— Par Robert Berrouët-Oriol, Linguiste-terminologue —
Dans l’article publié par Le National le 8 janvier 2020, « Le défi de l’aménagement du créole dans le système éducatif haïtien », nous avons mis en lumière des données factuelles sur l’introduction du créole aux côtés du français dans le champ éducatif et, à l’appui de notre propos, nous avons fait appel à des références documentaires utiles à l’intellection de la réflexion offerte en partage. Le présent article élargit l’éclairage analytique de cette question de fond au regard, cette fois-ci, de la première grande réforme du système éducatif haïtien connue sous l’appellation de réforme Bernard de 1979 et dont le bilan exhaustif interpelle.
La réflexion sur le statut, le rôle et la place du créole dans le système éducatif haïtien, souventes fois fragmentaire et inaboutie, n’est pas nouvelle en Haïti. Comme le rappelle à juste titre le linguiste Renauld Govain dans son article intitulé « Le créole haïtien : de langue d’alphabétisation des adultes à langue d’enseignement » (researchgate.net, 11 avril 2018), « En 1898 déjà, Georges Sylvain [déclarait] que « le jour où (…) le créole aura droit de cité dans nos écoles primaires, rurales et urbaines, le problème de l’organisation de notre enseignement populaire sera près d’être résolu ». Dans les années 1930-1940, cette réflexion a été poursuivie notamment par Christian Beaulieu, compagnon de lutte de Jacques Roumain et auteur de « Pour écrire le créole » (Les Griots, 1939), et qui fut l’un des premiers, à cette époque, à réclamer l’utilisation du créole à des fins pédagogiques. Bien plus tard, l’aménagement et le rôle du créole dans le système éducatif haïtien ont été institutionnalisés par la réforme Bernard de 1979, mise en veilleuse en 1987, et qui faisait du créole, pour la première fois dans l’histoire du pays, langue d’enseignement et langue enseignée aux côtés du français langue seconde.
Plus récemment, les contributeurs du livre « Haïti : couleurs, croyances, créole » ont noté qu’« À partir de l’occupation américaine (…) on commença à réclamer l’utilisation du créole dans une vaste campagne d’alphabétisation du peuple. Que l’on puisse également produire des œuvres littéraires sérieuses et des études scientifiques en créole semblait prématuré [sic]. Il est vrai qu’une Académie créole fut fondée en 1947, sous la présidence de Charles-Fernand Pressoir et la vice-présidence de Jean Price-Mars. Mais, après sa séance inaugurale, dont Haïti Journal rend compte le 10 février, elle semble ne s’être plus jamais réunie. 1956 vit la création, sous la présidence de Lamartinière Honorat, d’un Institut de langue créole, société culturelle dont les statuts furent publiés dans Panorama (nouvelle série, mars 1956, pp. 35-38). Son but était « de promouvoir le développement de la langue créole et de la culture populaire nationale ». Cet Institut de langue créole se proposait, entre autres tâches, de « publier une histoire complète de la langue créole et une revue littéraire créole » et de « préparer l’édition d’une grammaire et d’un dictionnaire créoles ». Ces projets non plus n’aboutirent pas. » (« Haïti : couleurs, croyances, créole », sous la direction de Léon-François Hoffmann : Éditions du Cidihca, 1989).
Connue sous l’appellation de réforme Bernard et mise en route en 1979, la première grande réforme du système éducatif haïtien est souvent évoquée par des auteurs divers et par des enseignants, et elle est également citée dans nombre de documents du ministère de l’Éducation nationale. A-t-elle été une réforme voulue, conceptualisée et soutenue par l’État haïtien ? Quel a été le rôle des agences internationales dans son élaboration et sa conduite ? Est-il juste de poser le constat qu’elle a été véritablement la première entreprise d’envergure nationale d’aménagement du créole dans le système éducatif haïtien ? Dispose-t-on aujourd’hui d’un bilan exhaustif de cette réforme élaboré par l’État haïtien ou par une autre instance et qui soit capable d’éclairer ou de contribuer à guider l’élaboration d’une future politique linguistique éducative en Haïti ?
