— Par Frantz Succab —
Ainsi défilent les années depuis les siècles des siècles. Tous les peuples qui, bon gré mal gré, ont mesuré l’histoire à l’aune du calendrier grégorien, marquent le même jour, à quelques fuseaux horaires près, le début de chaque année nouvelle : huit jours après la supposée Nativité du Seigneur, l’Église fête Marie, mère vierge de Dieu, le 1er janvier. Quelles que soient nos origines, croyants ou non, là où nous vivons encore sous l’emprise du catholicisme romain, nous nous plions à sa règle de marquer un temps d’arrêt pour passer en revue l’année qui finit et doter l’année nouvelle de toutes les espérances. Peut-être est-ce cette tradition qui nous conditionne encore et toujours à borner notre réflexion au plus récent, dans l’oubliance convenue de ce qui persiste et signe tout au long de notre histoire.
Alors qu’on n’attende pas de nous de raconter par le menu l’année 2022 comme le commencement de nos peines les plus profondes ou de nos plus grandes joies !
Pourquoi, malgré l’injonction sournoise à l’oubli, certaines années restent-elles imprimées dans la mémoire ou la pensée ? Parce qu’elles marquent la fin ou le commencement d’une époque ou d’un cycle : 1794, 1802, 1848, 1946, 1967, 1975, 1981, 1984, 1985, 2009 seront difficilement effaçables. Nous en gardons, même inconsciemment, des cicatrices bien souvent rouvertes ou de grands moments de fierté. En revanche, il est d’autres années qui, prises isolément, passent inaperçues parce qu’elles n’inventent rien et se contentent de continuer à étaler sans faire date les problèmes déjà posés. Il faut le sens d’une continuité pour leur donner la fonction de passage qui leur revient. L’année 2022 pour la Guadeloupe est de cette catégorie : marche supplémentaire vers un déclin. Ce n’est pas tant la marche qu’il est intéressant d’évaluer que l’ensemble de la pente ; non en oiseau de bon ou de mauvais augure, mais en se posant surtout les questions essentielles.
Quoi de neuf ? Question élémentaire, la toute première qui vient. Le pays serait tenté pour répondre de prononcer un nom : Fiona, le surnom d’une catastrophe, le plus récent événement qui marque encore dans la chair, défigure profondément le paysage et met au grand jour dans le pays l’ombre et le nombre de la misère sociale. Les cris de douleur, de colère et de désespoir résonnent encore, mais qu’y décèle-t-on vraiment ? Rien de bien nouveau. Fiona est arrivée au milieu d’un scénario et d’un décor déjà plantés pour le même drame qui se poursuit bon temps ou mauvais temps. Les scènes se jouent autour des mêmes quiproquos entre les administrés et l’administration, des mêmes hypocrisies et des mêmes mensonges pour détourner les éternelles questions : celles d’un territoire aménagé pour la circulation des marchandises, plus que pour les échanges entre les personnes et leur mieux habiter et vivre ; un aménagement qui dispose à la va-vite des gens en les exposant à la vengeance des cieux et de la terre. En effet, le déchaînement et la fréquence des ouragans, la course folle des torrents quand les eaux ne trouvent plus leurs lieux naturels d’écoulement et démontrent que les plus démunis habitent de plus en plus aux pires endroits. Oui, le dérèglement climatique profite de l’aménagement tchyòkanblòk du territoire pour semer le chaos. On est tenté de croire à la vengeance symbolique de la nature que l’économisme tous azimuts et le développement productiviste n’ont jamais respecté. Car ce n’est ni la faute de Dieu ou de Marie ni celle de la médiocre année 2022, mais le résultat de l’exploitation forcenée de la Planète par cette oligarchie capitaliste ultralibérale qui loge, pour ce qui nous concerne, sous l’écale postcoloniale française.
