L’aménagement du créole en Haïti aux côtés du français et…

 en conformité avec la Constitution de 1987 : promouvoir un débat rigoureux et rassembleur

—Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

Publiés d’abord en Haïti dans le journal Le National et quelques fois sur le site AlterPresse puis reproduits en outre-mer sur différents sites –Fondas kreyòl, Montray kreyòl, Madinin’Art (Martinique), Rezonòdwès (États-Unis) et Médiapart (France)–, plusieurs de nos articles exposent deux caractéristiques majeures de la configuration sociolinguistique d’Haïti. Nous avons mis en lumière d’une part l’usage dominant du français institutionnalisé dès la promulgation de l’« Acte de l’Indépendance d’Haïti » le 1er janvier 1804 (premier document historique du nouvel État, rédigé uniquement en français), et, d’autre part, nous avons fourni un éclairage analytique sur la minorisation institutionnelle du créole, langue usuelle de la majorité des locuteurs haïtiens. Ces deux caractéristiques sont à l’origine des rapports inégalitaires depuis lors institués entre les deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français. Les rapports inégalitaires entre les deux langues se sont consolidés au fil des ans dans différents domaines, notamment dans l’École haïtienne jusqu’à présent privée d’une politique linguistique éducative alors même que l’article 32 de la Constitution de 1987 consigne le droit à l’Éducation et que l’article 5 consacre la co-officialisation du créole et du français. Sur le registre du regard diffracté que portent plusieurs locuteurs sur différents aspects de la problématique linguistique haïtienne, nous avons noté que la presse parlée et écrite ainsi que les réseaux sociaux, au pays comme en diaspora, se font l’écho de manière constante de débats, d’échanges divers et d’opinions différenciées. Les échanges et débats sont dans bien des cas constructifs mais nous avons également constaté que plusieurs interventions ponctuelles sont de l’ordre du « voye monte », du verbiage qui, lui, alimente la confusion (« verbiage » : « Flot de paroles superflues masquant la pauvreté de la pensée », dictionnaire Le Larousse). Ainsi, l’une des caractéristiques de certaines interventions relatives au créole sur les réseaux sociaux est le verbiage intempestif, le radotage prétentieux à l’aune d’un « voye monte » répétitif, chétif et iconoclaste. L’un des adeptes du verbiage sur Facebook –haut-lieu et miroir bavardeux du narcissisme et du nombrilisme–, est un certain Marc-Arthur Thys qui assimile son radotage à un axiome « scientifique » et se croit compétent lorsqu’il s’exprime « doctement » et dogmatiquement sur le créole. Le 14 novembre 2023, il a une fois de plus infligé à ses rares lecteurs son habituel verbiage en ces termes : « Oui, je persiste et signe : un Haïtien qui ne peut écrire qu’en créole est un handicapé. Écrire en français (ou [dans] une grande langue internationale) c’est faire le choix de la richesse. Écrire en créole c’est faire le choix de la pauvreté ». Du haut de son immense « savoir encyclopédique », Marc-Arthur Thys émet ce surréaliste « diagnostic » sociolinguistique sans fournir la moindre analyse scientifique à l’appui de sa « trouvaille »… Si nous avons choisi d’introduire cet article en mentionnant le radotage prétentieux et pontifiant de Marc-Arthur Thys, ce n’est pas parce que cet individu, avec lequel nous n’avons aucun contentieux personnel, représenterait un corps d’idées majoritaire dans les débats actuels. Au contraire, sa vision rachitique est ultra-minoritaire en Haïti comme en diaspora. Il s’agit plutôt pour nous de montrer de manière documentée que le vrai débat à propos du créole se situe ailleurs et qu’il est essentiel de soumettre à une commune réflexion critique des sujets majeurs de questionnement linguistique, notamment les effets mesurables chez les « militants-apôtres-créolistes » de l’« idéologie linguistique haïtienne », les « opérations de fétichisation de la langue légitime », le créole, les ressorts de l’essentialisation du créole et leurs conséquences sur l’aménagement du créole, l’impasse persistante quant à la didactisation du créole et le naufrage de la lexicographie créole engoncée dans les filets de l’idéologie. Les diverses manifestations de l’« idéologie linguistique haïtienne » sont en effet repérables dans les différents dispositifs énonciatifs des « militants-apôtres-créolistes » et elles doivent être correctement diagnostiquées afin de les dépasser. Par la convocation de la vision rabougrie et ultra-minoritaire de Marc-Arthur Thys, nous entendons rappeler qu’elle constitue un condensé de clichés et de poncifs de stigmatisation et de dépréciation du créole ânonnés par un nombre indéterminé de locuteurs et qu’à ce titre il est nécessaire de déconstruire ces clichés à l’aide des instruments d’analyse des sciences du langage.