Le premier constat que l’on peut faire au terme d’une recherche documentaire est qu’il n’existe aucun document officiel et public consignant un bilan exhaustif de la réforme Bernard de 1979 élaboré par l’État haïtien, en particulier par le ministère de l’Éducation. Cela peut sembler paradoxal sinon aberrant, mais la réalité historique est que la plupart du temps l’État haïtien et plusieurs auteurs font référence à cette réforme éducative en dehors d’un bilan exhaustif réalisé par une institution haïtienne, en particulier au plan linguistique et didactique. Ainsi, des éléments d’analyses sectorielles peuvent être répertoriés dans divers types de documents produits non pas par l’État mais plutôt par des individus, par des chercheurs rattachés ou pas à une institution universitaire, parmi lesquels il convient de citer :
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Jean Louiner St-Fort auteur en 2016, à la Sorbonne, de la thèse de doctorat « Les politiques de la réforme éducative en Haïti, 1979 – 2013 : de la logique socioprofessionnelle des acteurs politico-administratifs à la situation des établissements scolaires du département de la Grand-Anse » ;
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Michel Saint-Germain, de l’Université d’Ottawa, auteur de l’étude « Problématique linguistique en Haïti et réforme éducative : quelques constats (Revue des sciences de l’éducation, 23 (3), 1997) ;
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Michel Saint-Germain (1989), auteur de l’« Analyse de quelques facteurs relatifs au volet linguistique de la réforme de l’éducation en Haïti », Revue éducation canadienne et internationale, 18 (2), 18-33 ;
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Jacques Rosembert, auteur de l’« Analyse sociologique des intentions de la réforme du système éducatif haïtien – (Réforme Bernard : 1979-1980) », mémoire de maîtrise, Université d’Ottawa, 1998 ;
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Patrick Agnant, auteur en 2018 du mémoire présenté à l’Université de Sherbrooke « Le système d’éducation haïtien : une étude néo-institutionnaliste en trente ans, de la Réforme Bernard en 1979 jusqu’au tremblement de terre de 2010 » ;
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Robert Chaudenson & Pierre Vernet (1983), auteurs de « L’école en créole : étude comparée de réformes éducatives en Haïti et aux Seychelles », Québec, Agence de coopération culturelle et technique ;
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Guy Alexandre, auteur de l’article « Matériaux pour un bilan de la réforme éducative en Haïti », Le Nouvelliste, 6, 11, 16 mai 1999.
Pour ce qui en est de l’officialisation de la graphie du créole en 1980 dans le contexte de la réforme Bernard, une synthèse de son processus institutionnel est contenue dans l’article d’Albert Valdman « Vers la standardisation du créole haïtien » paru dans la Revue française de linguistique appliquée, 2005/1.
Parmi les références que nous venons de citer, c’est l’étude de Michel Saint-Germain, « Problématique linguistique en Haïti et réforme éducative : quelques constats » (Revue des sciences de l’éducation, 23 (3), 1997), qui consigne les données analytiques les plus éclairantes et les mieux documentées quant aux langues d’enseignement, notamment en ce qui a trait à l’aménagement du créole dans le système éducatif national. En voici un extrait :
« À la fin des années soixante-dix, le gouvernement haïtien et les organismes inter- nationaux étaient très conscients de l’incapacité du système [éducatif] à satisfaire les exigences tant qualitatives que quantitatives de la société haïtienne. Avec l’aide d’organismes tels le PNUD, l’UNESCO, l’OEA, la CEE, la Banque mondiale et de plusieurs pays, notamment le Canada, la France, les États-Unis, Haïti a entrepris une vaste réforme du système éducatif. » (p. 620) Michel Saint-Germain précise également que « Préalablement à la réforme administrative et à la réforme de l’enseignement, il y eut la mise en place du cadre juridique. Déjà proposée à l’époque
de Pétion, timidement mise de l’avant en 1943 par une première initiative gouver- nementale créant le Comité pour l’enseignement en créole (Saint-Germain, 1988,
p. 169), l’utilisation du créole dans l’enseignement est enfin reconnue, le 18 septembre 1979, par la « Loi autorisant l’usage du créole dans les écoles comme langue d’enseignement et objet d’enseignement. » Cette Loi a été suivie, le 30 mars 1982, par le « Décret organisant le système éducatif haïtien en vue d’offrir des chances égales à tous et de refléter la culture haïtienne » dont les articles 29, 30 et 31 portent spécifiquement sur les langues créole
