— Par Sylvie Laurent, américaniste (Sciences Po), auteure de Martin Luther King, une biographie, à paraître au Seuil au printemps 2015.—
A ceux qui pensaient que la crise démocratique provoquée par le spectacle odieux de l’injustice raciale et de la brutalité policière quotidienne aux États-Unis était déjà derrière nous, la révélation cette semaine du meurtre d’un énième jeune Noir, Antonio Martin, par un policier blanc à quelques kilomètres de Ferguson, Missouri, tristement célèbre, offre un réveil brutal.
Elle suit pourtant de quelques jours à peine l’assassinat de deux policiers blancs à Brooklyn par un jeune Africain-Américain du nom d’Ismaaiyl Brinsley, qui prétendait « venger » Eric Garner et Michael Brown (tués par des officiers de police qui ne furent pas poursuivis). On ne sait à cette heure si ce dernier a véritablement voulu commettre un acte politique. Ni si, comme le prétend la police du Missouri, Martin était armé et menaçant. La machine politico-médiatique est pourtant déjà en marche, qui dépeignait hier Brinsley comme un « forcené », un « barbare » n’ayant été guidé que par sa propre folie, et aujourd’hui Martin comme un délinquant « sur le point de tirer ».
Déjà, on voit les cas Brinsley et Martin être brandis par les avocats du statu quo afin de renverser la charge de la culpabilité dans le face-à-face entre police blanche et population noire, la rhétorique du déni accusant même les manifestants pour la justice d’être les responsables de la violence. Demander justice serait source de chaos, de perturbation, de confusion voire de « propagande ».
Il s’agit en réalité pour ces grands dénégateurs d’occulter opportunément la force démocratique du mouvement de protestation contre le racisme d’État qui traverse les États-Unis depuis plusieurs mois et qui s’est cristallisé il y a deux semaines en un jour national « de résistance » rappelant les grandes heures de la désobéissance civile américaine, non violente et plus que légitime, nécessaire.
Oppression des Noirs
Ces événements sont en effet les soubresauts tragiques d’une séquence historique entamée l’été dernier et qui expose au grand jour la réalité d’une oppression noire américaine qui n’a que trop duré. En tout cas pour une partie du pays qui – malgré sa mobilisation continue – peine à se faire entendre. Depuis août, les manifestations se multiplient aux quatre coins du pays. Le samedi 13 décembre, des dizaines de milliers d’indignés ont défilé à Washington pour réclamer que l’État fasse valoir la justice. Au même moment, dans les rues de New York, plus de 25 000 personnes ont elles aussi protesté, révoltées par décision du grand jury de la ville de ne pas poursuivre le policier Daniel Pantaleo, coupable d’avoir, sous l’œil d’une caméra, étranglé Eric Garner malgré les supplications de ce dernier – « je ne peux plus respirer ».
A Oakland, Baltimore et Saint-Louis, comme dans des dizaines de villes du pays, on entend les cris de ralliement « Ne tirez pas ! », « Les vies de Noirs comptent ! » et surtout « Je ne peux plus respirer ». Ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas d’une soudaine éruption, d’une manifestation d’humeur urbaine provoquée par trois « bavures » policières particulièrement médiatisées (Mike Brown à Ferguson, Eric Garner à Staten Island et Tamir Rice à Cleveland). D’ailleurs, on peut d’ores et déjà ajouter deux autres cas : Dontre Hamilton, tué de quatorze balles par des policiers à Milwaukee, et John Crawford III, tué dans l’Ohio.
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