Il ne fait aucun doute qu’avec la litanie itérative et pontifiante de Marc-Arthur Thys sur Facebook lorsqu’il se met à pérorer à propos du créole, nous sommes sur le registre de la version haïtienne de la boule de cristal et de la « divination », sorte de mantra ésotérique jusqu’à présent inconnu des neurosciences, de la didactique des langues et des sciences du langage… Manifestement, Marc-Arthur Thys fait de sa lourde ignorance de la linguistique, de la créolistique, de la didactique des langues et de l’histoire des écrits créoles répertoriés dès la fin du XVIIème siècle une axiomatique illusionniste aussi péremptoire que fumeuse : à travers l’histoire des idées au fil des siècles, l’ignorance n’a jamais constitué un critère épistémologique, un appareillage conceptuel ou un cadre méthodologique d’apprentissage ayant contribué aux avancées des savoirs et des connaissances… Pour mémoire, il y a lieu de rappeler que dans un article récent paru sur Rezonòdwès le 28 novembre 2023 –« Quelques repères pour contribuer à une exploratoire « archéologie de la littérature créole »–, nous avons exposé les grandes lignes de la problématique d’une « archéologie de la littérature créole » et celle, conjointe, d’un « discours littéraire créole savant ». Cette problématique a fait l’objet d’une remarquable étude de Ralph Ludwig de l’Université Martin Luther Halle-Wittenberg en Allemagne, « Littératures des mondes créoles – des débuts aux questionnements actuels », parue dans la revue Études créoles no 33 | 1 | 2016. La pesante ignorance de la linguistique et de l’histoire des créoles inscrite au creux de l’axiomatique illusionniste de Marc-Arthur Thys fait écran à l’étendue et à la pertinence des études conduites par des universitaires de renom sur les premiers écrits rédigés en langue créole et qui ont été retracés aux XVIIème et XVIIIème siècles. Ainsi, l’exploration de l’écrit littéraire créole a fait l’objet d’une ample étude du romancier et lexicographe martiniquais Raphaël Confiant intitulée « Les grandes dates de la langue créole » (Fondas kreyòl, première version : 27 janvier 2022). Sur son registre spécifique, l’écrit littéraire créole bénéficie également d’un éclairage philologique de premier plan consigné dans le remarquable livre de la linguiste Marie-Christine Hazael-Massieux, « Textes anciens en créole français de la Caraïbe / Histoire et analyse » (Éditions Publibook 2008). Cette exceptionnelle publication de 487 pages, qui comprend 17 chapitres, s’ouvre sur une question que se posent tous les créolophones qui s’intéressent de près ou de loin à l’écrit littéraire créole : « Comment sont nés les créoles ? Dans cet ouvrage [qui se lit aisément], MarieChristine Hazael-Massieux présente une centaine de textes anciens en créole français de la Caraïbe, datant principalement des XVIII et XIXèmes sciècles (…) et relevant de genres multiples. Cette étude entreprend de saisir et décrire les interactions dans ces sociétés complexes, et par une approche contrastive, philologique, linguistique et sociolinguistique de textes souvent inédits, permet de revoir les hypothèses classiques en matière de genèse, tout en proposant un schéma historique de la créolisation. On peut ainsi mieux comprendre la formation et le développement de ces langues qu’on appelle créoles » [4ème de couverture de l’ouvrage].