et française. On reconnaît que le créole est langue d’enseignement et langue enseignée tout au long de l’école fondamentale, mais que le français, enseigné tout au long de l’école fondamentale, devient la langue d’enseignement à partir de la sixième année. Suivant le décret du 5 juin 1989, le créole maintient son statut de langue enseignée (objet d’enseignement) jusqu’à la neuvième année de l’enseignement fondamental. » (p. 621) L’auteur précise également, toujours quant au volet linguistique, que « Dans le contexte de la problématique linguistique générale, une attention particulière doit être portée au volet langage. Même si ce n’était qu’un volet parmi les cinq autres, il a rapidement dominé la scène au point où la réforme de l’enseignement a été associée tout simplement à l’introduction du créole à l’école. » (p. 622)
Publié aux Éditions Zémès en 2015, le livre-phare de Charles Tardieu issu de sa thèse de doctorat en sciences de l’éducation, « Le pouvoir de l’éducation / L’éducation en Haïti de la période esclavagiste aux sociétés du savoir », est certainement l’étude la plus systématique de l’histoire et du mode de fonctionnement de l’éducation en Haïti. L’analyse rigoureuse et fort bien documentée de ce livre consigne, parmi d’autres, des données inédites et de première importance sur le contexte sociopolitique d’élaboration et de mise en œuvre de la réforme Bernard de 1979. Il est ainsi attesté que la dictature de Jean-Claude Duvalier n’avait pas conçu de son propre chef une politique éducative (la réforme Bernard de 1979) destinée à répondre à la forte demande scolaire provenant en majorité de centaines de milliers de jeunes locuteurs de langue maternelle créole –la configuration sociale et démolinguistique de l’École haïtienne ayant largement été modifiée dès la fin des années 1960 sous l’effet des flux migratoires de la campagne vers les villes et de l’exil forcé de milliers d’enseignants fuyant la répression de la dictature duvaliériste. En toute rigueur, Charles Tardieu précise que « Sous l’administration de Jean-Claude Duvalier, ce sont les agences étrangères qui prendront l’initiative d’inviter le gouvernement à réaliser une réforme du système d’enseignement, tout comme elles le font dans les domaines économique et financier, politique, etc. (…). De juin 1972 à juin 1974, la Banque internationale de développement, en coopération avec l’Unesco et d’autres agences telles que la BID, l’ACDI, l’AID, a entrepris par l’intermédiaire de plusieurs missions déléguées en Haïti des investigations sur le système éducatif. Les informations recueillies ont conduit à des conclusions et recommandations qui sont réunies dans un rapport rédigé par l’Unesco en 1971 sur la demande du gouvernement haïtien [sic : phraséologie « diplomatique » relevée par C. Tardieu]. De ce rapport découle le diagnostic d’une situation mettant en évidence les déficiences tant quantitatives que qualitatives du système éducatif (Banque mondiale, 1982 : 84) » (Charles Tardieu, op. cit., p. 198-199). Et poursuivant son analyse, Charles Tardieu (op. cit., p. 199) note très justement, en ce qui a trait à la survenue de la réforme Bernard durant le régime dictatorial de Jean-Claude Duvalier, ce qui suit : « Quand nous évaluons en perspective les résultats de ces années et si nous faisons intervenir les millions de dollars dépensés [montant de l’ordre de 266,2 millions de gourdes, soit 53,24 millions de dollars au taux ancien de cinq gourdes pour un dollar US – note de la page 200], il devient clair que le gouvernement de Jean-Claude Duvalier n’a jamais voulu d’une réforme véritable du système d’enseignement. La réforme imposée par le réseau des agences auxquelles viendront s’ajouter d’autres (…) a certainement été accueillie avec grand intérêt par les autorités à cause des sommes considérables qu’elles s’apprêtaient à piller aussitôt que le premier accord de don et de prêt serait signé. Il ne peut exister aucun doute quant aux vrais initiateurs des projets qui s’étendent déjà sur plus d’une dizaine d’années : il n’a fallu qu’une quinzaine de mois (de mars 1975 à mai 1976) pour élaborer le projet parce que celui-ci a été précédé de travaux sectoriels effectués essentiellement par l’Unesco (Banque mondiale 1982 : 6) ».
