— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Le 29 mars 2022 a marqué le trente-cinquième anniversaire de la promulgation de la Constitution haïtienne de 1987 et cette date charnière, dans l’actuel contexte politique de démembrement des institutions républicaines au pays, invite à la réflexion. D’une part, le référendum constitutionnel du 29 mars 1987 représente, aux yeux de nombreux juristes et institutions de la société civile, la plus significative manifestation de la souveraineté populaire depuis l’Indépendance de 1804. Par un vote largement majoritaire, il a doté Haïti d’une Charte fondamentale qui consigne les bases juridiques de la sortie d’Haïti de la longue nuit de la dictature duvaliériste et il a fourni au pays le cadre institutionnel du vivre ensemble au sein d’une République solidaire devant être gouvernée selon les règles de l’État de droit. D’autre part, en rupture avec la Constitution de 1918 votée durant l’occupation du pays par les États-Unis d’Amérique, en rupture, surtout, avec la Constitution tontonmakout de 1964 –qui a institué la « présidence à vie » de François Duvalier–, la Constitution de 1987, rédigée et votée en créole et en français, pose pour la première fois dans l’histoire contemporaine d’Haïti le principe fondamental de l’égalité des citoyens devant la loi, vise à garantir les droits fondamentaux des citoyens et à organiser la séparation des pouvoirs en vue d’assurer l’efficience de l’État de droit. L’expérience a montré, depuis 1987, qu’il s’agit là d’une vision inédite de société portée par la règle du droit et qu’expriment l’obligation d’inscrire dans nos institutions l’efficience des droits fondamentaux et le principe de l’inclusion citoyenne. Laborieuse et parsemée d’embûches dans un pays qui est loin d’avoir parachevé sa déduvaliérisation, cette vision de société est l’objet d’âpres luttes qui s’expriment principalement par diverses tentatives de neutralisation et/ou d’éradication de la Constitution de 1987. Cette problématique interpelle l’ensemble des citoyens, y compris les linguistes puisque c’est dans la Loi-mère qu’il faut puiser les principes directeurs de l’aménagement de nos deux langues officielles. Alors même que l’État de droit, depuis une dizaine d’années, est lourdement assauté par le cartel politico-mafieux du PHTK, la relecture des bases constitutionnelles de l’aménagement linguistique en Haïti est nécessaire à un éclairage actualisé de la vision de société, des acquis et des défis à relever en vue de la mise en œuvre de la première politique linguistique nationale du pays.
-
La Constitution de 1987, un exemplaire combat citoyen pour la primauté du Droit
L’élaboration et l’adoption de la Constitution de 1987 –la 23ème depuis 1804–, résulte d’un exemplaire combat citoyen qui comprend plusieurs temps forts. Tout d’abord, la défaite de la dictature de Jean-Claude Duvalier le 7 février 1986 a été le fruit d’une ample mobilisation de la population au cours de laquelle les revendications relatives au créole ont occupé une place de premier plan. La conquête de la liberté de parole contre les sanglants baillons imposés par la dictature duvaliériste s’est en effet largement effectuée sur le mode de la réappropriation de la langue maternelle créole dans les lieux d’expression publique de la population, notamment à la radio, et cette réappropriation a été conduite sur le registre lié de la conquête des droits citoyens. C’est dans une telle dynamique qu’ont été tenus les travaux de l’Assemblée constituante chargée d’élaborer la Constitution de 1987. Cette Assemblée constituante composée de 61 membres et largement représentative des divers secteurs de la population, comprenait des enseignants, des avocats, des professionnels d’horizons divers et des militants des droits humains. Elle a effectué un extraordinaire et novateur travail d’élaboration de la première Constitution démocratique de l’histoire moderne du pays. La représentativité de l’Assemblée constituante de 1987, son mode de fonctionnement ouvertement démocratique et son souci de transparence à travers notamment ses campagnes nationales d’information et la diffusion de ses travaux à la Radio nationale, méritent d’être rappelés dans le contexte où, sous l’impulsion du cartel politico-mafieux du PHTK, cinq « commis d’office » au service du PHTK –regroupés au sein d’un pseudo « Comité consultatif indépendant »–, tentent illégalement de crédibiliser une « nouvelle » Constitution liberticide et d’inspiration duvaliériste appelée à être votée frauduleusement par référendum. Ariel Henry, supplétif du PHTK néo-duvaliériste choisi en juillet 2021 comme Premier ministre par le Core Group et qui s’est accaparé tous les pouvoirs du Parlement, de la Présidence et de la Primature, entend lui aussi, à la suite de feu Jovenel Moïse, passer en force avec ce projet de « nouvelle » Constitution amplement décriée par la société civile. Dans tous les cas de figure, il faut retenir, dans l’actualisation de la réflexion sur les fondements constitutionnels de l’aménagement linguistique en Haïti, que le projet de « nouvelle » Constitution du PHTK néo-duvaliériste n’accorde aucune protection particulière au créole et il ne consigne aucune provision juridique explicite en vue de l’aménagement simultané de nos deux langues officielles, le créole et le français.