Était-il utile de parler de l’axiomatique illusionniste de l’un des adeptes du radotage sur Facebook alors même qu’il aurait mieux valu laisser Marc-Arthur Thys, promoteur d’un sentencieux et prétentieux verbiage préscientifique, arpenter son habituelle solitude, lui qui n’est détenteur d’aucune compétence connue en linguistique et n’a publié aucun article scientifique sur le créole ? Il est vrai qu’il aurait mieux valu laisser Marc-Arthur Thys arpenter seul la pauvreté de sa pensée pré-scientifique et son culte immodéré du radotage. Toutefois il nous a semblé pertinent de l’évoquer brièvement afin de rappeler une exigence qui relève de l’épistémologie comme d’ailleurs de l’éthique : les linguistes doivent être à l’écoute de l’opinion et de la manière de penser des non-linguistes au sujet de la problématique linguistique haïtienne afin de proposer, au moyen d’échanges rigoureusement documentés, une vision rassembleuse de l’aménagement des deux langues de notre patrimoine linguistique historique en conformité avec la Constitution de 1987 et aussi dans le but d’offrir en partage des propositions fondées sur les sciences du langage. C’est également l’occasion de rappeler que la prise en compte de l’opinion des non-linguistes ne signifie pas que cette opinion constitue un discours scientifique à valeur égale avec les sciences du langage : souvent l’opinion des non-linguistes sur le créole relève d’une vision enchâssée dans l’idéologie et dans des revendications identitaires, et les porteurs des diverses variétés d’un discours idéologique sur le créole confondent indistinctement une opinion et un discours scientifique sur la langue créole.

L’évocation ponctuelle du pontifiant verbiage de Marc-Arthur Thys nous permet également de rappeler un fait observable : très souvent en Haïti la discussion et les échanges sur la problématique linguistique haïtienne et en particulier sur le créole sont passionnelles, elles s’effectuent trop fréquemment sur le mode de l’enfermement idéologique et d’une pensée binaire quasi catéchétique à contre-courant des sciences du langage. Il est de surcroît particulièrement symptomatique et révélateur de constater que l’enfermement idéologique et la pensée binaire quasi catéchétique caractérisent à la fois le discours d’un nombre indéterminé de « militants-apôtres-créolistes » et celui des Ayatollahs du créole. C’est donc en raison de cette « parenté idéelle » et idéologique qu’il importe de soumettre à l’analyse critique, toutes les fois qu’il le faut, le dispositif énonciatif mis en œuvre par les « militants-apôtres-créolistes » et celui des Ayatollahs du créole.

L’enfermement idéologique et la pensée binaire dont il est question dans cet article relèvent de l’« idéologie linguistique ». Dans une étude qui a le grand mérite de caractériser les principaux ressorts des idéologies linguistiques, « Idéologies linguistiques et didactique des langues », ZiXi Wang (Université Paul Valéry-Montpellier), nous enseigne qu’ « En sociolinguistique, H. Boyer (2003, p. 17) souligne que l’idéologie est en effet « un corps plus ou moins fermé de représentations, une construction socio-cognitive spécifique à teneur coercitive, susceptible de légitimer des discours performatifs et donc des actions dans la perspective de la conquête, de l’exercice, du maintien d’un pouvoir au sein de la communauté concernée ou face à une autre / d’autres communauté(s) ». Citant Jean-Louis Chiss, il précise que « Les idéologies linguistiques, « mythes » discursivement organisés, structurent historiquement « des représentations spontanées à la fois volatiles et prégnantes » (Chiss, 2010, p. 12), qui se diffusent et s’installent dans les lieux où se fabriquent et se transmettent les savoirs sur les langues comme l’école et le journal (Chiss., 2005, p. 70). Il s’agira de mesurer leurs influences sur la linguistique savante, sur les politiques linguistiques, sur les systèmes éducatifs et leur « offre » de langues (Chiss, 2010) ». L’auteur de l’article précise également que « L’un des traits d’idéologie linguistique réside dans l’idée ordinaire des locuteurs, de l’inégalité de langues. Cette représentation idéologique des langues consiste à faire croire que les langues sont d’inégales valeurs. Elle provient le plus souvent de préjugés ethnocentriques, qui consistent à la dévalorisation des langues d’altérités, pour maintenir la supériorité de sa propre langue/culture et de son groupe (Beacco, 2003) ». (Voir ZiXi Wang : « Idéologies linguistiques et didactique des langues », Hypothèses Carnet de recherche, 12 janvier 2015). L’article de Jean-Louis Chiss daté de 2005 auquel se réfère ZiXi Wang s’intitule « La théorie du langage face aux idéologies linguistiques » (consigné dans G.Dessons, S. Martin & P. Michon (éds.), « Henri Meschonnic, la pensée et le poème », Paris, InPress) et il a été reproduit dans la revue Langages, 2011/2, n° 182. Celui de 2010 a pour titre « Linguistique française et enseignement du français (de l’EPPFE à l’UFR DFLE) : l’épreuve de l’étranger » et il a été édité par la Société internationale pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde, série « Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde » (44 / 2010). L’un des livres phare de Jean-Louis Chiss a pour titre « La culture du langage et les idéologies linguistiques » (Éditions Lambert-Lucas, 2018). Il plaide pour la survenue d’un acte fondateur, à savoir « déconstruire les idéologies », affronter les « déterminations politiques et éthiques » [car dit-il] « (…) les idéologies linguistiques se construisent comme des ensembles structurés de représentations et de discours avec une consistance, une systématisation, une historicité surtout, et s’inscrivent dans des cultures linguistiques et éducatives spécifiques ». La notion d’« idéologie linguistique », a également été abordée dans l’étude dAnnette Boudreau intitulée « Idéologie linguistique » parue dans Langage et société, HS1, 2021. Elle précise, entre autres, que « Les idéologies linguistiques ont fait retour en Europe par l’anthropologue du langage états-unien Michael Silverstein. Il les définit comme « A set of beliefs about language articulated by users as a rationalization or justification of perceived language and use (1979, p. 193) » [Traduction RBO : « Ensemble de croyances sur la langue formulées par les utilisateurs pour rationaliser ou justifier la langue et l’utilisation qu’ils en font »]. Annette Boudreau note que « Cette définition s’est affinée avec le temps afin d’inclure des facteurs historiques et socio-politiques qui permettent de mieux comprendre comment s’établissent et s’exercent les relations de pouvoir à l’intérieur d’un groupe, lesquelles contribuent à la façon dont ses membres perçoivent leurs langue(s) et celle(s) des autres, et agissent sur leurs pratiques linguistiques (pour une synthèse des différentes approches, voir Costa, 2017) ».

