— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
De manière générale, quelles doivent être les modalités de mise en oeuvre par l’État de l’aménagement simultané du créole et du français en Haïti ? Poser la question des modalités de l’aménagement des langues officielles d’Haïti revient à poser, en amont, celle de la politique linguistique de l’État. La prise en compte de la nécessité d’une politique linguistique d’État s’avère d’autant plus essentielle qu’en Haïti l’État est démissionnaire dans le domaine linguistique.
Dans sa remarquable étude, « É́laboration et mise en œuvre des politiques linguistiques », le linguiste québécois Louis-Jean Rousseau, spécialiste de l’aménagement linguistique, nous enseigne avec hauteur de vue qu’ « (…) on entend par « politique linguistique » toute forme de décision prise par un É́tat, par un gouvernement ou par un acteur social reconnu ou faisant autorité, destinée à orienter l’utilisation d’une ou de plusieurs langues sur un « territoire » ( réel ou virtuel ) donné ou à en régler l’usage. La politique linguistique se situe au niveau de la détermination des objectifs généraux visés et elle peut couvrir toutes les catégories d’activité ou de situations de communication existant dans une société. » (Cahiers du Rifal, numéro 26, Bruxelles, décembre 2007)
Au jour d’aujourd’hui, l’État haïtien ne dispose ni d’un énoncé de politique linguistique nationale ni d’une législation contraignante d’aménagement des deux langues de notre patrimoine linguistique (le créole et le français), et encore moins de règlements d’application d’une telle législation. Il ne dispose pas non plus d’une institution de mise en œuvre d’une politique linguistique nationale, la dernière intervention régalienne de l’État, dans ce champ, remontant à la réforme Bernard de 1979. C’est d’ailleurs au constat d’un tel blocage systémique et au vu de l’absence attestée de l’État dans le champ linguistique que nous avons institué, le 20 avril 2017, un explicite « Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti ».
Pour résumer : l’aménagement linguistique, situé dans l’aire des prérogatives régaliennes de l’État, est une entreprise hautement politique. Il exige en amont une claire volonté politique d’intervenir dans le domaine linguistique, volonté politique devant se traduire par (1) l’adoption par l’Exécutif d’un énoncé de politique linguistique d’État; (2) l’adoption par le Parlement d’une législation contraignante d’aménagement des deux langues officielles du pays, ainsi que des règlements d’application ; (3) l’établissement, par l’Exécutif, d’une institution de mise en œuvre de la politique linguistique nationale. En Haïti, nous n’avons encore franchi aucune de ces étapes… Il y a donc lieu d’œuvrer, patiemment, méthodiquement, afin que les modalités de la mise en oeuvre par l’État de l’aménagement linguistique soient publiquement débattues et assumées. En quoi consistent donc ces modalités ?
Les modalités de la mise en oeuvre par l’État de l’aménagement linguistique relèvent de la vision des droits linguistiques pour parvenir à l’adoption de l’énoncé de politique linguistique d’État ; et ces modalités doivent également viser l’adoption par le Parlement d’une législation contraignante d’aménagement des deux langues officielles du pays. Il s’agit à la fois d’interpeller publiquement les décideurs politiques, de contraindre et d’accompagner l’État afin que le processus d’élaboration de ces mesures régaliennes et jurilinguistiques soit enclenché et conduit de manière innovante. Dans la vision que nous offrons en partage, et compte tenu de la synergie à créer liant les droits linguistiques et les droits humains fondamentaux en Haïti, nous préconisons que les institutions des droits humains –de concert avec la Faculté de linguistique appliquée, notamment–, mettent en commun leurs ressources pour contribuer à l’élaboration de l’énoncé de politique linguistique d’État ainsi qu’à celle relative à la législation contraignante d’aménagement des deux langues officielles du pays. Pareille synergie est explicitée dans notre article « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique » (<Le National, Port-au-Prince, 11 octobre 2017). Par des campagnes de motivation sur la réalité des droits linguistiques au pays liés aux droits citoyens, par des interventions dans la presse et dans les écoles à l’échelle nationale, il s’agit de défendre et d’offrir en partage l’impérieuse nécessité d’aménager simultanément nos deux langues officielles dans tous les espaces de rapports institutionnels entre l’État et les citoyens. Compte tenu, également, de l’importance du secteur de l’éducation dans la vie nationale (2 691 759 élèves dans 15 682 écoles, selon l’Unicef), les institutions des droits humains –de concert avec la Faculté de linguistique appliquée–, devront publiquement interpeller le ministère de l’Éducation dans l’optique de l’élaboration de la politique linguistique éducative (voir notre article « Politique linguistique nationale et politique linguistique éducative en Haïti : une nécessaire convergence historique » (Le National, Port-au-Prince, 30 novembre 2017).
Les modalités de la mise en oeuvre par l’État de sa politique d’aménagement linguistique renvoient également à la nécessité d’instituer dès maintenant un ample débat public sur la question, fondamentale, de l’aménagement des langues officielles du pays (rôle, statut, fonctions, domaines d’intervention). À ce chapitre, l’apport des écrivains s’avère aussi indispensable que celui des institutions haïtiennes des droits humains. Il est connu que ceux qui font œuvre de fiction en créole et/ou en français, règle générale, se sentent concernés par la problématique linguistique haïtienne : il est donc impératif que les écrivains soient partie prenante d’un ample débat citoyen sur l’aménagement de nos deux langues officielles. L’Association des professeurs de français et de créole en Haïti (APROFH), ainsi que l’UNOH (L’Union nationale des normaliens haïtiens) pourraient également contribuer à ce débat tout en étant des interlocuteurs de premier plan des institutions haïtiennes des droits humains dans le dossier linguistique.