-
La co-officialité du créole et du français (article 5 de la Constitution de 1987)
Rédigée et votée en créole et en français, la Constitution de 1987, en son article 5, accorde le statut de langues officielles à ces deux langues de notre patrimoine linguistique historique : aux côtés de la prééminence accordée aux droits citoyens, c’est là une caractéristique majeure de cette Charte fondamentale et en cela non seulement elle innove, mais également elle reflète et éclaire l’idée que la minorisation institutionnelle du créole n’est pas juridiquement fondée. Sur le plan jurilinguistique, elle institue une avancée tout à fait inédite en lien avec une vision de société nouvelle en Haïti : pour la première fois dans l’histoire nationale, la langue maternelle créole a pleinement droit de cité et elle est traitée à égalité avec le français. Le texte constitutionnel de 1987 reconnaît et consigne de la sorte la réalité de notre patrimoine linguistique historique bilingue, fournit une légitimité juridique à l’arrivée du créole dans les institutions du pays et institue, au chapitre du fonctionnement linguistique de nos institutions, un bilinguisme contraignant (article 40, nous y reviendrons).
En consignant dans notre Charte fondamentale le principe de l’égalité juridique entre le créole et le français, l’Assemblée constituante a institué du même mouvement la reconnaissance de l’arrivée des locuteurs créolophones unilingues dans la sphère des droits citoyens de la République d’Haïti et dans celle des droits linguistiques, ceux-ci faisant partie du grand ensemble des droits fondamentaux en Haïti. Le principe de l’égalité juridique entre le créole et le français et la co-officialité des deux langues qui en découle, constituent le fondement premier de l’aménagement simultané des deux langues de notre patrimoine linguistique historique.
L’égalité de statut entre le créole et le français implique l’égalité des droits langagiers de l’ensemble des locuteurs, unilingues et bilingues, et elle est en lien direct avec les obligations de l’État en matière linguistique (nous y reviendrons, notamment au sujet de l’article 40 de la Constitution de 1987). L’égalité de statut entre les langues –inscrite dans la Constitution de nombreux pays, de l’Afrique du Sud à la Suisse, de Madagascar aux Seychelles–, a fait l’objet de plusieurs études de nature juridique et politique tant au Canada qu’en Europe, aussi bien à l’Observatoire international des droits linguistiques de l’Université de Moncton qu’à l’Académie internationale de droit linguistique dont le siège social est à Montréal. Ainsi, Astrid von Busekist, agrégée de science politique, professeur de théorie politique et directrice du Master de théorie politique à l’Institut d’études politiques de Paris (Science Po Paris), est l’auteure, entre autres, du livre « La Belgique, politique des langues et construction de l’État » (Louvain : De Boeck, Duculot, 1998). Dans une étude d’une grande amplitude analytique, « Lingua politica / Réflexions sur l’égalité linguistique » (Le Philosophoire 2012/1 (n° 37), elle nous instruit de la congruence (la conformité) existant entre l’égalité linguistique, l’égalité de statut des langues et « l’invention de la démocratie » à l’aune de la constitution de l’État de droit. Elle précise sa pensée comme suit : « Cette égalité a marqué l’histoire de notre rapport à la langue de