— Par Robert Berrouët-Oriol, Linguiste-terminologue —
L’analyse de la situation linguistique haïtienne sous l’angle particulier des droits linguistiques est relativement nouvelle en Haïti. Dans sa formulation la plus explicite, elle date de 2011 et a été consignée pour la première fois dans le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Berrouët-Oriol et al., Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti). La perspective soutenue dans ce livre et dans nos publications subséquentes est en effet novatrice et se veut rassembleuse : à contre-courant des mirages de la diglossie et de la vulgate « langue dominante » vs « langue dominée », cette perspective prend appui sur l’axiomatique selon laquelle les droits linguistiques font partie du grand ensemble des droits citoyens et ils doivent être portés par la société civile en lien avec l’établissement d’un État de droit au pays. Et c’est pour situer cette perspective dans sa dimension institutionnelle et exécutive que nous avons institué le plaidoyer pour la mise sur pied d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti dont la mission sera de concevoir et de mettre en œuvre l’aménagement simultané du créole et du français, les deux langues de notre patrimoine linguistique historique (voir nos articles « Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti », Le National, 20 avril 2017 ; « La création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti, un enjeu de premier plan », Le National, 16 septembre 2020). Au moment où l’Exécutif néo-tonton makout de Jovenel Moïse, avec l’aval intrigant de l’Organisation des États américains, s’apprête à faire voter illégalement une nouvelle Constitution destinée à légitimer un « présidentialisme fort » d’inspiration duvaliériste et qui viendra assauter les droits citoyens, il s’avère indispensable, en appui à la société civile haïtienne, de poursuivre avec constance le plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti au titre d’un droit citoyen essentiel.
Pour le lecteur peu familier de l’appareillage conceptuel du domaine jurilinguistique comme pour l’ensemble des lecteurs, nous ferons le rappel, dans un premier temps, de la notion de droits linguistiques. Il est essentiel de s’approprier correctement la notion de droits linguistiques pour bien en situer les enjeux majeurs en aménagement linguistique et dans la construction d’un État de droit en Haïti et, également, pour se prémunir des dérives idéologiques portées par une petite minorité de « créolistes » fondamentalistes qui, au nom de la défense unilatérale du créole, soutiennent l’idée de la guerre des langues couplée au stéréotype du bannissement du français en Haïti car cette langue, et elle seule, serait au fondement du « néo-colonialisme » au pays. On notera au passage que ces dérives idéologiques, quoique minoritaires, se manifestent de manière récurrente et constituent le terreau d’un discours « nationaliste » identitaire en croisade contre une prétendue « francofolie » haïtienne et ce discours entend se substituer aux sciences du langage dans la légitime défense du créole. Le rappel de la notion de droits linguistiques nous conduira aux principaux axes de la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 réactualisée dans le « Manifeste de Gérone sur les droits linguistiques » de 2011 en lien avec l’objectif de l’aménagement simultané du créole et du français au pays dont les fondements sont consignés, de manière générale, dans la Constitution haïtienne de 1987.
Tel que précisé dans le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Berrouët-Oriol et al., Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011), « On entend par « droits linguistiques » l’« Ensemble des droits fondamentaux dont disposent les membres d’une communauté linguistique tels que le droit à l’usage privé et public de leur langue, le droit à une présence équitable de leur langue dans les moyens de communication et le droit d’être accueilli dans leur langue dans les organismes officiels » (Gouvernement du Québec, Thésaurus de l’action gouvernementale, 2017). L’universalité des « droits linguistiques » s’entend donc au sens du « droit à la langue », du « droit à la langue maternelle » et de « l’équité des droits linguistiques ». En fonction du principe que les droits linguistiques sont à la fois individuels et collectifs, l’universalité des « droits linguistiques » pose (1) le droit d’une communauté linguistique à l’enseignement de sa langue maternelle et de sa culture ; (2) le droit d’une communauté de locuteurs à une présence équitable de sa langue maternelle et de sa culture dans les médias ; (3) le droit pour chaque membre d’une communauté linguistique de se voir répondre dans sa propre langue dans ses relations avec les pouvoirs publics et dans les institutions socioéconomiques.
