— Par Joël Des Rosiers —
Le poète Anthony Phelps fut une voix supérieure à la manière du peintre québécois Jean-Paul Riopelle qualifié de « trappeur supérieur » par André Breton, le premier admirateur du premier Césaire. Céramiste, chimiste de formation, potier autant que poète, Phelps rencontra dans les contrées boréales des héritages artistiques et culturels autochtones qui ne purent que vivifier son œuvre. Le souffle phelpsien fut happé par les territoires nordiques, vastes espaces qui fournissaient une cohérence continentale américaine à l’insularité caraïbe. Écopoétique où le poète de l’exil manie « une langue de sel / sur des peaux de cartographe ».
Si Phelps prie désormais aux pieds des « Arbres de glace / Blanches morsures / têtes caraïbes sous le coupe-coupe du froid », il chante aussi les nouvelles réjouissances de l’épluchette de blé d’Inde, l’autre nom du maïs sucré au Québec. Ce sont des épis aux cheveux blonds dont les feuilles vertes font l’objet d’un effeuillage au cours d’un rassemblement traditionnel sous la lumière du mois d’août. Or cette céréale, originaire de l’Amérique du Sud, était cultivée depuis 3000 ans par les Autochtones, hommes et femmes de maïs de la Caraïbe :
quelle fête à danser en neuve résidence
où répondre présent à la voix du maïs
(Même le soleil est nu, 1983)
L’expérience de l’exil, à la fois géographique et intérieur, imprègne l’écriture de Phelps d’une quête de réconciliation entre l’homme et son environnement. Dans ses poèmes, la nature n’est pas seulement un décor, mais un espace de mémoire et de résistance. Les paysages insulaires, avec leurs montagnes, leurs rivières et leurs arbres, deviennent des lieux de réminiscence, tandis que les hivers québécois et les vastes étendues nordiques offrent un contraste saisissant, symbolisant à la fois la rupture et la possibilité d’une nouvelle appartenance.
Le poète, l’être métaphorique, auquel j’ai l’honneur de rendre hommage aujourd’hui se trouve, comme tout artiste parvenu au faîte de son œuvre, libéré des consonances de l’histoire personnelle. C’est la vérité de notre temps qui transparaît dans l’œuvre. Ainsi une œuvre, née au mitan du XXe siècle, dans les affres d’une dictature, se projette-t-elle dans le troisième millénaire parce que le poète, prenant pied sur les fleuves et les vallées d’un territoire du Nord, le Québec, a su infléchir la tournure brutale des utopies modernistes en symboles de l’absence. Pourtant, le poème et le crime constitutif des entreprises de décolonisation du siècle dernier procèdent du même mouvement, du même ensauvagement, du même lyrisme révolutionnaire. Ce crime fondateur et initiatique, Anthony Phelps l’a pressenti et ce pressentiment subordonné à la colonisation – le maniement de la langue française ou encore le langage redevenu signe – hante sa poésie comme un secret.
Par je ne sais quelle sublime poussière, précipitée sur tout, dont la légèreté ne saurait être ignorée, Anthony Phelps et moi partagions un fait symbolique, héritage historique de l’Armée indigène. Nos deux aïeuls, le général Bonnet et le colon révolutionnaire, officier devenu le général Nicolas Malet dit Bonblanc, furent réunis autour de la même table, parmi les signataires de l’Acte d’Indépendance d’Haïti. Programme politique et poétique dont on aurait dû s’attendre qu’on ne brûlât pas les étapes. Est-ce commettre un anachronisme que de créditer ces deux Pères de la patrie d’une infaillibilité lumineuse puisque, par anticipation, leurs descendants allaient prévenir la fatalité de l’oubli à l’égard du passé ? La poussière du temps est un précipité et c’est là qu’elle recoupe le langage – le langage n’étant qu’idées floues, de celles qui, à peines assez lourdes parmi toutes les pensées du monde, ne peuvent rester en l’air et viennent se déposer sur tout, jusqu’à ce que légèrement, même si pas tout à fait, elles obscurcissent tout.
