— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Le présent article entreprend d’examiner une problématique de fond qui interpelle les linguistes, les enseignants, les directeurs d’écoles, les universitaires, la presse et l’ensemble de la société civile. Quarante-cinq ans après le lancement de la réforme Bernard de 1979, une réforme lacunaire et inaboutie, le système éducatif national haïtien est-il guidé par UNE VISION comprise dans un énoncé de politique linguistique éducative d’État ? Trente-sept ans après le vote majoritaire de la Constitution de 1987 qui a accordé au créole et au français le statut de langues co-officielles, l’État haïtien a-t-il élaboré, voté et mis en œuvre sa première loi d’aménagement des deux langues de notre patrimoine linguistique historique ? De manière unanime, les analystes du système éducatif national haïtien répondent « non » à ces deux questions de premier plan tout en précisant que ce système a connu, de 1979 à 2023, de multiples « réformes » financées à coup de centaines de millions de dollars et d’euros par les agences de coopération internationale. (voir notre article « Financement du système éducatif haïtien : les puissantes institutions internationales alimentent-elles la corruption en Haïti ?, » Rezonòdwès, 1er janvier 2024). Qu’il s’agisse d’une présumée « réforme majeure » de l’éducation en cours d’exécution depuis 2011, ou des nombreuses « réformes » sectorielles qui auraient, semble-t-il, été conduites par différents ministres de l’Éducation nationale ces onze dernières années ; qu’il s’agisse d’une vaste récolte de présumées « réformes » tous azimut connues au fil des ans sous différentes appellations –« Plan national d’éducation et de formation (PNEF) 1996 », « Plan opérationnel 2010-2015 », « Stratégie nationale de l’éducation pour tous » (SNA/EPT) 2007, « Plan décennal d’éducation et de formation (PDEF) 2020, « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 »–, les analystes constatent que « réformer la réforme » et/ou additionner pêle-mêle diverses présumées « réformes » éducatives s’est mué en une permanente compétition sportive à géométrie variable et est devenu l’axe central des interventions de l’État. L’on s’acharne à « réformer » coûte que coûte et sans bilan des résultats obtenus, l’on s’évertue à « réformer la réforme » mais de nombreux enseignants se posent la même question depuis de longues années : existe-t-il UNE VISION consensuelle et rassembleuse de l’éducation en Haïti ? Existe-t-il UNE VISION de l’éducation en Haïti qui intègre et articule ses dimensions didactique, curriculaire, linguistique, pédagogique, politique et managériale ? Comment expliquer qu’un système éducatif qui a été (1) ausculté à tous les étages par des experts nationaux et internationaux de 1979 à nos jours et qui est (2) amplement financé à hauteur de centaines de millions de dollars et d’euros par les agences de coopération internationale, soit encore un système qui enfante l’échec scolaire, un système enfermé dans la mal-gouvernance, traversé lui aussi par la corruption et le clientélisme, un système où les enseignants en très grand nombre ne sont pas qualifiés? Le principal obstacle à l’aménagement du créole et du français dans l’École haïtienne et à l’édification d’une École haïtienne de qualité et inclusive ne serait-il pas d’ordre politique ?
Dans tous les cas de figure, l’on observe de manière générale et en particulier sur le site officiel du ministère de l’Éducation nationale que les diverses « réformes » du système éducatif national n’ont pas fait l’objet d’un bilan synthèse, analytique et documenté, élaboré par l’État haïtien, et encore moins d’un bilan synthèse conjoint élaboré par l’État haïtien et les bailleurs de fonds internationaux ces onze dernières années. En dépit de ce lourd défaut d’imputabilité, le système éducatif national continue d’être grassement financé par les bailleurs de fonds internationaux qui campent en permanence à son chevet. Et la référence rituelle à la réforme Bernard de 1979, telle une pieuse et miraculeuse icône, se retrouve dans un grand nombre de documents officiels du ministère de l’Éducation sans que l’on sache à quoi précisément l’on se réfère (voir notre article « L’aménagement du créole en Haïti et la réforme Bernard de 1979 : le bilan exhaustif reste à faire », Rezonòdwès, 16 mars 2021).
À contre-courant de l’instrumentalisation folklorisante des reliques de la réforme Bernard au ministère de l’Éducation nationale, il existe pourtant un rapport-synthèse de cette réforme : nous l‘avons identifié et cherché ces trois dernières années et ce n’est que tout récemment que nous l’avons enfin trouvé. Rédigé par Uli Locher Thierry Malan et Charles Pierre-Jacques, il a pour titre « Évaluation de la réforme éducative en Haïti » (Banque mondiale, Genève, octobre 1987). Le document comporte le sous-titre « Rapport final de la mission d’évaluation de la réforme éducative en Haïti », ce qui indique explicitement qu’une mission d’évaluation a été conduite en Haïti avant la rédaction de ce rapport. Le sommaire du document comprend notamment les titres et sous-titres suivants : 1.1 Historique et contexte de la reforme ; 1.2 Évolution des objectifs et des résultats ; 1.4.4 Production et distribution des matériels didactiques ; 2. Les résultats de la réforme ; 3. Conclusions et recommandations ; 3.2.8 [recommandations relatives aux] manuels scolaires. Il sera sans doute utile d’effectuer sous peu un compte-rendu de lecture de cet inédit et très peu connu rapport-synthèse de la réforme Bernard de 1979.
Bilatéral et/ou multilatéral, le financement du système éducatif national a été illustré comme suit dans notre récente étude « Financement du système éducatif haïtien : les puissantes institutions internationales alimentent-elles la corruption en Haïti ? » (Rezonòdwès, 2 janvier 2024). Donné à titre illustratif uniquement, cet échantillon de projets et d’interventions ne recouvre pas la totalité des financements de l’International dans le secteur haïtien de l’éducation ces onze dernières années.
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« Le Partenariat mondial pour l’éducation approuve un financement pour aider à faire avancer la réforme de l’éducation en Haïti ». « Le Partenariat mondial pour l’éducation (GPE) a approuvé le 22 juin 2021 un financement de 16,5 millions de dollars US pour aider à faire avancer la réforme de l’éducation en Haïti à travers le projet Promotion d’un système éducatif efficace en Haïti. » (Source : site du PME/GPE, 4 juillet 2021)
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« La Banque mondiale approuve un financement additionnel de 90 millions de dollars américains pour le secteur de l’éducation en Haïti ». (Source : site de la banque mondiale, 7 mars 2022)
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« Éducation sans délai » annonce une subvention à effet catalyseur de 11,8 millions de dollars É.-U. consacré à un programme pluriannuel de résilience en Haïti ». (Source : site de l’UNICEF, 3 octobre 2022 – « Éducation sans délai » / « Education Cannot Wait »).
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« Promoting a more Equitable, Sustainable and Safer Education » – « Objectif de développement » [« Promouvoir une éducation plus équitable, plus durable et plus sûre »]. Coût total du projet : 105.60 millions $ USD, approuvé le 25 juin 2021 ; montant engagé : 15.60 millions $US. (Source : site de la Banque mondiale)
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« L’UE [l’Union européenne] approuve un financement de 30 millions d’euros en appui au système d’éducation public ». (Source : Le Nouvelliste, 13 juillet 2023)
- « Le gouvernement Haïtien et l’UE signent une convention de financement du programme « Éducation pour vivre ensemble ». Montant : 18 millions d’euros. (Source : Délégation de l’Union européenne en République d’Haïti, 13 décembre 2023).
- « Signature du projet Lekòl nou : l’Afd [Agence française de développement] renouvelle son engagement en faveur d’une éducation de qualité en Haïti » (site de l’Agence française de développement, 25 avril 2022) : « Le lancement du programme Avni nou, auquel sera étroitement associé le ministère de l’Éducation et de la formation professionnelle, signe l’engagement continu de la France en Haïti à travers l’AFD à soutenir les efforts des autorités publiques et de la société civile en faveur d’un système éducatif de qualité en Haïti. Le programme s’élève à 12 millions d’euros, dont 3 millions d’euros pour le projet Lekòl nou, porté par la FOKAL. Avec 37 millions d’euros d’engagements en faveur de l’éducation et de la formation professionnelle en Haïti, l’AFD est le principal bailleur de fonds bilatéral du secteur et confirme la priorité accordée à l’éducation par l’AFD et la France en Haïti ».