Dans la formulation initiale de la notion de droits linguistiques, l’intitulé désigne à la fois son amplitude, « ensemble des droits », ainsi que sa dimension individuelle et collective assumée, « les membres d’une communauté » : il s’agit donc bien d’un ensemble de droits citoyens identifiés dans le domaine linguistique –notamment le « droit à la langue », le « droit à la langue maternelle »–, et qui se rattachent à la communauté de sujets parlants visés par ces droits. C’est pourquoi certains juristes parlent des « droits de la personne ayant une incidence linguistique ». Sans perdre de vue que les situations linguistiques diffèrent d’un pays à l’autre alors même que les droits linguistiques, dans leur universalité, sont à la fois individuels et collectifs, il est intéressant de noter que la réflexion des juristes et des jurilinguistes continue d’éclairer la notion de droits linguistiques en lien avec l’aménagement linguistique mis en œuvre dans différents pays.
Ainsi, dans une série d’articles spécialisés parus sur le site de l’Observatoire international des droits linguistiques, « L’État et les droits linguistiques », le juriste Graham Fraser prend soin de noter que « Les droits linguistiques sont plus que des moyens de protection : ce sont aussi des outils de transformation qui permettent aux citoyens (…) de fonctionner en tant que membres à part entière de la société. Ainsi, les droits linguistiques sont, à n’en pas douter, des droits individuels, mais ils n’acquièrent leur plein sens que dans le contexte de la communauté linguistique dont fait partie la personne qui les revendique. » (Revue de droit linguistique 5 / 1, 2018.) Dans cette même publication, Graham Fraser –« Senior Fellow » (« Professionnel en résidence ») à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales à l’Université d’Ottawa, auparavant Commissaire aux langues officielles du Canada et président de l’Association internationale des commissaires linguistiques de 2013 à 2016–, mentionne la référence suivante tout en faisant ressortir le rôle de l’État en matière de droits linguistiques : « Voir notamment R c Beaulac, [1999] 1 RCS 768 au parag. 20 : « Les droits linguistiques ne sont pas des droits négatifs, ni des droits passifs ; ils ne peuvent être exercés que si les moyens en sont fournis. Cela concorde avec l’idée préconisée en droit international que la liberté de choisir est dénuée de sens en l’absence d’un devoir de l’État de prendre des mesures positives pour mettre en application des garanties linguistiques […] ». Dans cette optique, la mise en œuvre des droits linguistiques exige des mesures gouvernementales et crée des obligations pour l’État, mesures et obligations qui doivent être consignées dans un dispositif d’ordre juridique et administratif.
Votée à Barcelone en 1996 avec l’appui du Pen Club et de l’Unesco, la Déclaration universelle des droits linguistiques, signée par 142 acteurs non gouvernementaux, consigne un ensemble de droits langagiers dont toute communauté peut se prévaloir. Cette Déclaration constitue une proposition fondamentale pour instaurer « des sociétés linguistiquement plus justes ». C’est un texte qui peut servir de base à toute loi linguistique d’un État et enrichir sa réflexion sociolinguistique. En voici un exposé indicatif :
Titre premier / Principes généraux
Article 8
Toute communauté linguistique a le droit d’organiser et de gérer ses propres ressources dans le but d’assurer l’usage de sa langue dans tous les domaines de la vie sociale.
Toute communauté linguistique a le droit de disposer des moyens nécessaires pour assurer la transmission et la pérennité de sa langue.
Article 9
Toute communauté a le droit de codifier, de standardiser, de préserver, de développer et de promouvoir son système linguistique, sans interférences induites ou forcées.
Article 10
Toutes les communautés linguistiques sont égales en droit.
Titre deuxième /
Régime linguistique général
Section I / Administration publique et organismes officiels
Article 15
Toute communauté linguistique a droit à ce que sa langue soit utilisée en tant que langue officielle sur son propre territoire.
Toute communauté linguistique a droit à ce que les actes juridiques et administratifs, les documents publics et privés et les inscriptions sur les registres publics réalisés dans la langue du territoire soient considérés comme valables et effectifs et que personne ne puisse en prétexter la méconnaissance.