Cette juste analyse des faits a d’ailleurs été également mise en lumière par le sociologue Guy Alexandre, ancien cadre de l’IPN (l’Institut pédagogique national) dans son article « La politique éducative du jean-claudisme, chronique de l’échec « organisé » d’un projet de réforme » paru dans « Le prix du jean-claudisme – Arbitraire, parodie, désocialisation », livre publié en 2013 aux Éditions C3 sous la direction de Pierre Buteau et Lyonel Trouillot. Tout en rappelant les dimensions légales et institutionnelles de la réforme Bernard (modification de l’organigramme du ministère de l’Éducation, loi de septembre 1979 instituant le créole langue d’enseignement et langue enseignée, réaménagement des cycles d’enseignement et des contenus curriculaires, statut, rôle et activités de l’IPN, qui a été le véritable moteur de la réforme), Guy Alexandre précise à dessein que les grands commis de la dictature de Jean-Claude Duvalier –entre autres le tonton macoute Jean-Marie Chanoine alors titulaire du puissant ministère de l’Information–, et de nombreux directeurs d’écoles se sont opposés à la mise en œuvre de la réforme Bernard. Et il poursuit son analyse en ces termes : « (…) le fait est que les responsables du régime –compte non tenu des options techniques et éthiques de Joseph C. Bernard et de son équipe—n’étaient porteurs d’aucune vision véritable des problèmes d’éducation. Sur cette base, au-delà des discours à usage externe, la politique éducative effective menée par le régime se résumera bien vite à une pratique de laisser faire, qui, au bout du compte, favorisera pour quelques années encore l’école traditionnelle, « élitiste », déconnectée des réalités du milieu, et non articulée aux besoins de son développement » (Guy Alexandre, ibidem, p. 33). En conclusion de son propos, Guy Alexandre consigne un extrait de son article « Matériaux pour un bilan de la réforme éducative en Haïti » (Le Nouvelliste, 6, 11, 16 mai 1999) : « Ce qu’il faut voir en termes concrets, c’est que, voulue, passionnément voulue par le ministre Bernard, portée avec enthousiasme par les techniciens de l’IPN et du ministère de l’époque, appuyée par les institutions de coopération ou d’assistance internationale, cette réforme n’a pas été désirée par l’État et le gouvernement qui, au contraire, de diverses manières, passeront leur temps de 1979 à 1986, à la saboter proprement de façon plus ou moins ouverte ou plus ou moins larvée, selon les moments » (Guy Alexandre, ibidem, p. 35).
Le bilan exhaustif de la réforme Bernard de 1979 devra par ailleurs prendre en compte les données analytiques contenues dans une importante référence révélée en bibliographie du livre de Charles Tardieu « Le pouvoir de l’éducation / L’éducation en Haïti de la période esclavagiste aux sociétés du savoir » (Éditions Zémès, 2015), à savoir le rapport préparé par Uli Locher, Thierry Malan et Charles Pierre-Jacques pour le compte de la Banque mondiale et intitulé « Évaluation de la réforme éducative en Haïti / Rapport final de la mission d’évaluation de la réforme éducative en Haïti » (163 pages miméo, Genève, 1987). Ce rapport semble peu connu et peu accessible, comme nous l’avons constaté après avoir en vain tenté d’en obtenir une version papier ou électronique auprès de la Banque mondiale à Washington et à Genève. Mais il se pourrait que ce document, s’il a abordé un tel volet, contribue à mieux faire comprendre pourquoi la réforme Bernard a produit si peu de matériel didactique en créole et pourquoi elle n’a pas été précédée d’un programme national de formation en didactique créole pour l’enseignement du créole et en créole. Également, ce rapport, s’il s’est penché sur cette problématique, pourrait aider à faire la lumière sur l’ampleur et les mécanismes de dilapidation des fonds de la coopération internationale destinés à la réforme Bernard de 1979, ce qui expliquerait le relatif sous financement de fait de la réforme. Au sujet des détournements de fonds réalisés par Jean-Claude Duvalier, par ses « super-ministres » et autres « gran manjè » de son système politique mafieux, le « fil de presse.info » du 18 janvier 2011 notait que « Le gouvernement haïtien, qui avait demandé en mai 2008 l’aide de la justice helvète, avait évalué à 100 millions de dollars environ le siphonage de l’argent de l’État par « Bébé Doc ». Un rapport de la Banque mondiale sur le développement dans le monde, rédigé en 1997 et cité dans l’arrêt suisse, allait beaucoup plus loin puisqu’il affirmait que « Jean-Claude Duvalier s’est exilé en France (…) avec un pactole évalué à 1,6 milliard de dollars ». (Sur « l’Arrêt suisse » ou « Arrêt du Tribunal administratif suisse », le TAF, relatif aux comptes bancaires de Jean-Claude Duvalier dissimulés en Suisse, voir entre autres l’article de swiss.info.ch daté du 27 janvier 2011, « Baby Doc », l’argent suisse et la « loi Duvalier ».)