trois manières en inaugurant l’égalité de parole des citoyens ; en inspirant l’égalité des individus-locuteurs dans un monde plurilingue ; en faisant de l’égalité des langues elles-mêmes une exigence de démocratie. » C’est précisément « l’égalité de parole des citoyens » que garantit l’article 5 de la Constitution de 1987 : l’égalité de parole est en lien direct et essentiel avec tous les droits citoyens consignés dans la Loi-mère, elle est soudée au socle de l’égalité des langues et au statut officiel con-joint du créole et du français. Sur ce registre jurilinguistique, la Constitution de 1987 innove : elle accorde un statut égal et paritaire aux deux langues tout en consignant la mise hors-jeu de la minorisation institutionnelle du créole dès l’énoncé de son « Préambule ». Ainsi, la Charte fondamentale se réclame de l’Acte de l’Indépendance de 1804 et de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, et elle est proclamée « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens. » Le statut égal et paritaire attribué aux deux langues, « l’égalité de parole des citoyens » mise en lumière dans l’étude d’Astrid von Busekist s’apparie en toute rigueur à la vision de société portée par l’Assemblée constituante de 1987 lorsqu’elle consigne, dans le même article 5, que « Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune : le créole ». En formulant en ces termes l’impératif de « l’acceptation de la communauté de langues et de culture » –communauté s’écrit au singulier tandis que langues s’écrit au pluriel–, l’Assemblée constituante de 1987 indique clairement qu’il n’y a qu’une seule communauté nationale, elle est dépositaire à la fois d’une langue commune, le créole, et d’une langue patrimoniale elle aussi héritée de l’Histoire, le français, langue dans laquelle a été rédigé l’Acte de l’Indépendance de 1804. Le triptyque « une seule communauté nationale », l’unicité nationale « par une langue commune » et l’égalité de statut entre le créole et le français est au fondement de l’impératif de la simultanéité de l’entreprise d’aménagement de nos deux langues officielles. Cela vaut en dépit du fait qu’il y a, entre les versions française et créole de l’article 5 de la Constitution de 1987, un récurrent déficit de conformité traductionnelle : l’équivalence est partielle entre les deux versions puisque le traducteur de l’Assemblée constituante, de son propre chef et sans motivation linguistique avérée, a introduit, dans la version créole, le segment suivant qui ne figure pas, au vu du principe de l’équivalence stricte, dans la version française originale : « Sèl lang ki simante tout Ayisyen ansanm, se lang kreyòl » (voir notre article « La Constitution haïtienne de 1987 et la problématique de l’équivalence partielle entre les versions française et créole de l’article 5 », Le National, 7 juillet 2020). Sur la problématique de l’équivalence traductionnelle, voir entre autres « La traduction juridique – L’équivalence fonctionnelle », par Louis-Philippe Pigeon, ainsi que « Traduction et polysémie : un exemple de traitement automatique en informatique juridique », par Danièle Bourcier et Evelyne Andreewsky, dans « Langage du droit et traduction » : ouvrage collectif réalisé sous la direction de Jean-Claude Gémar, Département de linguistique et philologie de l’Université de Montréal / Conseil supérieur de la langue française, Québec, 1982.