Article 16
Tout membre d’une communauté linguistique a le droit d’utiliser sa propre langue dans ses rapports avec les pouvoirs publics et de se voir répondre dans cette langue. Ce droit s’applique également dans les relations avec les Administrations centrales, territoriales, locales ou supra-territoriales compétentes sur le territoire dont cette langue est propre.
Article 17
Toute communauté linguistique a le droit d’avoir à sa disposition et d’obtenir dans sa langue tout document officiel utile sur le territoire dont cette langue est propre, que ces documents soient sur support papier, sur support magnétique ou sur tout autre support.
Tout formulaire, modèle ou autre document administratif émis sur support papier, sur support magnétique ou sur tout autre support par les pouvoirs publics doit être rédigé et mis à la disposition du public dans toutes les langues des territoires couverts par les services chargés de le délivrer.
Article 18
Toute communauté linguistique a le droit d’exiger que les lois et autres dispositions juridiques qui la concernent soient publiées dans la langue propre à son territoire.
Section II / Enseignement
Article 23
L’enseignement doit contribuer à favoriser la capacité de libre expression linguistique et culturelle de la communauté linguistique du territoire sur lequel il est dispensé.
L’enseignement doit contribuer au maintien et au développement de la langue parlée par la communauté linguistique du territoire sur lequel il est dispensé.
L’enseignement doit toujours être au service de la diversité linguistique et culturelle et favoriser l’établissement de relations harmonieuses entre les différentes communautés linguistiques du monde entier.
Compte tenu de ce qui précède, chacun a le droit d’apprendre la langue de son choix.
Article 24
Toute communauté linguistique a le droit de décider quel doit être le degré de présence de sa langue, en tant que langue véhiculaire et objet d’étude, et cela à tous les niveaux de l’enseignement au sein de son territoire : préscolaire, primaire, secondaire, technique et professionnel, universitaire et formation des adultes.
Article 25
Toute communauté linguistique a le droit de disposer de toutes les ressources humaines et matérielles nécessaires pour parvenir au degré souhaité de présence de sa langue à tous les niveaux de l’enseignement au sein de son territoire : enseignants dûment formés, méthodes pédagogiques appropriées, manuels, financement, locaux et équipements, moyens techniques traditionnels et technologie de pointe.
Article 26
Toute communauté linguistique a droit à un enseignement qui permette à tous ses membres d’acquérir une maîtrise totale de leur propre langue de façon à pouvoir l’utiliser dans tout champ d’activités, ainsi que la meilleure maîtrise possible de toute autre langue qu’ils souhaitent apprendre.
L’examen attentif du contenu de la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 confirme l’idée centrale que ces droits doivent être explicitement reconnus par les pouvoirs exécutif et législatif et doivent, surtout, faire l’objet d’un encadrement juridique de la part de l’État pour en garantir l’application et l’efficience. Les articles ci-haut reproduits illustrent bien le caractère à la fois individuel et collectif de ces droits, et dans tous les cas de figure le rôle de l’État demeure essentiel. Il revient en effet à l’État de reconnaître aux citoyens la plénitude de leurs droits linguistiques et de leur accorder une protection législative explicite exprimée dans la loi. Dans le cas d’Haïti et depuis l’adoption de la Constitution de 1987, aucun texte de loi n’atteste que l’État aurait reconnu la plénitude des droits linguistiques au pays et, en conséquence, il ne leur a pas accordé une protection législative explicite. En réalité, l’État haïtien n’a pas jusqu’ici fait preuve d’un intérêt réel et soutenu pour la question linguistique, hormis l’inaboutie réforme Bernard de 1979 dans le champ éducatif et la création en 1994 de la Secrétairerie d’État à l’alphabétisation, mais ces interventions n’ont à aucun moment été dictées par une quelconque volonté politique d’identifier et de faire respecter les droits linguistiques au pays. Il en est de même de l’Office de la protection du citoyen (OPC), institution républicaine régie au niveau national par la Constitution de 1987 et la Loi portant organisation et fonctionnement [de l’OPC] votée le 3 mai 2012 et publiée dans le Moniteur du 20 Juillet 2012. L’OPC a pour mission de veiller au respect par l’État de