La problématique de l’« idéologie linguistique » a été abordée avec hauteur de vue par le sociolinguiste et sociodidacticien haïtien Bartholy Pierre Louis dans sa remarquable thèse de doctorat intitulée « Quelle autogestion des pratiques sociolinguistiques haïtiennes dans les interactions verbales scolaires et extrascolaires en Haïti ? : une approche sociodidactique de la pluralité linguistique ». Cette thèse de doctorat, défendue avec succès le 15 décembre 2015 sous le sceau de l’Université européenne de Bretagne (laboratoire « Plurilinguisme, représentations, expressions francophones information, communication, sociolinguistique », PREFics – UFR Arts, lettres, communication (ALC), a été élaborée sous la direction du linguiste Philippe Blanchet, professeur à l’Université́ Rennes 2. Sociolinguiste, spécialiste du plurilinguisme et didacticien de réputation internationale, Philippe Blanchet est l’auteur entre autres de « Les transpositions didactiques », dans Blanchet, P. et Chardenet, P. (dir.), « Guide pour la recherche en didactique des langues et des cultures. Approches contextualisées ». Montréal / Paris, PREFics, Agence universitaire de la Francophonie / Éditions des archives contemporaines, 2011 ; il est également l’auteur de « Politique linguistique et diffusion du français dans le monde », dans Bulot, T. et Blanchet, Ph., « Une introduction à la sociolinguistique (pour l’étude des dynamiques de la langue française dans le monde) », Éditions des archives contemporaines, Paris, 2013.

Dans sa thèse de doctorat, Bartholy Pierre Louis examine, à partir d’une recherche de terrain effectuée en Haïti, « L’idéologie linguistique haïtienne : pour ou contre le français ? » (chapitre 4.3.1.3, page 201 et suivantes). Il expose que « Ce travail de recherche basé sur une approche empirico-inductive est une description analytique et une synthèse interprétative des pratiques sociolinguistiques haïtiennes à partir des représentations du français et du créole (langues co-officielles) ». Il fait la démonstration que « l’idéologie linguistique haïtienne » fonctionne sur le mode de la pensée binaire, celle de l’opposition idéologique instituée entre le français et le créole dans le discours des « créolistes » fondamentalistes : l’une des caractéristiques majeures de « l’idéologie linguistique haïtienne » repérable chez les « créolistes » fondamentalistes et autres Ayatollahs du créole consiste en effet, par l’émission d’une « fatwa » contre la langue française en Haïti, à enfermer les débats sur le créole dans l’étroite lucarne d’une pseudo « guerre des langues » en Haïti. C’est le lieu de rappeler que l« idéologie linguistique haïtienne » –sanctuarisée à l’Académie créole, l’AKA, ou chez plusieurs « militants-apôtres-créolistes » en Haïti et en diaspora ou au MIT Haiti Initiative–, met en œuvre deux leviers majeurs au creux du populisme linguistique : le « fétichisme de la langue » et l’« idéologisation de la langue », leviers qui n’appartiennent pas aux sciences du langage et qui ne peuvent pas modéliser l’aménagement du créole.