C’est à partir du même prisme que nous examinons l’ensemble des questions récurrentes en 2022. Qu’on évoque le scandale de la distribution de l’eau courante, le Covid et la crise sanitaire ; qu’on constate le tarissement de la création culturelle masquée par l’animation-agitation de l’évènementiel consumériste ; qu’on déplore la non-représentativité de notre représentation politique dans les lointaines instances parisiennes ; qu’on finisse par mesurer la distance de l’Ukraine ou du Qatar, dont on nous a rebattu les oreilles, pour conforter notre sentiment de vivre à côté du monde, sur notre petite planète ispésifik qui tourne sur elle-même… Convient-il encore d’énumérer et de détailler chacun de ces problèmes ? L’anecdotique ne nous apprendra rien de nouveau ? Même les points d’achoppement tels que le sort des soignants suspendus, l’arrestation et la détention des « Grands Frères » pour faits d’incitation à l’émeute ou d’organisation de graves troubles à l’ordre public ne nous apprendront rien. De même que cette majorité d’électeurs guadeloupéens donnant d’un tour à l’autre des élections présidentielles Mélenchon et Le Pen tour à tour gagnants, pour ne compter que pour du beurre au résultat final. Leur voix n’étant du point de vue français que bêlements de kabrit égarés à gauche et à droite dans une lointaine plantation.
Tout cela se déroule sur une même petite musique de fond. On y cherche, au-delà de l’énervement épidémique et épidermique, l’état du débat public. Par quelles fuites de réseaux se gaspille la révolte ? Comment peut-elle s’évaporer puis réapparaître si vite, sans rien construire de durable pour l’avenir ? Autant dire qu’on cherche en vain Le Politique dans une société qui d’élections en élections, de mouvements revendicatifs en mise en demeure des pouvoirs actuels se dé-politise chaque jour davantage. L’avenir de la Guadeloupe ? C’est devenu « une question technique » demandeuse de technocrates plus que de citoyens cultivés et politisés, surtout mobilisés. Comprenez-vous ?! Qu’un chat soit blanc, noir ou gris, pourvu qu’il attrape la souris, disait en substance le dirigeant chinois Den Xiaoping à la fin des années 1970 pour marquer l’ouverture de la République Populaire de Chine à l’idéologie ultralibérale. Quant à nous, nous constatons que notre chanteur populaire, Robert Loyson, illustre plus fidèlement l’état de l’opinion en Guadeloupe en affirmant que chat épi rat an konplosité akaz an nou.
Avancée vers le déclin ou prémisses d’une révolution ?
L’une annonce souvent l’autre, mais sous certaines conditions : quand on touche le fond, il faut l’énergie du désir de survivre pour rebondir. Qu’en est-il ? Il y a en Guadeloupe, venant de plus loin que 2022, tous les ingrédients d’une explosion, mais comme conséquence d’une révolution sans cesse refusée. Nous entendons ici par révolution un processus social, politique et culturel qui mettrait fin au régime colonial et verrait naître un État guadeloupéen souverain. Ce n’est pas tant le non à l’évolution institutionnelle en 2003 qui est la source profonde de ce refus que plus d’un demi-siècle d’obstination constante des partis rattachés à la Gauche française, y compris le Parti Communiste de l’Après-Guerre, à croire mordicus en l’avenir français de la Guadeloupe.
Il convient de rappeler le rôle de la jeunesse aussi bien estudiantine qu’ouvrière des années 1960-70. Cette catégorie sociale inclinait déjà par nature à remettre en question le monde assimilationniste issu de la départementalisation où elle avait grandi. Vingt ans après 1946, Le gouvernement français en pleine Guerre d’Algérie radicalisait son action répressive dans l’ensemble des possessions françaises. Parallèlement, à travers la presse, les débats qui animaient les lycées à la fin du secondaire et les universités, parvenaient les échos des luttes anticoloniales dans le monde et des théories révolutionnaires. Tout cela donna lieu dans cette nouvelle génération de guadeloupéens à une politisation d’une autre manière faisant surgir un rapport d’opposition à la France et sa pensée assimilationniste. Cela explique en grande partie, vue l’importance numérique de la jeunesse (En 1965 : Sur 300 058 hab. 63% ont –25 ans/ En 2021 : sur une population de 400 012 hab.31% ont -25ans) un renouvellement et un regain du débat public autour des questions de décolonisation et d’autodétermination. Cela engendre des groupements politiques ouvertement indépendantistes, des luttes syndicales à contenu anticolonialiste, l’éveil d’une création artistique et culturelle défendant et illustrant une identité propre à la Guadeloupe.