ses engagements en matière de droits humains, notamment ceux contractés au niveau régional et international. Il lui revient de protéger tout individu contre toutes les formes d’abus de l’Administration publique, mais l’expérience a montré que jusqu’à présent il n’a pas su défendre la population contre les exactions répétées du régime néo-duvaliériste du Parti haïtien tèt kale (PHTK) de Martelly/Lamothe/Moïse. En ce qui a trait aux droits linguistiques et sur un registre apparenté, la création prématurée en 2014 de l’Académie du créole haïtien (AKA) dont le mandat est strictement déclaratif –elle ne peut faire que des « recommandations » et donner des « avis » non contraignants au plan juridique–, n’a pas été le lieu de l’affirmation des droits linguistiques de l’ensemble des locuteurs haïtiens, unilingues créolophones et bilingues créole-français. Ainsi s’explique en grande partie l’échec de l’AKA qui ne s’est toujours pas remise des scandales de népotisme et de corruption qu’elle a connu ces dernières années et dont elle n’a pas rendu compte par-devant la justice (voir notre article « Maigre bilan de l’Académie du créole haïtien (2014-2019) : les leçons d’une dérive prévisible », Le National, 5 avril 2019). Dépourvue d’une véritable vision des droits linguistiques en Haïti et friande d’accords de coopération cosmétiques et improductifs avec le ministère de l’Éducation nationale et la Secrétairerie d’État à l’alphabétisation, l’Académie créole s’est également révélée incompétente quant à l’évaluation d’outils pédagogiques en langue créole parachutés sans examen scientifique préalable dans le système éducatif national. C’est entre autres le cas du lexique anglais-créole de 859 entrées du projet « MIT – Haïti Initiative », ouvrage pré-scientifique et pré-lexicographique d’une grande médiocrité et qui a été fabriqué à l’encontre des droits linguistiques des locuteurs créolophones, notamment le droit à une éducation de qualité en langue maternelle. Il y a lieu de rappeler que ce lexique comprend pour l’essentiel des équivalents créoles fantaisistes, aberrants, inadéquats et non conformes au système de la langue créole et qu’aucun élève créolophone, dans la sphère sémantique et culturelle, ne peut comprendre. Nous avons rigoureusement analysé ce lexique dans notre article « Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » (Le National, 21 juillet 2020). Conçu dans l’ignorance des règles de base de la lexicographie professionnelle, ce lexique requiert d’incontournables questions quant au respect de la déontologie dans la production scientifique universitaire : comment et pourquoi une institution telle que le MIT, du haut de sa notoriété scientifique et de sa puissance financière, peut-elle cautionner et/ou fermer les yeux sur la diffusion en Haïti d’un outil lexicographique aussi médiocre au plan scientifique que le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » alors même qu’elle ne l’aurait pas avalisé et diffusé dans ses Facultés et centres de recherche aux États-Unis ? Le « Department of Linguistics and Philosophy » du MIT, réputé à l’échelle internationale pour la qualité de sa production scientifique mais qui n’a publié aucun document de lexicographie créole depuis la création en 1961 de son « Graduate Program in Linguistics », a-t-il participé à l’élaboration d’un lexique anglais-créole aussi manifestement pré-scientifique et pré-lexicographique ? La médiocrité lexicographique du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » interpelle également, au chapitre des droits linguistiques, le pouvoir de régulation que devrait exercer le ministère de l’Éducation nationale sur la qualité linguistique des outils pédagogiques rédigés en créole et mis en circulation sans contrôle préalable dans le système éducatif haïtien. L’absence d’évaluation normative, par l’État haïtien, de la qualité linguistique des outils pédagogiques rédigés en créole ainsi que leur circulation incontrôlée dans le système éducatif national compromet lourdement le droit à une éducation de qualité en langue maternelle, et, de manière liée, le caractère non scientifique et dilettante d’ouvrages tels que le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » décrédibilise la légitime perspective de l’enseignement des mathématiques, des sciences et des techniques en langue maternelle créole (voir notre article « Dictionnaires et lexiques créoles : faut-il les élaborer de manière dilettante ou selon des critères scientifiques ? », Le National, 28 juillet 2020).