- « Projet d’appui au plan et à la réforme de l’éducation en Haïti (APREH) ». Montant : 24 250 000 $ USD ; date d’entrée en vigueur : 5 mars 2015 ; durée : 4 ans ; bailleur : Banque interaméricaine de développement (BID).
L’aménagement du créole et du français dans l’École haïtienne doit-il être conduit lorsqu’adviendra véritablement un « État de droit » en Haïti ou peut-il être mis en route dans un « État de dealers » ? Autre façon de poser cette question : faudrait-il attendre que l’État de droit soit installé en Haïti avant de poser les bases de l’aménagement de nos deux langues officielles ? La réponse à ces questions majeures mérite d’être examinée sur les plans historique et constitutionnel ainsi que sur les plans institutionnel et politique. Il est toutefois utile de rappeler au préalable que « La notion d’État de droit désigne un système institutionnel dans lequel l’État voit ses pouvoirs, c’est-à-dire la puissance publique, encadrés par des règles de droit hiérarchisées. Autrement dit, l’État de droit est un État soumis à un ensemble de normes juridiques qui s’oppose à son pouvoir arbitraire pour assoir la protection des libertés et droits fondamentaux ». (…) « L’État de droit est mis en œuvre à 3 conditions : –le respect de la hiérarchie des normes ; –l’égalité des citoyens devant la loi ; –la séparation des pouvoirs et l’indépendance des juges » (JurisLogic : « Tout comprendre sur l’État de droit : définition et caractéristiques », document en ligne, non daté). À l’inverse, l’« État de dealers » désigne un système non institutionnel qui n’est pas encadré par des règles de droit hiérarchisées : dans l’Haïti d’aujourd’hui il s’agit d’une configuration où le pouvoir d’État est un pouvoir politico-mafieux institué en bandes organisées dans ses différentes variantes : « narco-État », « klepto-État », « État voyou », « État gangstérisé », « État criminalisé », « État prédateur ». En filiation directe avec la dictature duvaliériste –qui avait institué une vaste escroquerie de pompage financier à travers la Régie du tabac et des allumettes–, l’« État de dealers » ouvertement promu par les caïds Michel Martelly et Laurent Lamothe, dirigeants historiques du PHTK, constitue le véritable « projet de société » et la composante managériale majeure du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste au pouvoir depuis onze ans au pays. L’« État de dealers » institué par le PHTK au fil du démantèlement quasi généralisé des institutions de l’État, s’attache à la reproduction de son pouvoir qui garantit à ses différentes factions d’« ayants-droits » la captation de la « rente financière d’État » sous différentes formes : sous-culture de la corruption et de l’impunité, détournements des finances publiques, évasion fiscale, caisses noires, racket, surfacturation, chèques-zombis, comptabilité opaque, prolifération de « projets » bidon financés par la coopération internationale, clientélisme opérationnel des cabinets ministériels transformés en « stations de pompage » des financements accordés à Haïti par les agences de coopération internationale, etc. L’« État de dealers » institué par le PHTK est également un État de « bandits légaux » dans lequel l’instrumentalisation des gangs armés est devenu une caractéristique centrale de l’exercice du pouvoir d’État. En effet, « Loin d’avoir été un changement d’échelle, [l’instrumentalisation des gangs armés] a complètement changé la donne. En investissant l’appareil étatique, le grand banditisme, le crime organisé, s’est offert le bouclier de la légalité. Les bandits légaux sont devenus les parrains exclusifs des caïds au détriment des politiciens. Toutefois, à l’instigation de leurs nouveaux parrains, ils peuvent toujours fournir leurs services criminels aux politiciens traditionnels, qui ont accepté cet état de fait en rejoignant la caravane. Le basculement aura donc été total. Désormais, la grande criminalité, installée au sommet de l’État, donne le ton, y compris à la classe politique » (voir l’article de Jhon Picard Byron, enseignant-chercheur à Université d’État d’Haïti : « Haïti : comment sortir de la terreur criminelle et aveugle instaurée par les “bandits légaux” ? », AlterPresse, 29 août 2022).
La configuration de l’« État de dealers » institué par le PHTK néo-duvaliériste a également été décrite par Laënnec Hurbon, sociologue, directeur de recherche au CNRS (Paris) et professeur à la Faculté des sciences humaines de l’Université d’État d’Haïti dans son article « Pratiques coloniales et banditisme légal en Haïti » (Médiapart, 28 juin 2020). Avec hauteur de vue, Laënnec Hurbon éclaire la réalité des liens attestés entre tel « clan de prédateurs » et l’International –voir principalement le rôle des États-Unis d’Amérique–, dans la survenue de l’« État de dealers » en Haïti : « On observe seulement que la communauté internationale favorise l’entrée d’un clan de prédateurs haïtiens dans les arcanes de l’État (voir l’ouvrage de l’économiste Fritz Alphonse Jean, ancien gouverneur de la Banque centrale : « Haiti, l’économie de la violence », [Éditions Pédagogie nouvelle], 2019), comme si l’habitus colonial est si fort, si irrésistible qu’elle ne peut ressentir le besoin d’interroger sa position. Mais pour les Haïtiens, cet habitus n’est intériorisé que par les prédateurs eux-mêmes. Pourquoi est-ce ce clan qui fournit les alliés principaux de la communauté internationale ? Justement nous assistons encore aux mêmes schèmes d’action dans la rhétorique du BINUH (Bureau intégré des Nations Unies en Haïti) mis en place après le départ de la Minustah ».
RAPPEL 1 / Les notions « État de dealers » et « cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste » ne sont ni fortuites ni abstraites. La caractérisation du PHTK comme cartel politico-mafieux est abordée sous plusieurs angles par le politologue Frédéric Thomas, spécialiste d’Haïti, chargé d’études au Centre tri-continental (CETRI) à Louvain-la-Neuve (Belgique) et auteur de l’ouvrage « L’échec humanitaire – Le cas haïtien » (coédition CETRI, Couleurs livres, 2017). Il nous enseigne que « L’erreur serait d’isoler les faits, de voir dans la corruption une fatalité, et de conclure à l’incapacité de la population à se gouverner. En réalité, il semble que l’international, États-Unis en tête, s’accommode bien mieux d’un gouvernement corrompu que les Haïtiennes et Haïtiens. Près des deux tiers des fonds PetroCaribe ont été dépensés –et détournés– sous la présidence de Michel Martelly (2011-2016), dont la stratégie « d’ouvrir Haïti aux affaires » était montrée en exemple par les acteurs internationaux » (Frédéric Thomas, « Corruption du pouvoir en Haïti : notre complaisance, leur suffocation », CADTM, 7 septembre 2020). En ce qui a trait aux liens qui existent entre la « gangstérisassion du pouvoir » et la classe politique haïtienne, Frédéric Thomas précise ceci : « (…) au fur et à mesure que gronde la contestation, grandit l’insécurité. Puis viennent les massacres, dont le plus important (71 personnes tuées), celui du quartier populaire de La Saline, à Port-au-Prince, la capitale, en novembre 2018. S’y vérifient les liens entre les gangs, des fonctionnaires publics et la classe politique, ainsi que la stratégie de terreur déployée par l’État. Et la mécanique de l’impunité : les responsables directs sont d’anciens fonctionnaires connus et reconnus, libres de leurs mouvements » (Frédéric Thomas, « Haïti : recommencer la révolution », CADTM, 30 mars 2021). [Le souligné en gras est de RBO]
Sur le registre des liens qui existent entre la « gangstérisassion du pouvoir », l’« État de dealers » et la classe politique haïtienne, nous disposons d’un document de première main, le reportage réalisé par Jameson Francisque avec la collaboration de Samuel Céliné et Snayder Pierre-Louis pour AyiboPost et CONNECTAS dans le cadre de l’Initiative pour le journalisme d’investigation des Amériques du Centre international des journalistes (ICFJ). Ce reportage est accessible sur le site Ayobopost sous le titre « Haïti : le gouvernement des gangs ». L’on y lit notamment que « Cela fait quelque temps que les organisations de droits humains dénoncent les relations entre l’administration de [Jovenel] Moïse et les gangs. Mais c’est en 2020 que les indices ont été plus concluants ». (…) « lors d’une conférence de presse sur le covid-19, [le Premier ministre] Joseph Jouthe a assuré qu’il était en constante communication avec les bandits, qu’ils connaissaient [leur] numéro, et qu’ils l’avaient appelé au moins une fois. Izo, un chef de gang, s’était plaint au premier ministre de barrages placés par la police a la sortie du quartier que contrôle sa bande. C’est en direct que le chef du gouvernement a promis au bandit qu’ils se parleraient au cours de la soirée ». (…) « Contacté par AyiboPost, le premier ministre estime qu’il est normal qu’il parle aux bandits. « Je ne vois pas pourquoi ils se font des maladies à cause de cela, je suis le premier Ministre de tout le monde, a-t-il dit. Je répondrai toujours à mon téléphone. Les gangs se considèrent comme des agents de développement puisqu’ils font la loi dans ces quartiers. Ils m’ont appelé pour solliciter de l’aide et j’en ai profité pour les inviter à déposer les armes et reprendre la vie normale. Malheureusement ils n’ont pas accepté et maintenant la PNH passe directement au démantèlement ».