L’année 2023 commençant, force est de constater le déclin du débat public. La révolution refusée était avant tout le refus par les partis anciens des idées qui en étaient le moteur, mais aussi, paradoxalement, le refus des forces montantes de la jeunesse de dépasser la contestation et de s’inscrire dans une vraie alternative politique en vue de la constitution d’un pouvoir d’État guadeloupéen. Il y a, néanmoins, des facteurs objectifs qui expliquent cette situation, tels que l’amenuisement en nombre et en impact de la jeunesse, résultat du vieillissement d’une société dépendante de l’extérieur, n’ayant jamais eu la main sur la gestion de ses propres ressorts humains. Le BUMIDOM (1963) par l’émigration forcée de la jeunesse durant des décennies est le nom d’une politique volontariste de la France de vider les dernières colonies de la matière inflammable de leur jeunesse. Parallèlement, souffrant d’une économie de plus en plus dépendante de la consommation de biens et de produits importés, la Guadeloupe se trouva peu à peu privée ou interdite de produire une offre capable d’endiguer l’hémorragie de sa population.
Sans idées ni projets révolutionnaires pas de révolution, mais certainement l’explosion massive d’une révolte qui ne trouve ni de traduction politique ni d’issue positive. Car une sorte de parole-express, un faux-culte du faire au détriment de la pensée, plombe le débat politique et le tire vers le bas. De faux-sans-blancs nous conduisent à l’illusion qu’il suffit de colorer les cadres et les dirigeants en plus foncé pour garantir un projet politique qui nous soit propre. Les élus guadeloupéens les plus éminents réclament à cors et à cris de la France qui ne daigne pas les entendre « une domiciliation du pouvoir » en jurant la main sur le cœur qu’ils ne parlent surtout pas de Souveraineté ou d’Autodétermination. On veut la niche du pouvoir sans le pouvoir lui-même. N’est-ce pas là jouer avec des allumettes dans un pays encore inflammable sous prétexte de pacifier le débat ? D’un autre côté, allumer çà et là de petits foyers de colère et en attiser les flammes, sans autre perspective qu’agiter et créer l’événement dont toutes les unes de la presse sont friandes, c’est-à-dire sans projet d’émancipation sociale et politique, est le revers d’une même désespérance. L’un veut maintenir à tout prix le bouchon, l’autre agite le bocal. Nous avons là les prémisses d’une explosion, pas d’une révolution.
La révolution, tout du moins celle qui est nécessaire, se nourrit mal d’explosions de colère ou de simple ras-le-bol. Elle est mue par de la pensée politique enrichie par un débat public, au grand jour et/ou souterrain, mais réel. On ne peut pas considérer que sur ce plan, malgré toutes les questions qui en ont donné l’occasion, l’année 2022 laissera des traces indélébiles. Une jeune journaliste d’une télé privée nous confiait sans ambages « On vous demande de rapporter chaque jour des faits et cette recherche, collée au dernier événement ne vous laisse pas le temps réfléchir : le journaliste aujourd’hui est un technicien pas un acteur de la pensée. » Autant dire à ceux qui gardent le désir d’aider le lecteur, l’auditeur ou le téléspectateur à se forger une opinion qu’ils appartiennent à un monde révolu. Ainsi commence l’atonie d’une opinion publique, dans l’incapacité d’identifier et de nommer les questions posées au plus grand nombre à l’endroit où l’on est, dans la société qu’on constitue et dans le monde où l’on vit. La dépolitisation du plus grand nombre, particulièrement de la jeunesse, la jeunesse posée comme un problème plutôt qu’une solution à terme ; le mépris à l’égard de ses propres élus, donc de ses propres suffrages ; la méfiance, voire le rejet des partis politiques en général ; la rébellion bravache contre l’autorité des corps constitués mais, en même temps, un besoin inavoué d’autorité ; le pessimisme exhibé comme le réalisme le plus sage ; le culte de l’Excellence comme costume d’apparat d’un profond sentiment d’infériorité du plus grand nombre… Tout cela constitue un dangereux mélange. La Guadeloupe explosera.
Frantz SUCCAB