Minorée sinon niée dans les faits en Haïti, la question des droits linguistiques demeure centrale à l’échelle internationale comme en témoigne le « Manifeste de Gérone sur les droits linguistiques » adopté le 13 mai 2011. Issu des travaux du Comité de la traduction et des droits linguistiques du PEN international, ce Manifeste –qui pose que les droits linguistiques doivent être considérés comme des droits humains fondamentaux–, réactualise comme suit les dix principes fondamentaux de la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 :
- La diversité linguistique est un héritage universel qui doit être valorisé et protégé.
- Le respect de toutes les langues et de toutes les cultures est fondamental à la construction et au maintien du dialogue et de la paix dans le monde.
- Tous les individus apprennent à parler au cœur d’une communauté qui leur donne la vie, la langue, la culture et l’identité.
- Les différentes langues et les différentes façons de parler ne sont pas seulement des moyens de communication; ce sont aussi le milieu dans lequel les humains grandissent et les cultures sont construites.
- Chaque communauté linguistique a le droit d’utiliser sa langue comme langue officielle dans son territoire.
- L’instruction scolaire doit contribuer à améliorer le prestige de la langue parlée par la communauté linguistique du territoire.
- Il est souhaitable pour les citoyens d’avoir une connaissance générale de langues différentes, parce que cela favorise l’empathie et l’ouverture intellectuelle, tout en contribuant à la connaissance plus profonde de leur propre langue.
- La traduction de textes, surtout les grandes œuvres des différentes cultures, représente un élément très important dans le processus nécessaire à une meilleure compréhension et un plus grand respect entre les êtres humains.
- Les médias sont un porte-voix privilégié pour développer et atteindre la diversité linguistique, ainsi que pour augmenter son prestige avec compétence et rigueur.
- Le droit d’utiliser et de protéger sa propre langue doit être reconnu par les Nations- Unies comme l’un des droits humains fondamentaux.
Dans le prolongement du « Manifeste de Gérone sur les droits linguistiques » de mai 2011, il y a lieu de rappeler que le premier Congrès mondial des droits linguistiques s’est tenu à Teramo, en Italie, du 19 au 23 mai 2015. Ce congrès a fait maillage de la XIVe Conférence internationale de l’Académie internationale de droit linguistique (AIDL) sur le droit et la langue et les IXes Journées des droits linguistiques. En plus de l’AIDL et de l’Association LEM-Italia, cette manifestation a été organisée en collaboration avec l’Observatoire européen du plurilinguisme, l’Observatoire international des droits linguistiques, le Gruppo di studio sulle politiche linguistiche de la Società di linguistica italiana, le DORIF-Università, ainsi que de nombreuses équipes de recherches d’universités du monde entier et notamment de l’Université de Teramo qui a accueilli le congrès. En décembre 2016 a eu lieu la signature du Protocole de Donostia pour la garantie des droits linguistiques, dernière étape, à ce jour, vers la concrétisation d’un instrument juridique normatif permettant la mise en œuvre des valeurs et principes énoncés dans la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 repris dans le Manifeste de Gérone en 2011. Sur l’évolution des droits linguistiques ces dernières 25 années, il est utile de signaler que la dimension linguistique des droits humains fondamentaux préoccupe de nombreux juristes et constitutionnalistes à l’échelle internationale. Elle a par exemple fait l’objet d’une éclairante étude de Bruno de Witte, juriste et enseignant chercheur à la « European Law School » de l’Université de Maastricht aux Pays-Bas et co-directeur du « Maastricht Centre for European Law », sous le titre « L’évolution des droits linguistiques (1983-2008) », étude parue en Espagne dans la Revista de Llengua i Dret, numéro 51, juin 2009. Le lecteur curieux pourra aussi accéder aux études consignées dans le vaste dossier « Les politiques d’aménagement linguistique : un tour d’horizon », Télescope (revue de l’École d’administration publique du Québec), volume 16 no 3, automne 2010. Voir également le livre paru en 1993, « Langues et constitutions : recueil des clauses linguistiques des constitutions du monde », par