— Par Faouzia Zouari, présidente du Parlement des écrivaines francophones (PEF) —
Attendu que ce pays a vu éclore tant de pensées offertes au monde, tant d’écrits à résonance universelle, il est normal que notre appel y trouve sens.
Attendu qu’une pensée doit rejoindre un lieu, la nôtre a jailli ici, comme si elle ne pouvait trouver ailleurs racine et ancrage. Attendu que ce pays est une île et que vers les îles convergent les égarés de toutes les mers.
Attendu que chaque petite poignée de cette terre semble contenir le limon de toutes les terres et qu’une main semble y avoir semé les gènes de l’humanité tout entière. Ici, nous sommes à la porte de la Martinique. Le lieu du « Tout Monde » aurait dit Glissant.
Ici, où la grande Histoire s’est faite histoires au pluriel, migrations continuelles, forcées ou volontaires, prisons sans fenêtres et frontières illimitées.
Ici sont passés peuples et ethnies, hommes et femmes poussés sur ces rivages, libres ou enchaînés, conquérants ou vaincus, laissant leur vie derrière eux, tenant dans le creux de la main, obstinément, une graine d’avenir à semer, une ligne d’horizon à dessiner.
Tout s’est superposé, en strates, souffrances sur souffrances, mais aussi, lumières sur lumières, celles qui viennent soudainement éclairer le monde d’une parole réparatrice sur les fers à briser, les libertés à priser.
Attendu que sur cette île, le passé a tissé des appartenances multiples et tant de possibles,
L’urgence d’écouter notre parole de femmes
Attendu tout cela, nous, en tant que femmes issues de plusieurs pays, voulons aujourd’hui, à partir de la Martinique, nous adresser au reste du monde. Dire l’urgence d’écouter notre parole de femmes. Dire que nous pouvons être une solution au monde.
Pourquoi ? Il suffit de regarder autour de vous. Ce monde aliéné par toutes sortes de folies, meurtri par les guerres, malade de ses crises, ses dérives technologiques, sa misère, son saccage de la nature, et ses réclusions identitaires. Est-ce la faute des femmes ? Non !
Et Regardez-nous, les femmes, justement. Longtemps privées de parole, écartées, en butte à la violence, au mépris. Si l’humanité fut réduite au monologue de l’Occident, comme l’a dit Senghor, il faut rappeler qu’elle fut réduite également au monologue masculin. Une humanité dans laquelle les voix féminines ont été empêchées, muselées, au mieux, ignorées, rendues inaudibles par le brouhaha des hommes.
Il ne s’agit pas tant de demander d’autres droits à octroyer aux femmes que de poser la question de leur pouvoir à réparer le monde et de l’urgence de cette réparation. Réparer le monde, c’est-à-dire le penser autrement, le libérer de ses démons, lui éviter le pire qui s’annonce.
Oui, de la Martinique, les femmes proposent : non pas le énième combat pour la cause des femmes, non pas des mesures d’égalité ou de justice pour elles-mêmes — dont beaucoup tardent à venir —, mais un combat pour la cause du monde. Un combat qui s’achève dans la raison du Monde.
Alors, réfléchissons au postulat d’une esthétique et d’une pensée, féminines comme réponse et solution. Une esthétique qui fasse advenir le féminin en chacun de nous, hommes ou femmes.
Il nous faut donc nous engager dans ce travail. Celui que Marijosé Alie a déjà commencé ici, en Martinique. Ce travail qui consiste à combler les non-dits de l’histoire, libérer les mémoires pour les réconcilier. Partir certes du passé, non pas pour s’y laisser piéger mais pour s’ancrer dans l’avenir. Rompre avec les discours victimaires, sortir un peu de Césaire, osons le dire, pour en finir avec le décompte des décombres et donner à la parole du même Césaire son prolongement, plus que jamais nécessaire. Inaugurer une nouvelle ère par et avec les femmes, c’est réhabiliter les dignités, affirmer la nécessité du vivre-ensemble, procéder à des réajustements politiques et des rééquilibrages de nos sociétés, préserver demain, tout simplement.
Vous l’avez compris, Il ne s’agit pas de prendre la place des hommes. Il ne s’agit pas de ressentiment vis-à-vis d’eux. Il s’agit de donner aux femmes la place qui leur revient dans la résolution urgente des problèmes du monde ; non pas d’exclure l’autre sexe, mais de montrer en quoi le féminin peut générer, préserver, se faire un territoire où la vie appelle la vie, la préserve, la prolonge. Il s’agit de produire de l’universel. Voilà un mot clef. À cette différence que nous ne verrons plus l’universel, à la manière de Césaire, « comme un approfondissement de notre propre singularité », nous le verrons comme la singularité d’un féminin se définissant d’abord comme un approfondissement de l’universel en chacun de nous.
De la Martinique, nous aurons formulé ce discours, ce point de vue, cette proposition qui pourrait essaimer partout, faire réfléchir, convaincre. D’ici, de cette mer nous jetons cette bouteille pour les générations futures. Avec ce message sous forme de question : Et si le nouvel Homme, celui qui sauvera l’humanité, était une femme ?