordant franchement l’aspect religieux du sacré, avec deux œuvres méconnues (1996/1998) du grand public. Son Christ en croix en fer forgé, assemblage de matériaux d’emprunt les plus divers, et d’autre part son tableau, peint à l’acrylique, qui représente la scène, mille fois reproduite, transformée, interprétée de la crucifixion du Juif, Jésus de Nazareth sur le mont Golgotha.
Dans les deux cas, celui qui deviendra le Christ a les mains, de grandes mains ouvertes à l’extérieur de la croix du supplice commun de l’époque. Les clous n’ont pas percé les paumes de la main, bien qu’elles soient ensanglantées dans le tableau, ces clous de l’histoire fixent les poignets, alors que les bras sont attachés à la croix. Et pour la chevelure, on ne sait pas si DJJ a voulu représenter les cheveux crépus du nègre ou la couronne d’épine. Notons que dans les chefs d’oeuvre de Grands Maître italiens sur le sujet, la couronne d’épines n’est pas systématiquement représentée.
DJJ continue d’exploiter la construction géométrique dans ses œuvres.
Le Christ en fer forgé est représenté dans deux triangles invisibles renversés, ayant pour base la branche horizontale de la croix. Le premier triangle a son sommet au niveau du cœur du Christ et l’autre plus grand au niveau des pieds.
Dans le tableau, le triangle, bien réel, suggère une pyramide et apparaît comme un élément important dans la composition de l’oeuvre, pour son équilibre et le symbole. A la base de cette pyramide, dont le sommet est aussi le cœur du « sacrifié », il y un autre mouvement, une autre dynamique de la mise en beauté de l’oeuvre : Ce ne sont pas Marie et les autres bien connus de cette passion qui sont rassemblés, c’est nous-mêmes, les Nègres de Martinique (voire, tous les Nègres !). L’élan est visible et les mains, les bras des deux femmes, tout éclairées d’une lumière pâle, semblent à la fois prier Jésus et le soutenir physiquement. Bien entendu, ces triangles que nous lisons comme des pyramides nous font décrypter en filigrane, deux messages de DJJ : la période de formation de Jésus en Egypte et l’élévation de l’esprit.
Le Christ en fer forgé : une solitude écrasante :
Les proportions choisies par DJJ pour composer son oeuvre sont à l’évidence faites pour séduire et donnent à l’ensemble un équilibre majestueux, malgré des bras disproportionnés ou plutôt généreux. Symboliquement, les mutations, transmutations, l’alchimie de l’eau du fer et de l’air en contact avec la pensée créatrice, qui rassemblent tant de matériaux divers récoltés ça et là, de vrais rebuts, concrétisent ce que DJJ a toujours affirmé : l’artiste à un moment, est un être détaché du monde ».
C’est pourquoi, pour accomplir une telle œuvre, DJJ a dû se retrouver seul, un jour, face à sa conscience, debout devant les turpitudes du Monde, imaginant l’infini, se questionnant sur sa propre finitude.
A quoi pense DJJ, quelle souffrance dort-elle en lui qu’il veut chasser, quand il fixe les clous, non aux mains, mais aux poignets? Pourquoi libère-t-il ainsi les mains ? Ces mains disent-elles une pawol, libèrent-elles un message, livrent-elles une dernière pensée que DJJ va capter et garder à jamais pour lui ?
Et on aime à imaginer DJJ face à ce Christ-là, face à son Christ, dans une grande solitude, où à chaque soudure, à chaque coup de marteau, à chaque coup de scie, à chaque idée qui émerge pour la continuation de l’œuvre, son imaginaire parcourt lentement le problème de notre existence, le problème de notre éventuelle prédestination, et celui, majeur pour l’artiste, du sens de l’œuvre.
Ce Christ-là, le sien, cette œuvre très personnelle, est fruit d’une réflexion que l’on retrouvera par la suite dans le tableau. Ces bras démesurés sont comme dans « Voyage Céleste », ils semblent accueillir et dire « Venez à moi ». Ces bras disent que Jésus porte encore la croix, sa croix. La tête est relevée, droite, semble assumer le destin promis, le « sacrifice» consenti pour l’amour du prochain. DJJ ne répète pas, ne veut pas répéter, dans cette œuvre, la terrible question « Père pourquoi, m’as-tu abandonné ? ». Ce Christ-là, la tête haute, fait face, fait front, il sait que sa mort, sa passion seront le départ, la fondation, voire le fondement de sa gloire à venir. Son corps ne semble pas souffrir le martyre. Il est vertical au sens où il est déjà ailleurs. La poitrine est largement offerte en partage, le cœur ne saigne pas. Cette œuvre loin de la multitude, des lamentions, de la fureur du Temple et du cliquetis des épées romaines, impose par son silence, nous convoque à entendre aussi celui qui habite l’artiste, au milieu du bruit de la ferraille et du poste à souder.
Le silence, oui !
Mais cette œuvre frappe aussi par l’absence de lumière. Elle est volontairement sombre. Il n’y a là ni marbre, ni acier brillant, ni tôle inoxydable, ni aluminium sur lequel viendrait jouer le soleil. Où sont les yeux ? Ils brillent vers l’intérieur. Le dépouillement total. Aussi la poétique qui se dégage de ce travail de DJJ, s’adresse-t-elle à l’esprit (à l’âme, c’est selon?). Il est impossible de s’évader de cette œuvre, d’égarer son esprit, de s’éparpiller en tous sens (en tous sens?), car DJJ veut nous faire accéder à l’Un, tout comme il le fait avec tous ces matériaux divers et hétéroclites (de croyants ?) dans l’absolue unité de l’oeuvre.