La stricte prise en compte de l’égalité de statut entre le créole et le français, langues co-officielles, implique donc l’égalité des droits langagiers de l’ensemble des locuteurs, unilingues et bilingues, et elle permet de se prémunir des dérives idéologiques d’une très petite minorité de « créolistes » fondamentalistes qui, liés ou pas à l’Académie créole, entendent éradiquer le français « langue du colon » et langue de la « francofolie » car elle serait le principal responsable des multiples échecs de l’École haïtienne. Il est avéré que cette petite minorité de « créolistes » fondamentalistes, qui croit pouvoir substituer ses désirs ultra-minoritaires à la volonté populaire majoritaire exprimée lors du référendum constitutionnel de 1987, adopte une posture anticonstitutionnelle, notamment lorsqu’elle plaide pour l’institution illégale d’« une seule langue officielle », le créole (voir notre article « Le créole, « seule langue officielle d’Haïti » : retour sur l’illusion chimérique de Gérard-Marie Tardieu », Le National, 2 octobre 2019). « Yon sèl lang ofisyèl » : l’« unilatéralisme créolophile » prêché par cette petite minorité de prédicateurs zélotes est également un appel à transgresser la légalité constitutionnelle du statut de nos deux langues officielles consignée à l’article 5 de notre Charte fondamentale. Il s’agit pour elle de remplacer illégalement le vote majoritaire de la Constitution de 1987 par l’imposition hors sol d’un monolinguisme de l’enfermement dont le socle idéologique repose sur le déni aveugle de notre patrimoine linguistique historique bilingue. Cette chimère n’emprunte pas la voie de l’argumentaire documenté du linguiste Yves Dejean lorsqu’il s’oppose publiquement à la création de l’Académie créole. Une telle dérive idéologique, sectaire et dogmatique, ressort du « nationalisme linguistique » courant aux XIXe et XXe siècles, qui entend fédérer sinon agglutiner les notions de langue et d’identité nationale. (Sur le « nationalisme linguistique », voir l’étude du sociolinguiste Henri Boyer, « Identité (nationale), nationalisme linguistique et politique linguistique. Réflexions à partir de quelques situations contemporaines » parue dans Les cahiers du GEPE, n°8/ 2016 : « Langue(s) et espace ; langue(s) et identité », Presses universitaires de Strasbourg.)
-
L’article 40 de la Constitution de 1987 : bilinguisme institutionnel, bilinguisme de l’équité des droits linguistiques
L’article 5 de la Constitution de 1987 est, comme nous l’avons exposé, au fondement premier de la constitutionnalité de l’aménagement simultané du créole et du français en Haïti. Pareille constitutionnalité est renforcée par l’article 40 de la loi-mère qui dispose qu’« Obligation est faite à l’État de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale, exception faite pour les informations relevant de la sécurité nationale. » Le lien entre le statut co-officiel des deux langues et les obligations de l’État procède d’une vision de société selon laquelle l’officialisation linguistique commande et donne lieu à des obligations d’État dans l’espace public. Autrement dit, l’article 40 consigne non pas un vœu mais bien une obligation faite à l’État, celle de mettre en œuvre le droit des citoyens d’être informés dans les deux langues officielles du pays. Il faut prendre toute la mesure que l’Assemblée constituante de 1987, témoin de la minorisation institutionnelle du créole, a voulu inscrire dans la Charte fondamentale un droit linguistique essentiel, celui d’être informé dans la langue maternelle et usuelle de la majorité des créolophones haïtiens. En toute cohérence, l’Assemblée constituante a inscrit sa démarche citoyenne dans la perspective de la « constitutionnalisation de la langue » au sens où l’entend la juriste Anne-Marie Le Pourhiet, vice-présidente de l’Association française de droit constitutionnel, dans l’étude « Langue(s) et Constitution(s) » parue dans la revue Raisons politiques (2001/2, no 2). La langue, en particulier la langue maternelle, doit être l’objet de garanties constitutionnelles mais sa « constitutionnalisation » ne doit pas en faire un fétiche inamovible enfermé dans l’équation figée « langue = identité » ; elle doit plutôt être analysée comme objet social pouvant et devant être aménagé selon une vision articulée à la politique linguistique de l’État et aux droits linguistiques qui lui sont liés. Et toutes les fois que l’on étudie les dispositions linguistiques constitutionnelles d’un pays, il ne faut pas perdre de vue ce à quoi renvoie le terme même de « Constitution » : « Tout juriste sait bien qu’une constitution ne se lit pas comme un contrat commercial ou un plan d’urbanisme, de façon technique et littérale. Ce qu’exprime avant tout la loi fondamentale d’un pays, c’est une philosophie politique, un choix de société, une façon d’être ensemble. » (Anne-Marie Le Pourhiet, op. cit.)