Les notions « État de dealers » et « cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste », il faut encore le préciser, ne sont ni fortuites ni abstraites. Elles recouvrent une réalité historique amplement étudiée, documents à l’appui, par l’économiste et historien Leslie Péan dans son remarquable ouvrage « Économie politique de la corruption » (tome 4 : « L’ensauvagement macoute et ses conséquences (1957-1999) » paru aux Éditions Maisonneuve et Larose en 2015. L’un des enseignements majeurs de ce livre est d’une grande portée historique : c’est le dictateur François Duvalier qui a introduit la mafia en Haïti durant les années 1960. Le livre de Leslie Péan apporte un éclairage majeur sur les rapports entre François Duvalier et Meyer Lansky, de la mafia juive et Carlo Gambino, de la mafia italienne. L’ouvrage de 812 pages se réfère 26 fois au rôle joué par Meyer Lansky, « le financier de la mafia, le capo di cappi (chef des chefs), avec qui Duvalier avait noué d’excellentes relations » (p. 322) et 187 fois à celui de la mafia en général dans ses relations avec Duvalier. L’auteur fournit ainsi un éclairage majeur en ces termes : « Mitchell WerBell III, un spécialiste des assassinats et des coups d’État, avait partie liée avec les services secrets américains, en tant qu’ex-membre de l’Office of Strategic Services (OSS), prédécesseur de la CIA, et fournisseur d’armes au Pentagone, particulièrement pour équiper l’armée américaine avec des silencieux [destinés à] éliminer physiquement cinquante mille cadres communistes au Vietnam dans le cadre de l’opération Phoenix. Associé au chef mafieux Meyer Lansky, « après l’invasion avortée des Bahamas, WerBell reçut un contrat pour entraîner les forces de sécurité de Papa Doc et Lansky fit ouvrir en Haïti des casinos qui avaient été fermés à Cuba ». Leslie Péan complete cette séquence historique en précisant que « After the abortive invasion, WerBell got a contract to retrain Papa Doc’s security forces, and Lansky moved to Haiti some of the casinos that had been closed in Cuba. » Lire R. T. Naylor, op. cit., p. 388. Sur WerBell, on lira également Bernardo Vega, Cómo los Americanos ayudaron a colocar a Balaguer en el poder en 1966, Fundacion Cultural Dominicana, Santo Domingo, 2004, p. 195 ». Leslie Péan précise également que « Coincé par la cessation de l’aide américaine imposée par l’administration Kennedy en 1962, le président Duvalier va élargir son pacte avec la mafia américaine afin d’avoir les ressources en argent, acheter des armes et obtenir le feu vert des Américains pour se perpétuer au pouvoir après la date légale de fin de son mandat le 15 mai 1963. Il va contacter les quatre autres familles de la mafia new-yorkaise, c’est- à-dire les familles Bonanno, Colombo, Lucchese et Genovese (la cinquième étant celle de Gambino déjà impliquée dans la loterie mentionnée antérieurement) pour voler à son secours. Duvalier ne compte pas seulement sur la répression aveugle des Tontons macoutes. Si les autres familles mafieuses hésitent, celle de Joseph Bonanno décide d’y aller seule et gagne ainsi de Papa Doc la concession des machines à sous et des casinos » (op. cit. p. 240).
Depuis lors la mafia en tant que système s’est profondément implantée dans la structure du pouvoir politique haïtien et elle est aujourd’hui présente dans différentes sphères de la société haïtienne, de la Douane à la Direction générale des impôts, du port maritime de la Minoterie à celui de Port-de-Paix, des circuits du commerce import-export au trafic de drogue en provenance de l’Amérique du Sud, du trafic des armes en provenance principalement des États-Unis à la prolifération des compagnies privées de sécurité, des « mules » du fret aérien aux salons feutrés de la bourgeoisie import-export dont l’un des fils les plus représentatifs, Cliffordt Brandt, a été condamné par la Justice haïtienne à 20 ans de réclusion criminelle pour kidnapping et blanchiment d’argent… La mafia politique haïtienne constitutive de l’« État de dealers » est également présente dans des institutions telles que le Sénat et la Chambre des députés dont certains « honorables membres » ont été condamnés et/ou indexés par la Justice américaine et celle du Canada. À titre d’exemple, l’on a gardé en mémoire que la Justice canadienne enquête sur la mafieuse transaction immobilière du sénateur Rony Célestin : « La ministre des Affaires étrangères Mélanie Joly a annoncé samedi des sanctions contre un sénateur haïtien qui possède une villa à Laval achetée à 4,25 millions de dollars l’an dernier. Ottawa dit avoir des raisons de croire que le riche politicien soutient illégalement les gangs armés qui terrorisent le pays des Antilles. (…) En février 2021, La Presse avait publié un reportage sur l’achat d’une somptueuse villa de 4,25 millions de dollars à Laval par Marie-Louisa Célestin, consule d’Haïti à Montréal et épouse du sénateur Rony Célestin. Le couple avait déjà depuis des années une autre résidence à Laval, qui a été vendue par la suite » (…) Outre M. Célestin, le Canada a imposé des sanctions samedi à Hervé Fourcand et Gary Bodeau, deux anciens élus [du Parlement] haïtien. Auparavant, des sanctions avaient déjà visé Joseph Lambert, président du Sénat d’Haïti, ainsi que Youri Latortue, ancien président du Sénat » (voir l’article « Un sénateur détenant une villa à Laval sanctionné par le Canada » : journal La Presse, Montréal, 19 novembre 2022).
Les sanctions décrétées par le gouvernement canadien doivent être mises en perspective car le Canada n’a jamais cessé de soutenir le cartel politico-mafieux du PHTK. Ce soutien est attesté sur le site officiel du ministère des Affaires étrangères du Canada à la section « Relations Canada-Haïti » qui comprend les rubriques « Relations bilatérales », « Relations commerciales », « Aide au développement et humanitaire » et « Partenariats et organisations ». À la rubrique « Aide au développement et humanitaire », il est précisé que « Depuis le tremblement de terre de 2010, le gouvernement du Canada a versé des fonds totalisant plus de 1,87 milliard de dollars en Haïti. Le Canada est le second bailleur bilatéral en importance après les États-Unis. » (…) Il est également indiqué que « Depuis 2022, le Canada a investi en Haïti plus de 100 millions de dollars d’aide internationale dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la gouvernance, de la sécurité, et de la lutte contre la corruption et l’impunité, de la sécurité alimentaire, et des changements climatiques. Ce financement inclut plus de 13 millions de dollars en aide humanitaire en 2023 ».