Sur les brisées du voyage initiatique de l’écrivaine québécoise Reine Malouin en Haïti en 1938, c’est dès 1948 que Anthony Phelps entreprend une correspondance avec la poète québécoise Rina Lasnier, grande fervente de la négritude de Senghor. Les encouragements de cette dernière conduiront Phelps à faire un premier séjour au Québec en 1951 à l’École des Beaux-Arts où il apprend les métiers de la céramique. De retour en Haïti en 1953, où il publie ses premiers recueils, Anthony Phelps participe à la défense et l’illustration de la littérature québécoise en faisant connaître par la radio les œuvres des écrivains tels que Rina Lasnier, Yves Thériault, Pierre Perrault, Anne Hébert. Après un séjour dans les geôles de la dictature terroriste, le poète reprend le chemin de l’exil et se réfugie au Québec en 1964. C’est là qu’il se réunissait, en batèche de batouque, entouré de Gaston Miron et de nombreux poètes de la modernité québécoise, au bistro Le Perchoir d’Haïti pour des lectures et des débats. Il fait paraître Points cardinaux, suite poétique en hommage à Montréal. Ces initiatives rendent la fraternité poétique réalisable et permettent la naissance, en terre québécoise, d’une esthétique de l’exil.
Selon l’étude d’Élyse Guay parue en 2015 « Anthony Phelps s’installe à Montréal cette année-là et ses camarades du groupe Haïti littéraire le rejoignent rapidement (Serge Legagneur, Roland Morisseau et, un peu plus tard, les plus jeunes Émile Olivier et Jean-Richard Laforest). Pendant la décennie soixante, ces fractions artistiques haïtiennes s’illustrent au Perchoir d’Haïti, un restaurant-bar situé sur la rue Metcalfe, tout près de l’Université McGill. Fréquenté par la bohème montréalaise, le Perchoir accueille des écrivains et artistes de toutes origines devenant un lieu de rencontre et, du même souffle, un tremplin pour les poètes Anthony Phelps, Gérard Étienne, Gaston Miron – qui baptise le groupe : « Batèche batouque » –, Michel Beaulieu, Claude Péloquin, Denise Boucher, Patrick Straram, Gilbert Langevin, Nicole Brossard, Paul Chamberland, Raôul Duguay et Juan Garcia. Au début des années septante, les écrivains haïtiens ont donc un fort ancrage à Montréal.
Hérard Jadotte, un intellectuel, éditeur, écrivain et ami de sa famille en Haiti vient s’installer à Montréal. Ce dernier a fui le régime duvaliériste, tout comme une centaine d’autres créateurs professionnels, en choisissant d’aller travailler en Afrique. Doté d’une solide formation universitaire, Jadotte émigre à Montréal, à la fin des années soixante (1969-1970), et fonde Nouvelle Optique (1971-1973), une revue d’obédience marxiste « proposant des analyses de la situation haïtienne ainsi que de nouvelles pistes pour lutter contre le sous-développement», avec Karl Lévêque, Cary Hector, Jean-Richard Laforest et Colette Pasquis, auxquels se joindront par la suite Claude Moïse, Anthony Phelps et Émile Ollivier. Lors de la transformation de la revue Nouvelle Optique en maison d’édition, Jean Jonassaint contribuera à l’entreprise de Jadotte en l’ouvrant davantage sur le monde.
C’est également à cette époque, à la mi-temps des années soixante- dix, que Jonassaint se rapproche d’Anthony Phelps et d’Émile Ollivier, dont les nombreuses discussions partagées avec ce dernier, portant sur la littérature haïtienne en diaspora et le contexte culturel québécois, mèneront entre autres au recueil d’entretiens publié par Jonassaint en 1986, Le Pouvoir des mots, les maux du pouvoir : des romanciers haïtiens en exil, d’où surgira la première formulation du concept d’« écriture métisse » ( Émile Ollivier) au Québec, théorisée plus tard en « écritures migrantes et métisses » par Robert Berroüet-Oriol et Robert Fournier. » (Guay, Élyse (2015). « La revue Dérives (1975-1987) et l’écriture migrante : introduire le Tiers dans la littérature québécoise »)