En quête de données relatives au bilan de la réforme Bernard, nous avons également mené une recherche documentaire sur le site Internet du ministère de l’Éducation d’Haïti (https://menfp.gouv.ht), qui comprend plusieurs rubriques, dont la rubrique « Banque de documents ». Cette rubrique consigne les sous-sections suivantes : « Circulaires et arrêtés », « Programmes et curriculum », « Résultats enquêtes ». Vérification faite, cette « Banque de documents » ne comprend aucune étude, aucune analyse, aucun document officiel traitant de manière spécifique de la réforme Bernard –ce qui conforte le constat que l’amnésie managériale et le brouillard archivistique constituent un « modèle » de gestion chez un grand nombre de ministres et d’administrateurs du domaine de l’éducation en Haïti. Sous le voile pompeux de l’appellation « Banque de documents », le site Internet du ministère de l’Éducation d’Haïti cache en réalité une verbeuse pauvreté archivistique puisqu’il n’offre pas de références documentaires sur des domaines majeurs de l’éducation, et l’absence de titres traitant en particulier de la réforme Bernard et de l’aménagement du créole dans le système éducatif national en est l’illustration la plus marquée. Figée et nullement construite selon les paramètres habituels des banques de données documentaires, la rubrique « Banque de documents » de ce site ne permet pas non plus d’effectuer une recherche par mots-clés, la fonction de recherche étant tout simplement absente. D’un autre côté, le site embryonnaire de la Bibliothèque nationale d’Haïti, https://dloc.com/ibnh, n’a fourni aucun résultat lors d’une recherche effectuée à partir des mots-clés « réforme bernard ».
Dans tous les cas de figure, le bilan exhaustif de la réforme Bernard de 1979 reste à faire. Il doit être mené par des institutions haïtiennes, par des enseignants-chercheurs haïtiens avec, lorsqu’il le faut, le concours d’experts crédibles de la coopération internationale. Un tel concours permettra entre autres de mieux appréhender certaines interventions constructives d’universitaires étrangers dans la conception et la mise en route de la réforme, et plus largement de mieux comprendre et de chiffrer l’apport tant financier que professionnel des agences de coopération internationale dans le domaine de l’éducation, agences qui ont su accompagner la réforme et qui, bien souvent, à travers leurs compromissions avec la dictature duvaliériste, ont navigué en eaux troubles pour mieux assurer la défense de leurs intérêts.
L’on ne peut valablement bâtir le futur de l’École haïtienne dans l’ignorance constante de son passé, en particulier dans les domaines didactique et linguistique, les deux charpentes majeures du système éducatif national. Afin de contribuer à la nécessaire refondation de l’École haïtienne, le bilan exhaustif de la réforme Bernard de 1979 devra aborder plusieurs dimensions structurelles : (1) la présence ou l’absence de volonté politique de l’État ; (2) l’orientation et les principes didactiques prônés par la réforme ; (3) les préconisations linguistiques de la réforme, en particulier en ce qui a trait à l’aménagement du créole aux côtés du français ; (4) l’analyse des outils didactiques issus de la réforme ; (5) l’adéquation de la formation des enseignants du créole et en créole. En ce qui concerne les outils didactiques et les documents d’orientation issus de la réforme, nous en avons fait un relevé très partiel à partir du site WorldCat.org. En voici quelques titres :
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« La réforme éducative : éléments d’information », Institut pédagogique national, Département de l’éducation nationale, direction de la planification [1982].
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« Créole et enseignement primaire en Haïti », par Albert Valdman, Institut pédagogique national, Département de l’éducation nationale et Indiana University, Bloomington, 1980.
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« Le créole en question », Institut pédagogique national, [1979]. Bloomington, Indiana University, 1980.