Opposé à « l’État de droit », l’« État de dealers » institué par le PHTK néo-duvaliériste puise donc ses racines dans les liens financiers et opérationnels développés par le dictateur François Duvalier avec la mafia (voir plus haut le « Rappel 1 »). Dans son livre « Économie politique de la corruption » (tome 4 : « L’ensauvagement macoute et ses conséquences (1957-1999) », Éditions Maisonneuve et Larose, 2015), l’économiste et historien Leslie Péan nous enseigne que « Le partenariat entre François Duvalier et la mafia américaine est une longue histoire sur laquelle peu d’historiens se sont vraiment penchés. Pourtant dès 1957, Duvalier prit des contacts avec la mafia nord-américaine pour trouver de l’argent afin de construire un aéroport international. Duvalier a donc un projet déjà bien conçu et ficelé. L’idée de gérer Haïti comme un chef mafieux est centrale dans sa conception du pouvoir. Il veut d’un espace à lui, dans quel il peut tout faire, en se comportant en vrai brigand. C’est à partir de cette approche novatrice pour les milieux de la pègre qu’il montre ses préférences quand il décida en 1961 d’établir des rapports étroits avec le mafioso David Iacovetti, représentant la famille mafieuse de Carlo Gambino de New York, pour la mise en place en Haïti d’une loterie basée sur les courses de chevaux du Kentucky Derby. Duvalier percevra personnellement une partie des 6 millions $US qui furent collectés à l’occasion ». Cette obscure loterie reçut les attributs de la légalité par la promulgation du « Décret créant la Loterie de la libération économique de la République d’Haïti » qui sera opérationnelle au sein de l’officielle Loterie de l’État haïtien (voir Le Moniteur no 20 daté du 1er mars 1961). La « Loterie de la libération économique » fut également connue sous l’appellation de « Loterie de la rénovation nationale » en lien avec le « Mouvement de la rénovation nationale » décrété par François Duvalier. Elle permit au dictateur de payer les services rendus par la mafia étatsunienne et de contourner ainsi les restrictions de l’administration américaine relatives à l’achat de matériel militaire. L’existence de la « Loterie de la libération économique » est confirmée par l’économiste Gérard Pierre-Charles. Ainsi, « Une curieuse institution naquit : la « Loterie de libération économique ». Tous les salariés – de l’industrie, du commerce ou de l’administration publique – toutes les entreprises commerciales et industrielles furent obligés [d]’acheter des « certificats de libération » à un prix qui représentait un dixième des salaires ; en échange, ils participaient au tirage de la loterie qui permettait de gagner une automobile, un réfrigérateur, etc. ». (…) « Les revenus « non fiscaux » dont accaparent les milieux dirigeants représentent plus de 10 millions de dollars par an ; ceux de la Régie du tabac s’élèvent à 1,4 million par an. La Loterie nationale, les entreprises de ciment, de sucre, d’huiles sont autant de sources de revenus particuliers. Le Casino international de Port-au-Prince, centre de jeu qui attire les brigands des USA et des Caraïbes, rapporte à ses concessionnaires la bagatelle de 5 millions de dollars par an » (Newsweek, 28 mars 1968). [Source : Gérard Pierre-Charles : « Radiographie d’une dictature / Haïti et Duvalier », Éditions Nouvelle optique, 1973 ; réédité par les Classiques des sciences sociales en 2019]. C’est également à cette époque, durant les années 1960, que la mafia américaine partenaire de François Duvalier introduisit le trafic de drogue en Haïti, et les Forces armées haïtiennes présentes sur l’ensemble du territoire national y joueront le rôle institutionnel de logisticien dans les opérations de « dispatching » (de distribution) de la drogue vers les États-Unis d’Amérique.
RAPPEL 2 / Sur le modèle de la Régie du tabac et des allumettes de François Duvalier, l’« État de dealers » du PHTK néo-duvaliériste a mis sur pied de vastes escroqueries de pompage financier, notamment le PSUGO et le Fonds national d’éducation. La création de ce « Fonds » –placé sous la tutelle administrative du ministre de l’Éducation nationale mais non inscrit au budget de l’État et de ce fait non soumis à l’audit du Parlement–, a été aveuglément saluée par l’UNESCO comme en témoigne l’article « Haïti : l’UNESCO salue la création d’un fonds national pour l’éducation ». Dans ce document il est dit que « La Directrice générale de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), Irina Bokova, s’est félicitée mardi de la création d’un Fonds national pour l’éducation (FNE), lancé par le Président d’Haïti récemment élu Michel Martelly » (source : ONU Info, 14 juin 2011). Pour sa part, le PSUGO, lancé en grande pompe en 2011, constitue lui aussi une vaste escroquerie de pompage financier dans laquelle ont fleuri et fleurissent encore de nombreuses écoles bidons bénéficiaires de financements décaissés mais détournés alors mêmes que les sommes décaissées devaient être attribuées aux écoles fantômes et aux milliers d’élèves fantômes soi-disant « boursiers » du PSUGO. Plusieurs sénateurs et députés du PHTK ont joué le rôle de courroie de transmission entre le ministère de l’Éducation nationale et les directeurs d’écoles bidons. Protégés par leurs « parrains » intouchables au sein du ministère de l’Éducation nationale et au sein du PHTK, les directeurs d’écoles bidons identifiées n’ont jamais été traduits en justice. Le PSUGO a été unanimement dénoncé par de nombreux enseignants et directeurs d’écoles et par la presse locale. À ce sujet, voir les articles « Le Psugo, une menace à l’enseignement en Haïti ? (parties I, II et III) – Un processus d’affaiblissement du système éducatif », Ayiti kale je (Akj), AlterPresse, Port-au-Prince, 16 juillet 2014. Voir aussi sur AlterPresse la série d’articles « Le PSUGO, une catastrophe programmée » (parties I à IV), 4 août 2016. Voir également l’article fort bien documenté « Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti », par Charles Tardieu, Port-au-Prince, 30 juin 2016 ; voir aussi notre article « Le système éducatif haïtien à l’épreuve de malversations multiples au PSUGO » (Le National, Port-au-Prince, 24 mars 2022).
Il y a lieu de rappeler que les vastes escroqueries de pompage financier, de François Duvalier à Michel Martelly, de Laurent Lamothe à Jovenel Moïse, sont « légitimées » sinon banalisées par les « délinquants cravatés ». Ainsi, la dictature de François Duvalier a eu ses intellectuels « en service commandé » : les frères Paul et Jules Blanchet, l’autoproclamé « historien » révisionniste Rony Gilot (laudateur de la dictature duvaliériste), l’idéologue raciste René Piquion (porte-étendard du noirisme et des « authentiques »), Gérard Daumec (le préfacier en 1967 du « Guide des « Œuvres essentielles » du docteur François Duvalier »), le proto-nazi Gérard de Catalogne (admirateur de Pétain et de Maurras et responsable éditorial des « Œuvres essentielles » de François Duvalier). Dans le contexte actuel en Haïti, le cartel politico-mafieux du PHTK au pouvoir depuis onze ans a mobilisé quelques universitaires et intellectuels auxquels une mission précise a été confiée : à l’échelle nationale, apporter une caution universitaire (ou une « notoriété » universitaire avérée sinon fantasmée) à un pouvoir politique illégal et inconstitutionnel amplement contesté au pays, contribuer à assurer la reproduction d’une gouvernance d’État kleptocratique-monopoliste garante de la captation de la « rente financière d’État » dans le contexte du démantèlement des institutions républicaines. Et sur la scène internationale, contribuer à juguler le relatif isolement d’Haïti et plaider pour le maintien d’une manne financière appelée « coopération » bilatérale ou multilatérale aussi inefficace qu’aveugle sur les causes et les acteurs du « chaos haïtien ». Le cartel politico-mafieux du PHTK a donc missionné plusieurs « croisés », de zélés « cascadeurs de la pensée », notamment Fritz Dorvillier (sociologue, consul général « démissionné » d’Haïti à Montréal) ; Louis Naud Pierre (sociologue, principal rédacteur de la très décriée et non votée « Constitution » de 2021 et propagandiste « appointé » dans la presse haïtienne) ; Bochitt Edmond (licencié en droit de l’Université d’État d’haïti et détenteur d’une maîtrise en relations internationales de Oxford University, ambassadeur révoqué d’Haïti aux États-Unis impliqué dans un obscur trafic de passeports) ; Weibert Arthus (sociologue, ancien enseignant, actuel ambassadeur d’Haïti au Canada) ; Dore Guichard (idéologue et propagandiste de terrain) ; Rudy Hérivaux, Renald Lubérice… La nomination-récompense de Fritz Dorvillier, Bochitt Edmond et Weibert Arthus à des postes diplomatiques, typique de « l’entre-soi » du discriminant ascenseur social haïtien qui fascine nombre d’intellectuels haïtiens, est tout à fait illégale et inconstitutionnelle puisqu’elle n’a pas été ratifiée par le Parlement haïtien comme l’exige l’article 141 de la Constitution de 1987. Nommés de manière illégale et inconstitutionnelle, ces « intellectuels de service » ne s’embarrassent toutefois pas de critères éthiques dans leur rôle de « porte-plume » et de « porte-voix » du cartel politico-mafieux du PHTK, et ils pratiquent sans états d’âme la cécité volontaire en soutenant un régime qu’ils savent être profondément corrompu, dirigé par l’actuel Premier ministre de facto Ariel Henry. « Commis d’office » et homme de paille du PHTK, Ariel Henry a été parachuté à la Primature par le Core Group, et aujourd’hui il détient illégalement les pouvoirs combinés du Parlement, de la Primature et de l’Exécutif : cette « trilogie kleptocratique » n’existe dans aucun des pays du Core Group, mais l’International s’en accommode et la supporte au nom d’une conception à géométrie variable de la démocratie réservée aux pays autrefois dits du Tiers-Monde… La légendaire roublardise d’Ariel Henry lui permet depuis deux ans de berner les diplomates « woule m de bò » de l’International, les acrobates et les pseudo « facilitateurs » de la CARICOM en perpétuelle « mission de médiation » en Haïti, et, surtout, elle assure aux différentes factions politico-mafieuses des « ayants-droits » du PHTK la poursuite de la captation de la « rente financière d’État » au pays de tous les « deals »… Sur le registre de la captation des ressources financières des institutions de l’État, le Premier ministre de facto Ariel Henry, grand voyageur à l’échelle internationale, ne dédaigne à aucun moment l’apport financier de la « sous-culture de la prébende ». Ainsi en est-il de « (…) L’octroi de frais de voyage à l’étranger : une bonne partie du soutien budgétaire à Haïti est aussi consommée dans le paiement de per diem ou de frais de déplacements des dignitaires de l’État à l’étranger. À ce titre, l’économiste et historien Leslie Péan [a révélé] dans un article publié en 2015 que les 40 voyages effectués par le président Martelly à l’étranger de juin 2011 à juin 2015 avaient permis à l’ancien président d’encaisser personnellement 3 820 000 dollars américains, à titre uniquement de frais de per diem. Lorsqu’on sait que certains hauts dignitaires de l’État et fonctionnaires publics haïtiens s’amusent à multiplier inutilement les déplacements officiels à l’étranger, juste pour bénéficier des avantages financiers y afférents, on ne peut qu’imaginer le poids de cette rubrique de dépenses dans le budget national » (voir l’article de James Boyard, enseignant-chercheur à l’Université d’État d’Haïti : « La mauvaise gestion de l’aide internationale en Haïti : les mécanismes et facteurs en cause (deuxième partie) », Le Nouvelliste, 29 août 2017).