Au début des années soixante-dix, je quitte le Québec pour la France. De retour de Strasbourg où je devins sympathisant de l’Internationale situationniste de Guy Debord et me formai à la médecine et la psychanalyse, je suis frappé par l’inachèvement de la poésie de ce groupe Haïti littéraire. Après la publication de quelques recueils de poèmes, je procéderai dans l’essai Théories caraïbes (1996) au congédiement de la nostalgie et de «l’ex-île / exil » en leur substituant une impure poétique du déracinement. Le thème de la séparation radicale d’avec les origines débouche dès ce premier essai sur la déconstruction de la notion archaïque de diaspora. La révélation du secret mensonger des origines, l’absolution des identités meurtries aboutissent au concept de métaspora, élaboré dans un second essai : Métaspora, essai sur les patries intimes (2013). Sans commune mesure avec le mysticisme de l’exil, la métaspora est le contraire de l’assimilation, plutôt la dissémination victorieuse de l’intime, qui surgit chez l’égaré, le migrant, le déplacé, le déporté, le réfugié désormais libre d’arborer dans l’anonymat du devenir (Gilles Deleuze) sa dignité d’étranger souffrant, infiniment autre de ce qu’il aura vécu dans son corps propre, ce corps démembré qui porte en lui partout où il passe les traces des lieux, visages, objets qu’il redoute.s
L’histoire de la réception de l’œuvre poétique d’Anthony Phelps au Québec et dans le monde, les expériences théâtrales radiophoniques, les disques de poésie dont le célèbre Mon pays que voici, paru en 1968, les romans, les nombreuses traductions constituent les moments d’une longue présence, « d’une vie en poésie » de plus d’un demi-siècle. Dans cette perspective, ma propre lecture s’attachera à repérer le style tardif du poète :
Je continue ô mon Pays / ma lente marche de poète / et je remonte lentement le lit de ton Histoire /avec dans la mémoire la noblesse de tes enfants
À l’opposé de la stérilité qui conspire au silence, une fois l’œuvre parvenue à maturité, la vie fournit à certains créateurs, Sophocle, Euripide, Pablo Picasso, Victor Hugo, Richard Srauss, Constantin Cavafy, Jean Genet, cités par Edward Said, un sursaut, une intrépidité, un abandon pour continuer à créer ultimement. Le « style tardif » – terme introduit par Theodor Adorno pour parler des œuvres tardives de Beethoven (1937) puis repris par Edward Said (2006) – est illustré dans ces vers d’Anthony Phelps par la conversion du temps en espace, sous la forme d’une anomalie : la marche mélancolique du poète n’est pas une déambulation au gré du hasard, elle est balisée par le cours des événements. Et remonter vers leur origine, en soulignant la contradiction et l’aliénation d’une noblesse impuissante, au sein d’un « paysage fracturé » constitue dès lors la vraie trame de l’exil. Qu’en est-il quand le poète cherche à prendre revanche sur le temps dans un effort délibéré pour résoudre la contradiction du vieillissement, synonyme de déclin insidieux face à une fureur inentamée ?
la mer ne connaît ni son bleu ni son vert
encore moins le gris blanc de ses fureurs d’automne
(Une plage intemporelle, 2011)
Plus loin, le poète décrit un univers anhistorique, fait de répétitions et d’autophagies, sorte d’allégorie de la finitude. Pourtant, le chamboulement est dans l’espérance qui illumine « demain » alors même que tout semble perdu pour ces oiseaux chronophages qui ont égaré l’instinct du voyage, en ce jardin virginal qui fut le nôtre :
le poème se mord la queue / demain déboule dans ce jardin / où à petits coups de bec savants / les pigeons dévorent le temps (Ibid, 2011)
Ainsi, l’œuvre exerce toujours sur quiconque la lit la fascination de la catastrophe du fait de la décomposition du temps et de l’espace qui s’y déroule, non pas parce qu’elle couronne une vie entière de recherches de rythmes, de musique et de lumière, mais surtout parce qu’elle continue à se réinterpréter, à se créer d’autres horizons, délaissant la critique de la beauté pour un style plus harassant, plus intransigeant utilisant les restes rudimentaires du savoir poétique et les silences douloureux.
L’œuvre d’Anthony Phelps est inscrite de longue date au sein des littératures haïtienne et québécoise. Sa perception esthétique soumise à l’expérience historique de l’exil, mérite par ses qualités et son ampleur, une plus ample perception littéraire. C’est la littérature québécoise qui y gagnerait la possibilité d’élargir la connaissance des hommes et des cultures jusqu’aux îles du devant.
Bien au-delà des mots je redis mon émotion de la disparition profondément éprouvée du poète, afin que l’œuvre d’Anthony Phelps, le potier maître de la glaise et du souffle, disparu sous l’hiver, arrivé à la phase ultime et inachevée de sa vie, ne puisse se dérober à la lumière.
Joël Des Rosiers
18 mars 2025
Montréal