Malgré les faibles provisions jurilinguistiques de la Constitution de 1987 en matière d’aménagement linguistique (voir les articles 5 et 40), celui-ci demeure une obligation régalienne majeure : aucune académie, aucune instance para-étatique ne peut se substituer à l’État ; il revient à l’État d’élaborer et de mettre en œuvre la politique d’aménagement simultané des deux langues officielles du pays. L’immobilisme et la démission de l’État dans le domaine linguistique ne constituent pas une option –et encore moins une option porteuse.
Dans le texte « >Politique linguistique éducative en Haïti : retour sur les blocages systémiques au ministère de l’Éducation nationale >» (Le National, 23 novembre 2017), nous avons mis l’accent sur la place et l’importance de la politique linguistique éducative au pays. Le secteur de l’éducation, qui regroupe selon l’Unicef 2 691 759 élèves dans 15 682 écoles, demeure un secteur clé dans tout projet d’aménagement linguistique en Haïti. Or l’observation objective de ce secteur montre bien que s’y pratique l’immobilisme, le statu quo, l’État ne manifestant aucune volonté politique d’intervenir pour y aménager nos deux langues officielles. Jusqu’à nouvel informé, le seul mince indice public récent dont on dispose au chapitre de la politique linguistique éducative est la déclaration d’avril 2017 du ministre Pierre-Josué Agénor Cadet relative à la mise en œuvre des 26 points de sa feuille de route, consistant notamment à « Entreprendre des politiques d’aménagement éducatif et linguistique, en vue de parvenir à un bilinguisme créole/français équilibré, et de promouvoir le multilinguisme dans le pays ». Depuis lors aucun document public n’atteste une quelconque avancée au chapitre de la politique linguistique éducative : le ministère de l’Éducation dirigé par Pierre-Josué Agénor Cadet reproduit encore l’immobilisme et le culte du statu quo antérieurs –ce ministère va même jusqu’à conforter la rétrocession de certaines de ses prérogatives régaliennes à des agences internationales comme on l’a vu, en 2014, en ce qui a trait à l’élaboration des manuels d’apprentissage du créole et du français confiée à la USAID (cf. le Projet ToTAL : « Tout timoun ap li » – « All Children Reading »). Ce culte du statu quo et de l’immobilisme –qui s’accommode de la relative dépendance du ministère de l’Éducation nationale envers les agences internationales–, engendre également la confusion sinon l’amalgame dans le domaine de l’aménagement linguistique en Haïti. En effet, le ministère de l’Éducation nationale, pourtant lié par l’Accord du 8 juillet 2015 à l’ONG Académie créole, est aujourd’hui curieusement pris à partie par le PDG de cette académie en des termes brumeux : « Pauris Jean-Baptiste a profité de l’occasion pour critiquer le système éducatif haïtien qui, selon lui, a poussé les écoliers à ignorer la langue créole » (« L’AKA présente son bilan pour les deux dernières années », Le National, 18 décembre 2017 ; voir aussi notre texte du 15 juillet 2015, « >Du défaut originel de vision à l’Académie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale> > »).
Il nous semble justifié, malgré les faibles provisions jurilinguistiques de la Constitution de 1987 en matière d’aménagement linguistique, d’envisager l’institution d’un programme intérimaire d’aménagement des deux langues officielles du pays dans tous les cycles du système éducatif national, incluant l’enseignement universitaire et professionnel. Les lignes directrices de ce programme seront ensuite articulées à l’énoncé de la politique linguistique de l’État. Un tel programme intérimaire permettrait de sortir des ornières de l’immobilisme et du culte du statu quo par l’adoption de mesures innovantes visant notamment la généralisation de l’emploi obligatoire du créole comme langue d’enseignement et langue enseignée, aux côtés du français, dans la totalité du système éducatif national. Ce programme intérimaire d’aménagement des deux langues officielles du pays dans le système éducatif national devrait être assorti d’un décret rendant son application obligatoire dans la totalité du système éducatif national. Il devra notamment comprendre une certification accélérée en didactique du créole conduite en partenariat avec la Faculté de linguistique appliquée, la seule institution universitaire dépositaire d’une expertise nationale en créolistique.
Les modalités de mise en oeuvre par l’État de l’aménagement du créole et du français en Haïti se situent pour une grande part dans le système éducatif national. Ne pas y souscrire c’est aller à contre courant de l’Histoire ; pire : c’est torpiller l’incontournable refondation de l’École haïtienne réclamée par l’ensemble des enseignants et par les spécialistes du secteur de l’éducation. La pertinence d’une politique linguistique éducative est clairement exposée dans notre article « Politique linguistique éducative en Haïti : surmonter l’inertie, instituer l’aménagement simultané du créole et du français » (Le National, 14 novembre 2017). Car en définitive « Il n’est pas possible d’asseoir sur des bases solides un État qui ne parviendrait pas à inculquer à ses concitoyens l’importance de la maîtrise de la langue. » (Alice Develey : « Il faut faire de l’illettrisme une affaire d’État en France », Le Figaro, 11/10/2017)
Paru dans Le National, Port-au-Prince, le 10 janvier 2018