L’aménagement du créole et du français dans l’École haïtienne doit-il être conduit dans un « État de droit » ou peut-il être mis en route dans un « État de dealers » ? Sur le plan historique, il est attesté que le rôle de l’État garant du « bien commun » dans l’organisation et la régulation de la société a tôt été étendu en matière d’éducation. Le juriste Jean-Michel de Forges (Faculté de droit, Université de Paris XI) le précise comme suit dans « L’État en éducation : quel est son rôle ? » (revue Prospectives, avril 1986) : « Dans le bien commun, l’éducation occupe une place centrale, pour trois raisons dont la convergence doit conduire l’État à assurer la liberté effective de l’éducation. La première raison, c’est que l’éducation est un droit de la personne. Le temps est loin où les philosophes des prétendues « Lumières » soutenaient, à la suite de Voltaire, que l’instruction des paysans et des ouvriers était inutile et même nuisible à la société. Le droit à l’éducation est aujourd’hui reconnu partout et pour tous. C’est pourquoi il est consacré par l’article 26 de la Déclaration universelle des droits de l’homme ». [Le souligné en gras est de RBO] La reconnaissance de l’éducation comme un « droit de la personne » est centrale dans la présente réflexion analytique, tout comme l’est notre plaidoyer pour que les droits linguistiques des locuteurs haïtiens soient bien compris et situés dans le grand ensemble des droits humains fondamentaux en Haïti (voir notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti », Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2018).
La reconnaissance de l’éducation comme un « droit de la personne » permet de mettre en perspective la vision selon laquelle l’aménagement simultané du créole et du français dans l’École haïtienne est constitutif de l’établissement de l’« État de droit » et cet aménagement à venir est fondé au plan constitutionnel. Pareille perspective est attestée et explicitée dans la Constitution de 1987, notamment dans son « Préambule » et à l’article 32 qui, lui, traite du droit à l’éducation. Le « Préambule » et l’article 32 sont renforcés à l’article 40 qui dispose des obligations régaliennes de l’État haïtien en ce qui a trait à la production et à la diffusion en créole et en français de tous ses documents administratifs (lois, décrets-lois, conventions, directives, correspondance administrative et diplomatique interne, etc.).
Le « Préambule » de la Constitution de 1987 se lit comme suit : « Le Peuple haïtien proclame la présente Constitution : –Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens. Pour assurer la séparation, et la répartition harmonieuse des Pouvoirs de l’Etat au service des intérêts fondamentaux et prioritaires de la Nation. Pour instaurer un régime gouvernemental basé sur les libertés fondamentales et le respect des droits humains, la paix sociale, l’équité économique, la concertation et la participation de toute la population aux grandes décisions engageant la vie nationale, par une décentralisation effective ». [Le souligné en italiques et gras est de RBO]
L’article 32 de la Constitution de 1987 définit un droit, il dispose que « L’État garantit le droit à l’éducation. Il veille à la formation physique, intellectuelle, morale, professionnelle, sociale et civique de la population ». L’article 32.1 précise que « L’éducation est une charge de l’État et des collectivités territoriales. Ils doivent mettre l’école gratuitement à la portée de tous, veiller au niveau de formation des Enseignements des secteurs public et privé ». L’article 32.2 stipule que « La première charge de l’État et des collectivités territoriales est la scolarisation massive, seule capable de permettre le développement du pays. L’État encourage et facilite l’initiative privée en ce domaine ».
À contre-courant de l’« État de droit », l’« État de dealers » institué par le PHTK néo-duvaliériste a élaboré un dispositif narratif dont la fonction première et massive –dans le domaine de l’éducation en général et en particulier en ce qui a trait à l’aménagement de nos deux langues officielles au creux de diverses et présumées « réformes » éducatives–, est de légitimer et de crédibiliser un discours de substitution. Ce discours de substitution vise à masquer l’absence d’une vision et d’une politique linguistique éducative nationale depuis la réforme Bernard de 1979 et depuis la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987. Le dispositif narratif de ce discours de substitution est attesté de deux façons : (1) la multiplication, l’éparpillement et la parcellisation des énoncés officiels, parfois contradictoires, où il est question du statut et de l’usage de nos deux langues officielles dans l’École haïtienne et (2) la promotion-propagande des « réussites » ou des « grandes réalisations » attribuées aux « réformes » du ministère de l’Éducation nationale dans un pays où l’éducation est largement sous-financée : sur un total de 320.645 milliards de Gourdes du budget général d’Haïti pour la période 2023-2024, seuls 33 milliards de Gourdes (10,35%) sont prévus au budget de l’Éducation nationale (sources concordantes : Le Moniteur, 29 septembre 2023 et Group Croissance / Observatoire du système financier haïtien, OSFH). Comme nous l’avons démontré dans un récent article, il faut prendre toute la mesure qu’il y a sur l’étal du ministère de l’Éducation nationale une abondante et encombrante récolte de « documents majeurs d’encadrement » –qui s’empilent, se chevauchent et se contredisent parfois–, sans que l’on sache, sur le registre de la vision et de la gouvernance stratégique du secteur éducatif, lequel a la priorité et sert de guide premier. Ces « documents majeurs d’encadrement » ont pour titre : (1) « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 » ; (2) « Cadre pour l’élaboration de la politique linguistique du MENFP » / « Aménagement linguistique en préscolaire et fondamental », (3) « Référentiel haïtien de compétences pour le français et le créole / Referansyèl ayisyen konpetans pou lang franse ak kreyòl », (4) « Plan décennal d’éducation et deformation (PDEF 2020/2030) », (5) « Pour un pacte national pour l’éducation en Haïti » (« Rapport du Groupe de travail sur l’éducation et la formation », GTEF, août 2010, qui inclut l’ample volet titré « Vers la refondation du système éducatif haïtien – Plan opérationnel 2010-2015 ») ; (6) le document ayant pour titre « La stratégie nationale d’action pour l’éducation pour tous » daté d’avril 2007 ; (7) le document intitulé « Programme d’interventions prioritaires en éducation (PIPE) 2013-2016 » daté de décembre 2013 ; (8) « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien (COC 2022) » ; (9) « Haïti 2030 : feuille de route de la réforme curriculaire 2023-2030 / Un outil pratique pour la transformation curriculaire du système éducatif haïtien », septembre 2023 (voir notre article paru le 2 octobre 2023 sur le site Rezonòdwès.org, « L’échec prévisible de la prochaine réforme curriculaire de l’École haïtienne : pistes de réflexion »).