Il n’y a aucune douleur dans cette oeuvre qui semble être un prétexte pour DJJ de se rassembler lui-même et de faire le point sur les questions éternelles : D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?
Ses propres interrogations, ses propres doutes, il les a fixés, figés dans son Christ solitaire, il les a gravés là, indestructibles, indélébiles, irréversibles, éternels, comme un contrepoids à une mémoire oublieuse, ou à un imaginaire vite lassé des questions fondamentales et repu du bonheur immédiat de la vie. Chaque jour qui a passé, DJJ a dû croiser, chez lui, par hasard ou volontairement ce Christ-là, pour que sa propre vérité se redresse, verticale, comme son oeuvre elle-même.
Le Christ et son Eglise :
Tout autre est le tableau à l’acrylique qui représente le Christ le jour de la crucifixion sur le Golgotha. DJJ dit à sa manière le début d’une révolution des idées et de la religion, en reprenant et en les revisitant, les récits chrétiens originels et popularisés par les diverses Eglises.
D’abord, la couleur, la lumière, pour changer de tonalité et faire comprendre d’emblée que la joie sera au rendez-vous.
Ensuite la présence, bien que très discrète, des deux autres larrons suppliciés du jour, pour un rattachement à l’Histoire.
Puis la foule en adoration, en supplication, pour dire une Eglise qui rassemble autour d’une nouvelle espérance.
Et encore, pour parler du Pays-Martinique et de sa foi, cette foule qui est nous-mêmes, une partie du Peuple martiniquais, la partie la plus humble, sortie presque des champs, de l’usine du bureau.
Enfin la composition – lignes, courbes, triangles, cercles, spirales- tout à fait remarquable et qui est une pawol en elle-même.
Ici, DJJ, n’est plus dans la solitude, il est en partage de souffrance avec ceux qui espèrent ou ne veulent pas désespérer. La toile est, comme dans « Voyage céleste », éclairée en son centre. C’est dire si DJJ balise bien le chemin pour nous diriger vers le visible tout en laissant –supposons-le- ça et là dans l’œuvre des repères pour accéder à une autre lumière.
Ici, le Christ est cassé, brisé, anéanti, accablé et correspond pour ceux qui sont à ses pieds, au bas de l’échelle, au plus profond du désespoir, mais au plus haut de l’espérance, à l’imagerie chrétienne et au dogme deux fois millénaire. Il est encore un homme, abattu, et dans le tableau c’est la croix qui le porte, le supporte.
Cette toile est comme une Cathédrale. C’est la communion qui est ici recherchée. Le salut pour la Communauté en prière. DJJ évoque ici la religion et la relation la plus immédiate à la prière. Cette toile, c’est le dimanche à la messe. Il n’y pas là un conclave entre soi et soi-même pour trancher sur les grandes questions religieuses et (ou) philosophiques. La souffrance est offerte ici en pleine lumière, dans une chair blessée dont la douleur est immédiatement accessible à la multitude. Ici, le silence est ailleurs, dans un respect pour celui qui, à l’évidence dans ce tableau, est totalement perdu : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? ».
Pour d’autres qui dépassent l’immédiateté du corps réduit à la souffrance physique, commence le vrai questionnement à partir de ces mains, de ces paumes largement ouvertes, de ces bras ficelés. C’est là que DJJ nous attend. Son Mystère se joue là !
Que cherchent-ils ces mains et ses doigts démesurés ? Que cherchent-ils à saisir, une dernière fois ? Que cherchent-ils à saisir pour la dernière fois ? Que cherchent-ils à retenir avec le dernier soupir ? A quoi veulent-ils s’agripper ? A la réponse du Père ? A quel ultime espoir ?
Cet espoir est-il contenu dans l’œuf, baigné de lumière, que l’on croit discerner dans cet ovale qui entoure le corps démembré du Christ qui ne comprend pas pourquoi il est sacrifié et ne sait pas encore quels millénaires vont courir à partir de sa mort? Cet œuf est-il cette nouvelle matrice pour une autre vie ? Est-ce cette matrice, en plein soleil, que doivent d’abord voir ceux qui, en bas, invoquent, supplient, pleurent et prient.
Il nous semble que le mystère qu’introduit DJJ à la Passion du Christ avec sa propre mise en scène, ajoute encore à la dramaturgie en rendant plus poignant l’instant fixé sur la toile, et a pour but d’émouvoir plus vivement quiconque partage de telles convictions religieuses.
Ces deux œuvres, apparemment, différentes, nous posent la même question. Quel chemin de croix se termine ici avec ces deux Christ, que nous regardons comme la dernière station, la quatorzième ?
Le Christ en fer forgé, retient, en dernier lieu toute notre attention. Ce Christ a regardé DJJ qui n’a pas tremblé. Ce Christ tel que nous le voyons a-t-il été « saisi » par l’artiste à ce moment où il se détache du monde, dans un moment de grande solitude et aussi de sérénité, où plus aucun bruit n’est perceptible; à ce moment où arrive lentement le crépuscule et que les questions ne sont plus des défis à relever, car on est face à la Vérité ?
Fernand Tiburce FORTUNE
Ancien Président du Groupe Fwomajé
Paris, le 10/08//2009