« L’opération de fétichisation de la langue légitime » et « l’idéologie de la langue comme bien public » sont décrites par le sociologue Pierre Bourdieu et Luc Boltanski dans une longue étude intitulée « Le fétichisme de la langue » (Actes de la recherche en sciences sociales, volume 1 no 4, juillet 1975, numéro thématique « Le fétichisme de la langue »). La « fétichisation de la langue légitime » est également abordée par Pierre Bourdieu dans « Langage et pouvoir symbolique » (Éditions Fayard, 2014), au chapitre 1, « La production et la reproduction de la langue légitime » compris dans « Ce que parler veut dire / L’économie des échanges linguistiques » auparavant publié aux Éditions Fayard en 1982 [1997]. Le lecteur curieux pourra consulter ces publications en vue d’approfondir les propositions analytiques de l’auteur. Dans le cadre de cet article de vulgarisation, il est utile de rappeler que le terme « fétichisation » s’entend au sens de « Attribuer à quelqu’un ou à quelque chose une existence ou un pouvoir quasi-magique » (dictionnaire Ortolang), et « fétichiser » signifie « Attribuer à quelqu’un, à quelque chose une existence ou un pouvoir quasi magique, les respecter de façon excessive » (dictionnaire Le Larousse). La « fétichisation » évoquée dans le présent article désigne donc les divers dispositifs énonciatifs relatifs au créole qui s’expriment pour l’essentiel sur le registre de l’idéologie : il y a une véritable migration, notamment depuis 1987, du débat d’idées sur le créole depuis le périmètre des sciences du langage vers l’étroite lucarne de l’idéologie.

De manière récurrente, la « fétichisation de la langue légitime », le créole, consiste à l’essentialiser en lui accordant toutes les « vertus » faisant de lui l’essence unique de l’identité haïtienne, l’unique instrument, l’unique potion pouvant assurer le « salut » du corps social haïtien malade de tous ses maux historiques et contemporains. L’abord de la « fétichisation de la langue » est d’un grand intérêt pour bien comprendre les différentes manifestations du repli et de l’enfermement de la réflexion sur le créole dans les filets de l’idéologie. En Haïti comme dans différentes aires géographiques, la « fétichisation de la langue » a emprunté la voie de l’« essentialisation de la langue », phénomène amplement étudié par Jean-Marie Klinkenberg dans l’article « La conception essentialiste du français et ses conséquences / Réflexions polémiques » (Revue belge de philosophie et d’histoire (tome 79, fasc. 3, 2001). Il l’exprime en ces termes : « Mais il y a quelque chose de commun entre les deux situations : c’est la manœuvre qui consiste à hypostasier la langue, à en faire une essence, à y voir un objet allant de soi. Qu’elle fonctionne comme emblème ou stigmate, la langue est vue dans son unité, et non dans sa diversité ; dans son irréductible spécificité, et non dans sa généricité. Et dès lors une telle langue doit nécessairement être conforme à un modèle idéal, stable, voire immuable. Adamique et anté-babélienne. Avatar de la croyance selon laquelle chaque langue aurait ce que l’on appelle mystérieusement son « génie », caché dans un Saint des Saints auquel seuls auraient accès certains grands prêtres, cette conception est particulièrement pregnante dans le cas de langue française, qui, plus qu’une autre, s’est dotée de puissants instruments de stabilisation et de célébration » [dans la citation, le souligné en italiques et gras est de RBO].