De 1987 à 2022, les obligations consignées à l’article 40 du texte constitutionnel n’ont pas été respectées par l’État haïtien. S’il est vrai que certains ministères, de manière ponctuelle et limitée, diffusent en créole un nombre indéterminé de communiqués, il est attesté que l’ensemble des « lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions » est rédigé en français. Par exemple, qu’il s’agisse de l’administration de la justice, de la documentation juridique courante (textes de loi, etc.) ou de la formation des juristes, l’État haïtien, ces trente-cinq dernières années, n’a ouvert aucun chantier majeur de traduction vers le créole. Autre exemple, c’est uniquement en français que la « Loi sur la paternité, la maternité, et la filiation » a été votée par la Chambre des députés le 10 mai 2010, puis par le Sénat le 12 avril 2012. Elle a été promulguée par l’Exécutif le 28 mai 2014 et publiée dans le journal officiel Le Moniteur no 105, le 4 juin 2014. Alors même que l’État, en flagrante contravention avec la Constitution de 1987, foule aux pieds une obligation et un droit linguistique essentiel –celui d’être informé dans sa langue maternelle et usuelle–, il a donné tête baissée dans l’« espace symbolique » en mettant en application l’article 213 relatif à la création d’une Académie de la langue (nous reviendrons là-dessus). Au cours des trente-cinq dernières années, sur le registre d’un droit linguistique essentiel –le droit pour le locuteur d’être informé dans sa langue maternelle et usuelle–, l’État haïtien a donc violé la Constitution de 1987, et pareille violation s’apparie à toutes celles qui font obstacle à l’édification d’un État de droit au pays. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la réalité de la marginalisation de l’ensemble des droits linguistiques des locuteurs haïtiens : cette marginalisation se donne à voir non seulement dans l’espace public des relations entre l’État et la communauté nationale, mais également dans le système éducatif haïtien dépourvu jusqu’à présent d’une politique linguistique éducative ciblant nos deux langues officielles (voir notre article « Politique linguistique nationale et politique linguistique éducative en Haïti : une nécessaire convergence historique », Le National, 30 novembre 2017 ; voir aussi l’étude récente de la Banque mondiale, « Haut et fort / Politiques efficaces de langue d’enseignement pour l’apprentissage » publiée à Washington en 2021, dans laquelle il est précisé, dans le prolongement des recommandations de l’UNESCO, qu’« Un corpus substantiel et croissant de recherches montre que les enfants apprennent mieux dans leur langue première (L1) que dans une langue seconde (L2) », mais que « 37% des élèves des pays à revenu faible ou intermédiaire ne reçoivent pas un enseignement dans la langue qu’ils parlent et comprennent le mieux »). La marginalisation de l’ensemble des droits linguistiques des locuteurs haïtiens est une constante, au niveau politique, de la gouvernance de l’État depuis l’adoption de la Constitution de 1987. Elle participe de la minorisation institutionnelle du créole en dépit des acquis mesurables tels que la liberté de parole, et elle exprime et illustre sur le plan politique le déni de citoyenneté des locuteurs créolophones majoritaires, déni pratiqué par tous les détenteurs du pouvoir politique ces trente-cinq dernières années. Il s’agit en réalité d’un double déni, celui de la langue créole et celui de la citoyenneté, qui s’apparient à la séculaire exclusion des locuteurs créolophones majoritaires de leur participation effective à l’édification d’un État de droit en Haïti. La forte présence du créole dans la presse parlée ainsi que les fréquentes prises de parole en langue créole des politiciens ne suffisent pas à endiguer ni à mettre fin à la minorisation institutionnelle du créole. Seule une législation contraignante et des mesures d’application, issues d’une politique linguistique d’État, sauront contribuer à résoudre durablement ce problème.