François Gauthier, Jacques Leclerc et Jacques Maurais (Les Publications du Québec : Conseil international de la langue française). Au chapitre des dispositions linguistiques constitutionnelles, la linguiste-terminologue québécoise Christiane Loubier note avec à-propos qu’« On a recensé (…) des dispositions linguistiques constitutionnelles dans près de 75 % des États souverains (Gauthier, Leclerc et Maurais, 1993) » (voir l’étude « Politiques linguistiques et droit linguistique », Office québécois de la langue française, 2002). Pour sa part, le sociolinguiste Jacques Leclerc, sur le site « L’aménagement linguistique dans le monde » hébergé à l’Université Laval, présente en ordre alphabétique un large éventail des « Dispositions linguistiques des constitutions des États souverains » ainsi que des références à des « Lois linguistiques » ou à des lois non linguistiques contenant des dispositions linguistiques. En ce qui a trait aux droits linguistiques en Afrique, voir l’étude du linguiste Nazam Halaoui mise en ligne sur Cairn.info le 01/03/2009, « L’identification des langues dans les Constitutions africaines » (Revue française de droit constitutionnel 2001/1 (n° 45). Nazam Halaoui a été enseignant chercheur à l’Université d’Abidjan. Actuellement membre du Groupe de recherche en sémantique, lexicologie et terminologie de l’Université de Montréal, il travaille en aménagement linguistique et principalement dans les domaines de la politique et de la législation des langues, de la grammaire et de la terminologie, et de l’alphabétisation.
En ce qui concerne l’aménagement linguistique en Haïti, le « Manifeste de Gérone sur les droits linguistiques » consigne un éclairage qu’il est intéressant de mettre en lien avec la Constitution de 1987. D’une part il réactualise les principes fondamentaux de la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996, à savoir le « droit à la langue », le « droit à la langue maternelle », « l’équité des droits linguistiques » et la « diversité linguistique », principes qui devront impérativement figurer dans le futur et premier énoncé de politique linguistique de l’État haïtien. D’autre part, il promeut la nécessité de l’établissement de garanties juridiques au niveau des États quant à l’efficience des droits linguistiques : c’est le sens porté par le 10e principe du « Manifeste de Gérone sur les droits linguistiques » lorsqu’il pose que « Le droit d’utiliser et de protéger sa propre langue doit être reconnu par les Nations-Unies comme l’un des droits humains fondamentaux ». Sous cet angle particulier et essentiel dans la perspective de l’édification d’un État de droit en Haïti, il y a lieu de rappeler que la Constitution haïtienne de 1987 –votée suite à la défaite de la dictature duvaliériste–, consigne pour la première fois dans l’histoire nationale un ensemble de droits humains fondamentaux, en particulier la liberté d’expression, le droit d’association, le droit à l’éducation et à la santé, etc. L’universalité des droits linguistiques réitérée dans le « Manifeste de Gérone » s’apparie donc rigoureusement aux droits humains fondamentaux reconnus par la Constitution haïtienne de 1987.
Telle est la perspective exposée dans notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti » (Cidihca et Éditions Zémès, 2018), perspective en phase avec le « Manifeste de Gérone sur les droits linguistiques » de 2011. Il y est précisé que la Constitution de 1987 a légitimé la nécessité de la simultanéité de l’aménagement de nos deux langues officielles par la co-officialisation du créole et du français assortie, à l’article 40 du texte constitutionnel, des obligations de l’État en matière de diffusion bilingue des documents officiels –obligation nullement respectée depuis 1987. Les fondements constitutionnels de l’aménagement linguistique en Haïti, consignés aux articles 5 et 40 de notre loi-mère, interpelle et légitime la mise en place d’une politique linguistique d’État novatrice au pays, la co-officialisation du créole et du français constituant le socle de ce que nous appelons, en conformité avec la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996, le bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti au profit de tous les locuteurs haïtiens (voir notre article « Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti », Le National, 7 novembre 2019).