L’un des traits majeurs du dispositif narratif de ce discours de substitution est l’emploi d’un « vocabulaire technocratique/bureaucratique » destiné à emporter l’adhésion de lectorats divers, notamment les interlocuteurs bailleurs de fonds de l’International, puisque le « vocabulaire technocratique/bureaucratique » qui sert d’« enveloppe » a préséance sur le contenu de « l’enveloppe », à savoir les objectifs énoncés, les buts à atteindre ainsi que les prévisions de financement des interventions à mener dans le secteur de l’éducation. Par exemple, dans le document « Haïti 2030 : feuille de route de la réforme curriculaire 2023-2030 / Un outil pratique pour la transformation curriculaire du système éducatif haïtien », à la page 20 il est question, obscurément, d’« accroitre l’appropriation des parties prenantes » [sic] (…) car « La feuille de route constitue [sic] un engagement de l’État [sic] pour la transformation curriculaire du système éducatif haïtien dont la réussite implique que l’ensemble des acteurs et partenaires s’unissent et cheminent dans une même direction en adoptant une vision et des buts communs ». (…) « De ce fait, « La feuille de route assure [sic] une coordination globale et détaillée du processus de réforme afin d’éviter son étalement dans le temps, aide [sic] à anticiper les obstacles à sa mise en œuvre à chaque étape et à procéder efficacement à des remédiations [sic] en cours si nécessaire. Ainsi, la réforme souhaitée peut-elle prendre une dimension systémique en harmonisant les actions sur l’ensemble des sous-secteurs du système éducatif. En utilisant la feuille de route, le MENFP et ses partenaires pourront bénéficier d’un instrument [sic] qui les accompagne dans la planification, le pilotage et la mise en œuvre du processus de réforme curriculaire car elle répond à une volonté de structurer l’action par étape et dans le temps ».
L’autre trait majeur du dispositif narratif institué au creux du discours de substitution est attesté par la promotion-propagande des « réussites » ou des « victoires » attribuées aux « réformes » du ministère de l’Éducation nationale. Là encore il s’agit d’une « stratégie du paraître » notamment sur les réseaux sociaux et dont la dimension institutionnelle ne doit pas être méconnue ou minimisée. En l’absence d’une vision et d’une politique linguistique éducative nationale depuis la réforme Bernard de 1979 et depuis la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987, il s’agit pour le ministère de l’Éducation nationale de s’efforcer de faire correspondre le dire et le faire, le déclaratif et l’action mesurable : le terrain idéal pour la mise en œuvre de cette « stratégie du paraître » relève incontestablement de la « science-fiction politique ». Celle-ci a par exemple consisté, pour le ministre de facto Nesmy Manigat à la tribune de la 42ème Conférence générale de l’UNESCO le 8 novembre 2023, à instrumentaliser un double langage : celui qui s’adresse à l’International dont il espère de la compassion et surtout du financement dans le contexte de l’« école en situation d’urgence », « paske lekòl pa ka tann », et celui adressé à l’une des factions du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste lorsqu’il est en quête d’un appui à des projets de « réforme » éducative qui, règle générale, ne font l’objet d’aucun bilan public (sur la problématique de l’« école en situation d’urgence », « paske lekòl pa ka tann », voir le document « L’éducation en situation d’urgence » élaboré par l’Institut international de l’UNESCO pour la planification de l’éducation / Lettre d’information de l’IIPE, 20, 3, p. 1-8, UNESdoc, Bibliothèque numérique de l’UNESCO, 2002). Sur le registre de la « science-fiction politique » et de « l’instrumentalisation du double langage », nous avons retracé un article fort éclairant paru en 2018 en Haïti. Cet article consigne que « L’ancien ministre de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle, Nesmy Manigat, attire l’attention sur des défis immenses qui [sont en lien avec] les problèmes fondamentaux du système éducatif haïtien. Deux ans après son départ du ministère de l’Éducation nationale (…), M. Manigat, actuel président du comité de gouvernance du Partenariat mondial pour l’éducation, constate avec déception qu’aucune réforme n’est en marche malgré l’engagement pris par d’importantes personnalités de la société en faveur du « Pacte national pour une éducation de qualité » (voir l’article « Éducation : la réforme ne doit pas attendre », Le National, 30 août 2018). Sans se référer ouvertement dans le même article à son maigre bilan lors de sa première mandature à l’Éducation nationale, Nesmy Manigat a précisé ce qui suit : « Nous avons beaucoup zigzagué et perdu du temps, et, aujourd’hui, à part de simples idées de réforme, nous ne pouvons pas dire que le pays suit un véritable plan ». [Le souligné en gras et italiques est de RBO] Cet étonnant sursaut de lucidité, qui éclaire encore aujourd’hui le mode de gouvernance du système éducatif national dont il a la responsabilité politique et administrative, Nesmy Manigat s’est bien gardé bien de l’exprimer à la tribune de la 42ème Conférence générale de l’UNESCO le 8 novembre 2023. « Paske lekòl pa ka tann », l’« école en situation d’urgence » en Haïti doit pouvoir compter sur la sollicitude d’une institution des Nations Unies dans un pays où le PHTK néo-duvaliériste a démantibulé les institutions de l’État (voir le texte de Nicolás Pedro Falomir Lockhart de l’Institut québécois des hautes études internationales, « Haïti : une démocratie sans élections ni institutions ? », février 2015) ; voir aussi l’article de Roromme Chantal, professeur de science politique à l’École des hautes publiques de l’Université de Moncton, « L’ONU, le PHTK et la criminalité en Haïti », AlterPresse, Port-au-Prince, 27 juillet 2022). Il ne faut pas perdre de vue qu’au moment où il formulait publiquement ses critiques à l’encontre de ses « parrains » du PHTK, Nesmy Manigat siégeait à la présidence du Comité de gouvernance, d’éthique, du risque et du financement du Partenariat mondial pour l’éducation.