L’article 40 de la Constitution de 1987, en toute rigueur, ouvre la voie à l’institution du bilinguisme institutionnel puisqu’il s’agit pour l’État, soumis à une obligation constitutionnelle, d’informer la communauté des locuteurs dans nos deux langues officielles. Le même article pose également l’institution du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » au sens où nous l’avons défini dans le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Berrouët-Oriol et al., Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011). Tel que précisé au chapitre VII de ce livre, le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » s’entend au sens de l’universalité de ces droits à l’égard de l’ensemble des locuteurs (ces droits ne sont ni « fractionnables » ni « modulables » ni « à la carte »), ils sont « équitables » car non discriminants, et ils doivent être de stricte application dans leur universalité. Le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » s’entend également au sens où tout locuteur haïtien à le droit d’acquérir la langue de son choix (c’est le « droit à la langue ») et il doit disposer du libre usage de sa langue maternelle (c’est le « droit à la langue maternelle »). Sur ce registre, il importe de retenir deux aspects fondamentaux : le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » est conforme à l’article 5 de la Constitution de 1987 et à la Déclaration universelle des droits linguistiques signée à Barcelone en 1996.
-
L’Académie créole, un musée décoratif et statique créé prématurément et confiné à un mandat uniquement déclaratif
L’idée de la création d’une « Académie haïtienne » a été débattue par l’Assemblée constituante chargée de la rédaction de la Constitution de 1987 sans faire appel à l’expertise connue de nos meilleurs linguistes de l’époque, en particulier les enseignants-chercheurs de la Faculté de linguistique appliquée parmi lesquels Pierre Vernet et Pradel Pompilus. Alors même qu’elle a mené ses travaux de manière exemplaire et démocratique, il est attesté que cette Assemblée constituante, nourrie de la mythologie du « prestige » de l’Académie française (fondée en 1634 par le cardinal de Richelieu), avait fait sienne une conception à la fois naïve et utopique du rôle d’une Académie en Haïti. En consignant à l’article 213 de notre Charte fondamentale l’idée de la création d’une Académie –« Une Académie haïtienne est instituée en vue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux »–, l’Assemblée constituante de 1987 a sanctuarisé sa vision mythologique du rôle d’une Académie en Haïti sans tenir compte de l’opposition des linguistes haïtiens et, surtout, sans fournir un cadre juridique explicite d’aménagement linguistique découlant de la co-officialisation, à l’article 5 du texte constitutionnel, du créole et du français L’opposition de plusieurs linguistes haïtiens de premier plan à la création d’une « Académie haïtienne » chargée de « fixer la langue créole » s’est exprimée au fil des ans et à plusieurs reprises. Ainsi, en marge de la Journée internationale du créole, Le Nouvelliste de Port-au-Prince daté du 27 octobre 2004 consignait la position de Yves Dejean en ces termes : « Le linguiste Yves Dejean a abondé dans le même sens que [feu Pierre Vernet] le Doyen de la Faculté de linguistique appliquée (FLA). Nous n’avons pas besoin d’Académie de langue créole. Il faut financer les institutions sérieuses qui s’occupent de la langue créole ». Dans un article très peu connu paru à Port-au-Prince dans Le Nouvelliste du 26 janvier 2005, « Créole, Constitution, Académie », Yves Dejean précise comme suit sa pensée au sujet de l’Académie créole : « L’exemple à ne pas suivre / Haïti n’a que faire de l’acquisition d’une « formidable machine à faire rêver » et d’un « symbole décoratif ». Dans le même article, il ajoute, au paragraphe « Mission impossible et absurde », que « L’article 213 de la Constitution de 1987 doit être aboli, parce qu’il assigne à une Académie créole, à créer de toute pièce, une tâche impossible et absurde, en s’inspirant d’un modèle archaïque, préscientifique, conçu