— Par un Collectif —
Suite à une séparation, les parents qui n’ont pas la garde de leurs enfants s’appauvriraient-ils davantage que les parents gardiens ? C’est ce que montrerait une étude réalisée par Pierre-Yves Cusset et Mahdi Ben Jelloul, publiée le 18 juin, et dont de nombreux médias ont repris les conclusions sans en interroger la validité. Or, ce constat pour le moins surprenant va à l’encontre de tous les résultats statistiques sur l’évolution des ressources des parents suite à une séparation : sans exception, ils montrent un appauvrissement bien plus fort des parents gardiens (qui sont la plupart du temps les mères). Le contraire serait étonnant pour celles et ceux qui ont en tête les données sur la pauvreté des familles monoparentales, composées à 85 % d’une mère et de ses enfants. En revanche, il réjouit les associations de pères, qui se sentent légitimées dans leur croisade contre une justice qui servirait avant tout l’intérêt des « bonnes femmes ».
Malgré ses atours de scientificité (à grand renfort de chiffres) et son apparence de sérieux (elle provient du Commissariat général à la stratégie et à la prospective – France stratégie -, organisme rattaché au Premier ministre qui fait des recommandations au gouvernement), le constat présenté à partir de cette étude est donc faux. Il ne repose en effet sur aucune enquête empirique, sur aucun recueil de données réelles. À partir de situations fictives, il propose une simple simulation fiscale (comme on peut estimer le niveau de ses impôts sur internet).
Le « coût » d’un enfant
« Il a fallu émettre un certain nombre d’hypothèses, nécessairement discutables », reconnaissent d’ailleurs les auteurs de l’étude. Effectivement, la simulation suppose que les juges respectent le barème des pensions alimentaires défini par le ministère de la Justice, alors qu’en réalité, concèdent les auteurs, « le montant fixé par le juge est en moyenne légèrement inférieur à celui qui découlerait du barème ». Il part également du principe que les pensions alimentaires sont effectivement versées. Cela est pourtant loin d’être toujours le cas : selon une étude publiée en février 2015 par l’Institut national de la statistique et des études (INSEE) et l’Institut national d’études démographiques (INED), aucune pension n’est déclarée à l’issue d’un divorce sur deux, laissant entrevoir un taux de non-paiement significatif – considérant que la Justice fixe une pension alimentaire dans deux divorces sur trois, d’après les chiffres publiés par ce ministère en janvier 2015.
En outre, les auteurs choisissent d’ignorer plusieurs impôts et sources de revenu (du capital notamment). Mais surtout, la simulation est centrée autour d’une hypothèse totalement arbitraire sur ce que serait le « coût » d’un enfant pour le parent gardien et le parent non-gardien : les auteurs reconnaissent l’emprunter à une étude portant sur… les séparations en Australie au début des années 2000. Changez un dixième, ou même un centième des coefficients utilisés dans leur modèle sur la foi de cette étude, et le modèle vous dit tout autre chose…
Que nous montrent les statistiques réelles sur les vrais couples qui se séparent effectivement dans la France contemporaine ? D’abord que les femmes s’appauvrissent nettement plus que les hommes après une séparation. L’étude déjà évoquée de l’INSEE et de l’INED montre que le niveau de vie des femmes ayant divorcé en 2009 a baissé en moyenne de 20 % un an après la séparation, contre 3 % pour les hommes (et 35 % d’entre eux se sont mêmes enrichis !). Ces données-là ne sont pas simulées mais bien réelles : ce sont celles récoltées par le fisc (déclaration sur les revenus et taxe d’habitation).
Sacrifices de la femme
Les enquêtes statistiques montrent également que l’appauvrissement relatif des femmes à cause de la prise en charge des enfants est un phénomène qui commence avant la séparation… En France, les femmes en couple gagnent aujourd’hui 42 % de moins en moyenne que leur conjoint (INSEE). Pourquoi ? En grande partie parce que les femmes, pendant leur vie conjugale et après, consentent d’importants sacrifices professionnels pour s’occuper des enfants : temps partiel, impossibilité de faire des heures supplémentaires, interruptions d’activité, « choix » de carrières et de postes moins chronophage, etc.
Ces sacrifices continuent après la séparation lorsque les mères ont la garde des enfants. C’est pourquoi la notion restrictive de « coût de l’enfant » mobilisée par Cusset et Ben Jelloul a fait l’objet de critiques qu’ils ne prennent pourtant pas en compte. Citant la même étude australienne, l’économiste Alain Jacquot remarque ainsi que « si on prenait aussi en compte le manque à gagner pour le parent gardien contraint de réduire son activité professionnelle pour assurer la garde, la pension alimentaire »équitable » deviendrait plus élevée ».
Et l’appauvrissement des mères serait sans doute plus marqué encore s’il était mesuré plusieurs années après la séparation, quand se soldent les comptes de l’ensemble de la carrière et des droits à la retraite. Mais ce coût d’opportunité de la prise en charge du travail parental n’est jamais comptabilisé, ni avant, ni après la rupture. Et si France Stratégie tentait plutôt de mesurer ce phénomène, pour l’intégrer dans le calcul des pensions alimentaires et des prestations compensatoires ?
Signataires :
Céline Bessière est maîtresse de conférences, Université Paris-Dauphine, Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (IRISSO)
Benoit Coquard, doctorant, Université de Poitiers, GRESCO
Sibylle Gollac est chargée de recherches, Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Cultures et sociétés urbaines (CSU), Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CRESPPA)
Aurélie Fillod-Chabaud est attachée d’enseignement et de recherche, Université de Bourgogne, Institut de recherche sur l’éducation (IREDU)
Wilfried Lignier est chargé de recherche, CNRS, Centre de sociologie européenne (CSE)
Muriel Mille est postdoctorante, CNRS, Centre Maurice Halbwachs (CMH)
Julie Minoc est doctorante, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ), Printemps
Sabrina Nouiri-Mangold est doctorante, Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), CMH
Hélène Steinmetz est maîtresse de conférences, Université du Havre, Identité et différenciation des espaces, de l’environnement et des sociétés (IDEES)
Tous membres du Collectif Onze, qui rassemble des sociologues travaillant depuis 2008 sur le traitement judiciaire des séparations conjugales. Ce collectif a publié l’ouvrage Au tribunal des couples. Enquête sur des affaires familiales, Odile Jacob, novembre 2013