Le dispositif narratif de la « science-fiction politique » est un discours autocentré qui met de l’avant la performance présumée de la gouvernance du système éducatif et il emprunte les oripeaux des « réalisations » autoproclamées du ministère de l’Éducation même lorsque l’observation de terrain les contredit amplement. Première illustration : dans Le Nouvelliste du 26 décembre 2023 et sur Facebook, le ministère de l’Éducation nationale a fait paraître des « capsules informatives » intitulées « LE MENFP EN 10 CHIFFRES EN 2023 » / « Éducation/Bilan 2023 ». La capsule no 8 expose que « 7 écoles [ont été] inaugurées par le FNE [Fonds national de l’éducation]. Le FNE a inauguré 7 écoles dans le Nord-Est, l’Ouest, les Nippes et la Grande-Anse, dont 2 lycées techniques en expérimentation. Elles s’ajoutent à la liste d’une soixantaine d’écoles construites par les partenaires ». Ce volontariste énoncé de « science-fiction politique » n’est pas conforme à l’observation de terrain. En 2022-2023, de nombreuses écoles ont été obligées de fermer en raison de l’insécurité. « Selon le Fonds des Nations-Unies pour l’éducation (UNICEF), pas moins de 1 700 établissements scolaires ont dû fermer leurs portes en 2022 dans la région métropolitaine de Port-au-Prince » (source : Ayibopost, Port-au-Prince, 9 août 2022). « Au cours des six premiers jours du mois de février [2023], 30 écoles ont été fermées en raison de la montée de la violence dans les zones urbaines, tandis que plus d’une école sur quatre est restée fermée depuis octobre 2022 » (source : La violence armée contre les écoles multipliée par 9 en un an », site de l’UNICEF, 9 février 2023.) Selon le site Haïti libre daté du 5 octobre 2023, « Plus de 100 écoles ont fermé leurs portes en raison de l’insécurité et seul un établissement de santé sur quatre dans tout le département [de l’Artibonite] reste accessible en raison des problèmes de sécurité. » (« Haïti – Insécurité : la violence des gangs s’intensifie dans l’Artibonite, grenier rizicole du pays »). Seconde illustration du dispositif narratif de la « science-fiction politique » : la capsule no 4 expose que « 1 000 000 de « livres uniques » en créole haïtien [auraient été acheminés aux écoles à travers le pays]. Un million de livres en créole produits et distribués gratuitement pour la 1ère et la 2ème année fondamentale ». Selon les remontées de terrain qui nous parviennent, la saga du LIV INIK AN KREYÒL –rareté et nombre insuffisant de livres, distribution improvisée et aléatoire, marché noir, mauvaise qualité des ouvrages–, confirme que le ministère de l’Éducation a lancé une opération mal préparée, qui se déroule sans une véritable supervision et qui témoigne une fois de plus que l’État haïtien n’a toujours pas élaboré et mis en œuvre sa politique nationale du livre scolaire. Cela explique en partie le fait que Haïti est le seul pays au monde à avoir inventé une version « boule de cristal » de la didactique qui autorise la diffusion de SEPT VERSIONS DIFFÉRENTES DU LIV INIK élaborés, selon le cahier des charges du ministère de l’Éducation, par sept éditeurs différents de manuels scolaires… Troisième illustration du dispositif narratif de la « science-fiction politique » : la capsule no 1 consigne la « Décision instituant le multilinguisme. Le créole langue d’enseignement et langue enseignée jusqu’à la terminale du secondaire. L’approche comme langues secondes du français, de l’anglais et de l’espagnol. Ces derniers sont obligatoires dès la 5ème année fondamentale ». Sur ce registre s’exprime une fois de plus la confusion, l’amalgame et le rachitisme conceptuel qui siègent à la direction du ministère de l’Éducation, et cela se donne à mesurer par le constat que l’État haïtien ne dispose toujours pas d’un énoncé de politique linguistique éducative ni de sa première loi d’aménagement de nos deux langues officielles dans le système éducatif national. La pseudo « Décision instituant le multilinguisme » est de la poudre aux yeux et relève d’un racoleur populisme linguistique : comment le MENFP, qui ne s’est pas donné les moyens de mettre en œuvre une adéquate didactique du créole ainsi que le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques », pourrait-il instituer d’un coup de baguette magique le multilinguisme dans les écoles du pays ? Le chant des sirènes du multilinguisme de façade au ministère de l’Éducation nationale cache en réalité le fait que le français, l’anglais et l’espagnol –en contravention avec l’article 5 de la Constitution de 1987–, sont confusément mis sur le même pied d’égalité dans un environnement où le corps enseignant n’est toujours pas qualifié en didactique créole. Dans la boule de cristal comme dans le livre de recettes du ministre de facto de l’Éducation nationale Nesmy Manigat, le français, l’une de nos deux langues officielles, a donc le même statut que les deux langues régionales sœurs que sont l’anglais et l’espagnol. Cette version exotique du multilinguisme –inconnue des linguistes haïtiens mais qui doit être un argument promotionnel « vendeur » auprès de l’Organisation internationale de la Francophonie et de l’UNESCO–, a sans doute pour finalité la recherche de financements additionnels destinés à lancer d’autres « réformes » du système éducatif national dont on ne connaîtra pas les résultats…
En l’absence d’une vision et d’une politique linguistique éducative nationale depuis la réforme Bernard de 1979 et depuis la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987, le dispositif narratif de la « science-fiction politique » emprunte également la voie de la « mémoire sélective », notamment sur le plan des institutions sous mandat du ministère de l’Éducation nationale. Les enseignants et directeurs d’écoles ont bien noté que dès son retour à la direction du ministère de l’Éducation nationale, le ministre de facto Nesmy Manigat a vite fait de reconduire le décrié PSUGO en dehors de tout audit évaluatif et les médias en ont fait état à travers divers articles. Ainsi, « Dans le cadre du Programme de scolarisation universelle gratuite et obligatoire (PSUGO) seules les écoles publiques sont autorisées (sauf dérogation formelle du MENFP) à accueillir la nouvelle cohorte en première année fondamentale 2014-2015. Les enfants déjà en cours de scolarisation à travers le PSUGO poursuivent normalement leur parcours d’études » (voir l’article « Nesmy Manigat reprend les rênes du ministère de l’Éducation nationale », Le Nouvelliste, 26 novembre 2021). La décision de reconduire le PSUGO doit être mise en perspective au creux des déclarations antérieures de la « vedette » médiatique du cartel politico-mafieux du PHTK : « Le ministre de l’Éducation nationale, Nesmy Manigat, affirme que les 85 directeurs d’écoles récemment épinglés pour corruption dans le cadre du Psugo ne représentent qu’une infirme partie des détournements de fonds publics dans le secteur éducatif. » Et sans identifier les mécanismes institutionnels de ces détournements de fonds publics, il a précisé à cette époque que « Plusieurs centaines d’écoles sont impliquées dans ces détournements (…) rappelant que les directeurs corrompus ont des connexions au sein du ministère de l’Éducation » (voir l’article « Important réseau de corruption au sein du Psugo », Radio Métropole, 13 juillet 2015). Aucun document officiel n’atteste que les directeurs d’écoles épinglés et leurs zélés « correspondants » au sein du ministère de l’Éducation nationale ont été traduits en justice : ils ont certainement bénéficié de l’obscure impunité qui gangrène le corps social haïtien ainsi que les institutions du pays.
À la plus haute direction du ministère de l’Éducation nationale, l’un des procédés les plus actifs du dispositif narratif de la « science-fiction politique » consiste à user des ressorts de la « mémoire sélective » pour légitimer et assurer la reproduction des mécanismes de fonctionnement et d’expansion du Fonds national d’éducation. Dans l’article paru le 14 juin 2011 sur le site officiel ONU Info, « Haïti : l’UNESCO salue la création d’un fonds national pour l’éducation », il est précisé que « Le FNE [Fonds national de l’éducation] est un consortium multisectoriel qui réunit le gouvernement haïtien, le secteur privé, les institutions financières internationales et les organisations non gouvernementales (ONG). Il est financé majoritairement par le prélèvement de 0,05 dollar sur les appels internationaux entrants et de 1,5 dollar prélevé sur chaque transfert international de fonds. Doté de 360 millions de dollars sur une période de cinq ans, ce fonds est le plus important jamais créé pour les enfants non scolarisés. Ce fonds est un exemple de financement innovant pouvant permettre d’atteindre les objectifs de l’Éducation pour tous en impliquant à la fois l’État, les entreprises privées, les ONG et la communauté internationale ». Créé par la loi du 17 août 2017, le Fonds national de l’éducation est un organisme autonome de financement de l’éducation placé sous la tutelle du ministère chargé de l’éducation nationale mais il n’est pas inscrit au budget de la République d’Haïti et il échappe ainsi au contrôle du Parlement. À maintes reprises, le Fonds national d’éducation a été la cible de nombreuses dénonciations citoyennes. Ainsi, « Depuis sa création, le Fonds national de l’éducation a (…) fait l’objet de vives critiques notamment pour sa gestion occulte. (…) personne ne sait avec précision combien d’argent a déjà été collecté au nom de cet organisme par la Banque centrale et le CONATEL (Conseil national des télécommunications). L’absence de transparence dans la gestion du FNÉ a même suscité l’inquiétude de certains secteurs de la société civile » (voir l’article « Où est l’argent du Fonds national de l’éducation ? », Haïti liberté, 29 janvier 2013). Il est attesté que le Fonds national d’éducation, placé sous la tutelle du ministre de l’Éducation nationale et la co-tutelle du ministre des Finances, constitue le sous-système le plus ample et le mieux organisé de la corruption dans le secteur de l’éducation en Haïti. La presse locale s’en est d’ailleurs fait l’écho : « L’équivalent de quelque 1,9 milliard de gourdes, selon des chiffres cités par le parlementaire [Rodon Antoine Bien-Aimé], sont déjà collectés par la Banque de la République d’Haïti (BRH) et le Conseil national des télécommunications (Conatel) pour les besoins du Fonds national d’éducation. Le président Martelly, qui l’avait annoncé le 15 juin 2011 –un mois après son entrée en fonction– a autorisé des prélèvements de 1,5 dollar américain sur chaque transfert d’argent et de 0,5 centime sur les appels téléphoniques internationaux au profit du Fonds national d’éducation » (voir l’article « Le Fonds national d’éducation sur la voie de la légalité », Le Nouvelliste, 13 août 2012). La « sous-culture de l’omertà » au Fonds national d’éducation se donne à voir, entre autres, par l’absence de bilans chiffrés des sommes perçues et des sommes investies : sur le site Internet de cette institution, aucune donnée de ce type ne figure ni à la rubrique « Notre action » ni à la sous-rubrique « Financement de l’éducation ».