près de 300 ans avant l’établissement d’une discipline scientifique nouvelle, la linguistique (…) On sait, à présent, qu’il est impossible de fixer une langue ; que les cinq à six mille langues connues constituent des systèmes d’une extrême complexité en dépendance de l’organisation même du cerveau humain et relèvent de principes universels communs propres à l’espèce ; que les changements dans la phonologie, la syntaxe, la morphologie, le vocabulaire ne sont pas à la merci des fantaisies et des diktats de quelques individus et d’organismes externes à la langue. » Au onzième paragraphe de son texte, « Non à l’article 213 », Yves Dejean écrit ceci : « Il faudra un amendement à la Constitution de 1987 pour supprimer l’article 213 qui voue le créole à une rigidité cadavérique et, donc, à la destruction et le remplacer par quelque chose d’utile au pays. Quoi par exemple ? Un service d’État doté de moyens financiers suffisants, afin de permettre à des chercheurs qualifiés de mener un programme de recherches, sans esprit normatif, sur tous les aspects du créole et aussi en relation avec son utilisation dans l’éducation, la communication, la diffusion et la vulgarisation des informations et de la science. » Cette position de principe a été à nouveau signifiée par Yves Dejean en 2013 dans son livre-phare « Yon lekòl tèt anba nan yon peyi tèt anba » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti) : « Ayiti bezwen tout kalite bon liv an kreyòl, bon pwofesè pou gaye konesans lasyans an kreyòl, bon pwogram radyo ak televizyon an kreyòl. Li pa bezwen okenn Akademi kreyòl pou sèvi l dekorasyon » (op. cit. p. 316). Il y a lieu de rappeler que l’opposition des linguistes Pierre Vernet et Yves Dejean au projet d’une Académie créole a non seulement été ignorée, mais elle a également fait l’objet de frauduleuses tentatives de détournement et de récupération… Cela s’est vérifié en particulier en ce qui a trait à la pensée de Yves Dejean. Ainsi, dans l’article publié le 25 juillet 2011 sur AlterPresse par le « Comité d’initiative pour la mise en place de l’Académie haïtienne » et annonçant la tenue prochaine d’un « Colloque sur la mise en place d’une Académie du créole haïtien », l’on retrouve à son insu le nom d’Yves Dejean parmi les signataires supportant le projet de ce « Comité d’initiative » alors même que ses prises de position publiques étaient connues…
Le projet de création d’une Académie créole a fait l’objet d’une judicieuse analyse dans l’article « Observations critiques sur la proposition de loi relative à la création d’une Académie du créole haïtien », du 12 octobre 2012 d’Éric Sauray, politologue, docteur en droit public et avocat au barreau du Val d’Oise en France. Il a également été ausculté d’un œil critique par le linguiste Hugues Saint-Fort dans son article « Une Académie de langue kreyòl ou une politique linguistique en Haïti ? » (New York, mars 2013). Et tout en mettant en lumière le caractère prématuré de ce projet, nous avons pour notre part défendu le principe que l’idée d’une Académie créole devrait être évaluée à l’aune d’un véritable projet d’aménagement linguistique en Haïti (voir notre article « Pour une Académie créole régie par une loi fondatrice d’aménagement linguistique », Montréal, 26 novembre 2014). Dans tous les cas de figure, l’échec attesté de l’Académie du créole haïtien a bien démontré que le « populisme linguistique » ne peut en aucun cas tenir lieu de politique linguistique d’État et qu’une vision d’ensemble de l’aménagement linguistique en Haïti conforme aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987 est nécessaire à l’efficience des droits linguistiques de l’ensemble des locuteurs haïtiens (voir notre article « L’Académie du créole haïtien : autopsie d’un échec banalisé (2014 – 2022) », Le National, 18 janvier 2022). C’est ce fil conducteur qui est à l’œuvre dans nos deux plaidoyers publiés en Haïti, le « Plaidoyer pour la première loi sur les langues officielles d’Haïti » (Le National, 15 mars 2019) et le « Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti » (Le National, 23 septembre 2021).