En posant que « Chaque communauté linguistique a le droit d’utiliser sa langue comme langue officielle dans son territoire », et que « L’instruction scolaire doit contribuer à améliorer le prestige de la langue parlée par la communauté linguistique du territoire », le « Manifeste de Gérone sur les droits linguistiques » de 2011 interpelle la protection juridique et constitutionnelle que l’État doit accorder à la langue maternelle. Pareille protection, dans sa généralité, est conforme aux articles 5 et 40 de la Constitution haïtienne de 1987, mais notre charte fondamentale ne va pas jusqu’à instituer de manière explicite la constitutionnalisation des droits linguistiques eux-mêmes au sens où elle ne formule pas d’obligation liée explicitement aux droits linguistiques. Certes, l’article 40 de la Constitution de 1987 fait obligation à l’État de rendre publics dans nos deux langues officielles, le créole et le français, l’ensemble de ses documents, mais cette obligation n’est pas motivée en premier lieu par l’impératif du respect des droits linguistiques des locuteurs.
À propos de la constitutionnalisation des droits linguistiques, le sociolinguiste québécois Jacques Leclerc, spécialiste de l’aménagement linguistique, précise qu’« Il reste ensuite à fixer ces droits dans un texte juridique qui les officialisera en quelque sorte. Les droits peuvent être constitutionnalisés, c’est-à-dire inscrits dans la loi fondamentale du pays, la Constitution. La constitutionnalisation des droits revêt un caractère plus solennel et plus intemporel, dans la mesure où la Constitution d’un pays ne vole pas en éclats à tout moment. Dans la plupart des cas, on se contentera d’inscrire dans la Constitution des principes généraux, quitte à préciser dans une loi (révocable) les mesures particulières de protection. » (Voir le chapitre « Les enjeux politiques de l’aménagement linguistique » sur le site « L’aménagement linguistique dans le monde » hébergé à l’Université Laval, Québec, février 2017.) Au Canada, la tradition et la jurisprudence sont solidement établies quant aux droits linguistiques constitutionnels, et il existe un Programme d’appui aux droits linguistiques (PADL) dont la mission est d’informer les Canadiens des droits linguistiques que leur garantit la Constitution du Canada.
Malgré l’absence en Haïti d’une jurisprudence qui lui soit dédiée, la constitutionnalisation des droits linguistiques, qui devra être prévue dans le premier et futur énoncé de politique linguistique de l’État haïtien, constitue une perspective majeure à mettre en œuvre au pays. Elle devra toutefois, pour faire consensus dans le corps social et recevoir la sanction d’un prochain Parlement non inféodé au pouvoir exécutif, être formellement établie par des juristes, des linguistes aménagistes et des constitutionnalistes dans un contexte où la gouvernance du pays aura retrouvé légitimité et crédibilité, ce qui est loin d’être le cas actuellement avec le régime néo-duvaliériste du PHTK. Cela nous remet en mémoire le caractère hautement politique de l’aménagement linguistique et la réalité que l’État haïtien, dans sa configuration actuelle, est un obstacle à l’aménagement linguistique et à la plénitude des droits linguistiques en Haïti : un État de non droit, un État défaillant attelé au démantèlement des droits citoyens et qui n’a pas le projet de s’atteler à la reconnaissance et à la mise en œuvre des droits linguistiques de tous les locuteurs haïtiens. À ce tournant de l’histoire du pays où le régime néo-duvaliériste du PHTK s’apprête à faire voter frauduleusement une Constitution d’inspiration tonton makout, le rôle des institutions des droits humains en Haïti s’avère essentiel dans le plaidoyer et dans la conquête des droits linguistiques des locuteurs haïtiens (là-dessus voir nos articles « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique », Le National, 11 octobre 2017 ; et « Droits linguistiques en Haïti : l’indispensable implication des institutions des droits humains », Le National, 8 décembre 2017). Dans le cheminement vers l’établissement d’un État de droit en Haïti, la constitutionnalisation des droits linguistiques assortie des mécanismes juridiques et règlementaires d’application de la politique linguistique nationale de l’État haïtien s’avère un passage obligé vers l’efficience des droits linguistiques de tous les locuteurs. Il appartient aux juristes et aux constitutionnalistes de s’y atteler dès maintenant.
Montréal, le 1er février 2021