En introduction à la présente réflexion analytique, nous avons posé la question suivante : le principal obstacle à l’aménagement du créole et du français dans l’École haïtienne et à l’édification d’une École haïtienne de qualité et inclusive ne serait-il pas d’ordre politique ? Cette question est d’autant plus importante que l’aménagement linguistique est une entreprise hautement politique et à ce titre elle exige l’inscription de la claire volonté politique de l’État à toutes les étapes de son élaboration et de sa mise en œuvre.
Rainer Enrique Hamel, professeur à la Universidad autónoma metropolitana de Mexico, nous rappelle à point nommé la conjonction de la dimension politique et juridique de l’aménagement linguistique : « Le terme aménagement linguistique, qui a pris naissance au Québec dans les années 1970 (Corbeil, 1986 et 1980) et s’est étendu à la Francophonie, se réfère au même processus que language planning (Daoust et Maurais, 1987). Or, selon Corbeil (1986 et 1980) et Maurais (1993), le lexème planification suggère un type d’intervention imposé par l’État qui serait rejeté par la population québécoise, tandis qu’« aménagement linguistique » évoque un effort à moyen et à long terme pour mieux tirer parti d’une ressource collective, la ou les langues, en fonction des besoins et des intérêts de la nation, selon un plan souple qui oriente l’évolution de la société sans la brusquer mais, au contraire, en réclamant son adhésion et sa participation » (Corbeil, 1980, p. 9). Les termes planning et aménagement renvoient donc au même noyau conceptuel, mais se distinguent dans leurs connotations (dirigisme par rapport à participation). Pour les organismes officiels du Québec, l’aménagement linguistique signifie donc l’effort délibéré de l’État pour modifier l’évolution naturelle d’une langue ou l’interaction normale entre les langues, intervention qui devrait toujours tenir compte de l’adhésion et de la participation de la société » (Rainer Enrique Hamel : « L’aménagement linguistique et la globalisation des langues du monde », article paru dans Télescope, revue d’analyse comparée en administration publique, École nationale d’administration publique du Québec, volume 16 no 3, automne 2010 ; numéro thématique : « Les politiques d’aménagement linguistique : un tour d’horizon »).
D’autre part, pour répondre adéquatement à la question posée en introduction de cet article, nous avons mis en lumière les principales caractéristiques de l’« État de dealers » guerroyant contre l’« État de droit », et nous avons montré de quelle manière l’« État de dealers » présent partout en Haïti investit également le secteur de l’éducation, impactant de diverses façons l’aménagement des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français. L’« État de dealers » guerroyant contre l’« État de droit » a donc ses circuits, ses stratégies kleptocratiques d’accumulation frauduleuse des ressources financières de l’État, son dispositif narratif incluant un discours de substitution qui vise à masquer l’absence d’une vision et d’une politique linguistique éducative nationale depuis la réforme Bernard de 1979 et depuis la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987.
Les principales caractéristiques de l’« État de dealers » s’apparient fortement aux caractéristiques générales actuelles de la société haïtienne où le pouvoir politique, détenu par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, assure la reproduction des mécanismes opérationnels de l’« État de dealers ». La caractérisation de l’État haïtien contemporain comme étant un « État de dealers » est conforme à la notion d’« État néopatrimonial » du politologue Sauveur Pierre Étienne, État dans lequel les « ayants-droits » du système de captation multifacette de la « rente financière d’État », au pays de tous les « deals», détiennent tous les leviers du pouvoir exécutif. Dans la préface au livre de Sauveur Pierre Étienne, « L’énigme haïtienne – Échec de l’État moderne en Haïti » (Presses de l’Université de Montréal / Mémoire d’encrier, 2007), le sociologue Laënnec Hurbon note ce qui suit : « Sauveur Pierre Étienne conclut que l’État haïtien ne peut être appréhendé qu’à travers le concept d’État néopatrimonial non seulement à cause de l’absence totale de rationalisation objective dans son système administratif, mais aussi parce qu’en aucun cas on ne voit cet État disposer de pratiques monopolistiques dans la fiscalité et dans la contrainte physique légitime. L’arbitraire pur, le pouvoir absolu personnel et l’absence de référence à la tradition sont ses marques principales. Le régime des Duvalier (1957-1986) est cependant analysé à l’aide du concept d’État néosultaniste, mais il constitue un « cas limite par rapport aux dictatures traditionnelles et à l’État néopatrimonial que le pays a toujours connus », les Duvalier ayant exercé un « pouvoir personnel sans bornes » qui aboutit à accroître encore plus les difficultés d’émergence d’un État moderne ». Laënnec Hurbon précise avec hauteur de vue qu’« En se mettant spécialement sur les traces de Max Weber qui voyait dans la naissance de l’État moderne en Occident le résultat d’un processus historique complexe, Sauveur Pierre Étienne se propose de découvrir la spécificité de l’État haïtien. Pour cela, il articule les conflits internes à la société haïtienne aux conflits externes (comme les guerres interétatiques des puissances occidentales) à partir d’une approche comparative pour produire une explication des rapports existant entre État et société en Haïti. Sur cette base, il procède à l’examen du rôle des élites politiques dans la construction de l’État, donc des luttes pour le pouvoir sans jamais dissocier ce rôle des rapports transnationaux de pouvoir ». [Max Weber (1864-1920), principal fondateur de la sociologie allemande, est notamment l’auteur de « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme » et de « Le savant et le politique ».]
C’est au creux des rapports institués entre l’État et la société en Haïti et dans la configuration de l’« État néopatrimonial » qu’il faut situer les conditions sociales et politiques de la reproduction de l’usage dominant du français et de la minorisation institutionnelle du créole. Cet état de fait a ses dates-repères (1804, 1915, 1918, 1945, 1957, 1979, 1987, 1991, 2010…) et, sur le plan de l’aménagement de nos deux langues officielles –qui est, rappelons-le, une entreprise hautement politique–, il est attesté comme nous l’avons démontré que l’aménagement du créole et du français dans l’École haïtienne est diversement impacté par l’« État de dealers » guerroyant contre l’« État de droit ». En raison de l’absence quasi générale de volonté politique et de leadership de l’État, en raison de l’inexistence d’un énoncé de politique linguistique éducative d’État, et malgré l’inexistence de la première loi d’aménagement des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, des initiatives structurées d’aménagement linguistique peuvent déjà être mises en route par la société civile haïtienne.
Il serait vain et contreproductif de soutenir l’idée selon laquelle Haïti ne peut enclencher l’aménagement de ses deux langues officielles qu’au terme de l’établissement de l’État de droit au pays. Ce faux prérequis n’est pas conforme aux obligations constitutionnelles de l’État découlant des articles 5, 32 et 40 de la Constitution de 1987. Tel que nous l’avons plus haut explicité, la reconnaissance de l’éducation comme un « droit de la personne » est centrale dans la présente réflexion analytique, tout comme l’est notre plaidoyer pour que les droits linguistiques des locuteurs haïtiens soient bien compris et situés dans le grand ensemble des droits humains fondamentaux en Haïti (voir notre article « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique » (Le National, Port-au-Prince, 11 octobre 2017). C’est rigoureusement à ce titre et sur ce registre que nous soutenons la perspective de la concomitance du combat citoyen pour l’établissement de l’État de droit en Haïti et celui de l’aménagement simultané de nos deux langues officielles. En réalité il s’agit de deux temps forts d’un même combat citoyen qui, en l’absence de leadership politique de l’État, doit être mené principalement par les institutions haïtiennes des droits humains. La mise sur pied, par les institutions haïtiennes des droits humains, d’une future conférence nationale dédiée aux droits linguistiques et à l’aménagement de nos deux langues officielles pourrait être le début d’une démarche citoyenne consensuelle et rassembleuse.
Montréal, le 18 janvier 2024