-
Le principal défi : élaborer et mettre en œuvre la première politique linguistique nationale de l’État haïtien
La perspective de l’élaboration et de la mise en œuvre de la première politique linguistique nationale de l’État haïtien a été abordée de manière différenciée par des voix autorisées en Haïti. Ainsi, dans l’article « Ki politik lengwistik pou Ayiti ? » (Le Nouvelliste, 7 juillet 2005), Lyonel Trouillot, romancier, poète et essayiste, appelle entre autres à « Valoriser le créole par des mesures claires et contraignantes ». Avec hauteur de vue, Lyonel Trouillot exprime comme suit sa pensée : « La seule politique linguistique pouvant corriger le déficit de citoyenneté perpétué par la situation linguistique d’Haïti me semble être la construction à moyen terme d’un bilinguisme créole-français pour l’ensemble de la nation. La tentation facile de considérer le français comme une langue étrangère comme une autre, l’anglais par exemple, me semble un refus délibéré de tenir compte d’une donnée fondamentale : la nécessité de préserver la spécificité culturelle de notre État nation dont l’une des composantes est le patrimoine linguistique. Par ailleurs le fait qu’il n’existe nulle part un bilinguisme « parfait » ne constitue pas une objection à la politique que je propose. Il ne s’agit pas d’atteindre la perfection mais de mener une politique équitable assurant un minimum d’égalité de chances et offrant des repères symboliques communs de manière à fonder un sentiment d’appartenance. »
En écho aux propositions de Lyonel Trouillot, Renauld Govain, linguiste et Doyen de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, élargit et systématise la réflexion dans son article « Pour une politique linguistique en Haïti aujourd’hui » (Le Nouvelliste, 29 juillet 2009). Parmi les thèmes qu’il analyse, Renauld Govain expose que « Le citoyen [Lyonel Trouillot] émet ici le souhait (et nous partageons son souhait) de voir la langue de tous les Haïtiens jouir d’un degré de prestige, de perception et de représentations au même titre que le français. (…) Dans cette même logique de l’égalité des chances, nous pensons qu’il faudrait élargir le domaine d’enseignement-apprentissage en matière d’alphabétisation au français. Après avoir revu le côté didactico-pédagogique du programme et établi un certain niveau seuil d’alphabétisation en créole, les néo-alphabétisés pourraient être initiés à l’apprentissage progressif de la lecture et de l’écriture du français et en français. Cela aurait l’avantage de démystifier la pratique du français qui est liée à l’élitisme où ceux qui parlent français sont considérés comme supérieurs à ceux qui ne sont que créolophones et analphabètes. »
Il y a lieu de souligner et de s’approprier, en ce qui a trait à la dimension juridique de l’aménagement linguistique en Haïti, la remarquable contribution analytique d’Alain Guillaume, enseignant-chercheur et juriste spécialiste de droit constitutionnel, consignée dans l’étude « L’expression créole du droit : une voie pour la réduction de la fracture juridique en Haïti » (Revue française de linguistique appliquée, 2011/1 (Vol. XVI). L’auteur y précise, avec hauteur de vue, que « La société haïtienne est marquée par toute une série de dichotomies qui se manifestent au niveau du droit à travers un bilinguisme inégalitaire et une forme particulière de bi-juridisme. L’intégration juridique de la Nation passe par l’expression créole du droit et la prise en compte, dans le droit écrit, des normes coutumières, démarches complémentaires susceptibles d’enrichir le droit substantiel haïtien, mais dont la mise en œuvre se révèle complexe. »
Les perspectives portées par ces auteurs sont, à notre connaissance, très largement partagées par de nombreux enseignants, directeurs d’écoles, cadres de l’éducation, syndicats d’enseignants et associations de parents, journalistes, rédacteurs et éditeurs de manuels scolaires, etc. Le principal défi aujourd’hui en Haïti –pour la société civile et pour l’État–, est d’en systématiser la vision, les objectifs ainsi que le cadre législatif et institutionnel. En une démarche qui se veut consensuelle et rassembleuse, notre contribution pour y parvenir est consignée dans le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Berrouët-Oriol et al., Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011). Plus proche dans le temps, notre contribution à l’aménagement linguistique en Haïti sera diversement étayée dans notre livre « Haïti – L’œil de la parole, chroniques linguistiques (2011 – 2021) » à paraître bientôt aux Éditions Zémès (Port-au-Prince) et aux Éditions du Cidihca (Montréal).
Montréal, le 4 avril 2022