Un exemple récent de « fétichisation de la langue » : la sanctification et la sanctuarisation du créole dans le diptyque « lang kreyòl » / « lang blan » chez l’universitaire haïtien Jean Casimir, enseignant-chercheur à l’Université d’État d’Haïti. Il a publié plusieurs articles sur le site Ayibopost dans lesquels il se prononce sur la problématique linguistique haïtienne et en particulier sur le créole. Il a ainsi fait paraître sur ce site, le 10 février 2023, l’article « Lang blan yo p ap pran peyi a pou yo ». Comme nous l’avons démontré dans l’article « Jean Casimir ou les dérives d’une vision racialiste de la problématique linguistique haïtienne » (Le National, Port-au-Prince, 21 mars 2023), Jean Casimir fait le lien entre la démocratie et la langue que parle la démocratie : « Pou gen demokrasi, fòk moun lavil –soti nan kwòkmò nan simityè rive nan pi gwo otorite palè nasyonal– gouvènen ak lang pèp la pale. Depi alatèt yo kantonnen kò yo nan sitadèl blan franse a, yo p ap pale ak abitan peyi a. Yo gen pwoteksyon etranje, e pa gen twonpèt de Jeriko k ap kraze mi sa a. » L’on a dès ce paragraphe noté le glissement –sémantique et conceptuel–, opéré par l’auteur vers une vision essentialiste et racialiste des rapports entre les langues, d’une part, et, d’autre part, entre les langues et les forces politiques en Haïti véhiculée par Jean Casimir : « nan sitadèl blan franse a ». Cette vision essentialiste et racialiste des rapports des forces politiques se dénude, sous la plume de l’auteur, au paragraphe suivant de son article : « (…) Kòm blan sènen nou tout kote, nou bezwen franse a ak tout lòt lang blan yo. Men fòk Lasosyete konprann ke konvèsasyon ak blan pa ka fèt dèyè do malere. Angle, franse, panyòl gen pou sikile tout kote nan peyi a, san restriksyon. Se dakò. Men lang blan yo p ap pran peyi a pou yo. Yo p ap deplase kreyòl la, depi gen Ayisyen ladann ». Il y a lieu de tenir à distance toute mésinterprétation de notre approche critique de la vision essentialiste et racialiste de Jean Casimir : s’il est vrai que sur des registres familiers du créole le terme « blan » désigne l’« étranger » en général –comme d’ailleurs le terme « nèg » désigne le générique « homme »–, dans le contexte de son article c’est la jonction de « lang » + « blan » qui est sémantiquement signifiante, qui est porteuse du sens premier de sa vision, car l’auteur cible très précisément la langue dans l’énoncé « nou bezwen franse a ak tout lòt lang blan yo ». La vision racialiste de la problématique linguistique haïtienne véhiculée par Jean Casimir participe pleinement de la « fétichisation de la langue » créole par le détour idéologique de l’hyspostasie et de l’« essentialisme linguistique » que décrit Jean-Marie Klinkenberg dans son article plus haut cité. La vision racialiste de la problématique linguistique haïtienne portée par Jean Casimir se déploie au périmètre du populisme linguistique aujourd’hui en vogue au ministère de l’Éducation nationale et dans la minuscule sphère de l’Akademi kreyòl. Par-delà la lourde confusion que génère la vision racialiste de la problématique linguistique haïtienne, il ne faut pas perdre de vue qu’elle s’inscrit objectivement dans l’axiomatique noiriste, celle de la racialisation de l’histoire nationale et de la racialisation des rapports entre les classes sociales en Haïti telles que mises en œuvre par le dictateur François Duvalier dans ses écrits. La racialisation de l’histoire nationale est au fondement du fascisme duvaliériste qui a eu ses thuriféraires et ses intellectuels de service ainsi que ses écrits de propagande. Il est attesté que la dictature de François Duvalier disposait de ses intellectuels « en service commandé » : les frères Paul et Jules Blanchet, l’autoproclamé « historien » révisionniste Rony Gilot (laudateur-maquilleur de la dictature duvaliériste), l’idéologue raciste René Piquion (porte-étendard du noirisme et des « authentiques »), Gérard Daumec (le préfacier en 1967 du « Guide des « Œuvres essentielles » du docteur François Duvalier ») et le proto-nazi Gérard de Catalogne (admirateur de Pétain et de Maurras et responsable éditorial des « Œuvres essentielles » de François Duvalier). Rappel : sur les fondements historiques du noirisme duvaliériste, voir la remarquable étude de Micheline Labelle, « La force opérante de l’idéologie de couleur en 1946 » consignée dans le livre paru sous la direction de Frantz Voltaire, « Pouvoir noir en Haïti. L’explosion de 1946 », (Montréal : V&R Éditeurs et les Éditions du Cidihca, 1988).