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« Gramè kreyòl : 4èm ane : kaye elèv », Département de l’éducation nationale, Institut pédagogique national, 1986.
Et quant aux données d’enquête de terrain sur l’utilisation effective du créole dans les écoles haïtiennes, il y a lieu de préciser que cette réalité est peu connue, mal connue, et qu’elle n’a pas encore fait l’objet d’une enquête d’envergure nationale ciblant les écoles des secteur privé et public. Trois documents méritent toutefois d’être examinés avec attention : (1) « Le problème de l’usage scolaire d’une langue qui n’est pas parlée à la maison : le créole haïtien et la langue française dans l’enseignement haïtien », par Benjamin Hebblethwaite et Michel Weber (Dialogue et cultures 58 / 2012) ; (2) « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », par Renauld Govain (Contextes et didactiques 4/2014) ; (3) « L’aménagement linguistique en salle de classe – Rapport de recherche » (éd. Atelier de Grafopub, Port-au-Prince, 2000), étude commanditée par le ministère de l’Éducation et dont les judicieuses recommandations sont restées lettre morte. De plus, en ce qui a trait aux données d’enquête de terrain sur l’utilisation effective du créole dans les écoles haïtiennes, la question de la qualité des ouvrages scolaires et la typologie des outils pédagogiques en langue créole utilisés dans le système éducatif national –outils inspirés ou pas de la réforme Bernard–, devront sérieusement être examinées, d’autant plus qu’aucun document officiel consigné sur le site du Ministère de l’Éducation n’atteste que ce ministère soit au courant du nombre ou de la variété des outils pédagogiques en langue créole en libre circulation dans les écoles du pays, pas plus d’ailleurs qu’il n’est au courant du nombre d’écoles privées et publiques qui utilisent le créole dans l’enseignement des matières scolaires. Quels sont les manuels d’enseignement du créole et en créole actuellement disponibles sur le marché scolaire ? Par qui ont-ils été rédigés ? Leurs auteurs sont-ils des linguistes-didacticiens ou des enseignants ayant acquis une formation spécifique en didactique des langues ? Ces ouvrages sont-ils au préalable évalués puis recommandés et/ou normalisés ? Si oui, par qui ? Le ministère de l’Éducation nationale dispose-t-il de compétences spécifiques en didactique des langues l’habilitant à recommander/normaliser ces ouvrages ?
Tout en prenant en compte le fait que la présence ou l’absence de volonté politique de l’État constitue en amont un facteur explicatif de premier plan dans l’élaboration du bilan à venir, il faudra accorder une attention particulière à l’évaluation de la mise en oeuve des préconisations linguistiques de la réforme Bernard de 1979, en particulier en ce qui a trait au dispositif de l’aménagement du créole aux côtés du français dans le système éducatif national. Car en sus des carences curriculaires manifestes de ces dernières années, l’épineuse question linguistique n’a toujours pas trouvé de solution rigoureuse, crédible et rassembleuse au sein de l’École haïtienne. Les ratés, les demi-mesures ministérielles, les tentatives boiteuses et sans lendemain de « réforme » de l’éducation, la saga des « plans » et des « directives ministérielles », les lourdes lacunes du corps professoral notamment quant aux qualifications requises pour l’enseignement du créole et en créole et le faible niveau de compétence d’un grand nombre d’enseignants de français, tout cela doit être mis en perspective à l’aune d’un futur bilan exhaustif de la réforme Bernard de 1979. Un tel bilan pourrait être mené en partenariat, sur le mode d’une vaste enquête d’envergure nationale, par les Facultés des sciences de l’éducation (Université Notre Dame d’Haïti, Université Quisqueya), la Faculté des sciences humaines et la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. Le bilan exhaustif de la réforme Bernard de 1979 contribuera ainsi, par les enseignements qu’il saura livrer sur différents plans, à la formulation d’une véritable politique linguistique éducative (voir nos articles « Politique linguistique nationale et politique linguistique éducative en Haïti : une nécessaire convergence historique », Le National, 30 novembre 2017 ; « Plaidoyer pour la première loi sur les langues officielles d’Haïti », Le National, 15 mars 2019 ; « De la nécessité d’une loi d’orientation linguistique de l’éducation en Haïti », Le National, 10 mars 2020).
Montréal, le 15 mars 2021