L’« idéologisation de la langue » ainsi que la « fétichisation de la langue légitime » décrites par les sociologues Pierre Bourdieu et Luc Boltanski dans l’étude « Le fétichisme de la langue » (Actes de la recherche en sciences sociales, volume 1 no 4, juillet 1975, numéro thématique « Le fétichisme de la langue »), sont également repérables dans l’argumentaire pseudo-scientifique et fallacieux exposé par le MIT Haiti Initiative pour justifier, sur le registre de la « lexicographie borlette », l’élaboration de son médiocre « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative ». L’« idéologisation de la langue » et la « fétichisation de la langue légitime » sont ainsi mises en œuvre sous couvert d’une démarche « lexicographique » et « néologique » inconnue de la méthodologie de la lexicographie professionnelle : en embuscade sous les oripeaux de l’idéologie, l’« essentialisme linguistique » prend au MIT Haiti Initiative l’allure d’un discours scientifique qui, à l’analyse, se révèle incompétent et amateur. Ainsi, dans la plus grande confusion conceptuelle entre « glossaire » et « lexique », le MIT-Haiti Initiative a élaboré un lexique bilingue anglais-créole d’environ 800 termes qu’il présente faussement comme un « glossaire ». L’aventureuse prétention du MIT-Haiti Initiative de fournir un « Glossaire » destiné à « la création et la traduction de matériel dans les domaines des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques (STEM) » s’apparie à une véritable « arnaque lexicographique » au creux de laquelle les rédacteurs du fantaisiste « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative », dépourvus de la moindre compétence connue en lexicographie créole, soutiennent frauduleusement mener une entreprise de néologie créole. En effet, l’élaboration du « Glossary » est présentée, sur le site du MIT – Haiti Initiative –au chapitre « Kreyòl-English glosses for creating and translating materials in Science, Technology, Engineering & Mathematics (STEM) fields in the MIT-Haiti Initiative »–, dans les termes suivants : « (…) l’un des effets secondaires positifs des activités du MIT-Haïti (ateliers sur les STEM, production de matériel en kreyòl de haute qualité, etc.) est que nous enrichissons la langue d’un nouveau vocabulaire scientifique qui peut servir de ressource indispensable aux enseignants et aux étudiants  Ces activités contribuent au développement lexical de la langue » créole » [Traduction : RBO]. Comme nous l’avons rigoureusement démontré dans notre article « La lexicographie créole à l’épreuve des égarements systémiques et de l’amateurisme d’une « lexicographie borlette » (Le National, 28 mars 2023), le pseudo « nouveau vocabulaire scientifique » bricolé par le MIT – Haiti Initiative en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle comprend un grand nombre d’équivalents « créoles » fantaisistes, erratiques, faux, sémantiquement opaques, souvent non conforme au système morphosyntaxique du créole et incompréhensibles du locuteur créolophone. L’autre grande caractéristique de la « lexicographie borlette » au creux du pseudo « nouveau vocabulaire scientifique » bricolé par le MIT – Haiti Initiative est l’absence systématique du critère de l’exactitude de l’équivalence lexicale conjoint à celui de l’équivalence notionnelle alors même qu’il est un critère majeur placé au centre de toute démarche lexicographique et terminologique. L’amateurisme confirmé des rédacteurs-bricoleurs du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » éclaire donc le fait que, dépourvus de la moindre compétence connue en lexicographie créole, ils alimentent une vision erratique et fantaisiste de la néologie créole totalement opposée à la méthodologie de la néologie. (Sur la méthodologie de la néologie, voir l’article de Salah Mejri et Jean-François Sablayrolles, « Présentation : néologie, nouveaux modèles théoriques et NTIC » paru dans la revue Langages no 183, 2011/3 ; voir aussi l’étude « Néologie sémantique et analyse de corpus » parue sous la direction de Jean-François Sablayrolles dans les Cahiers de lexicologie, Éditions Classiques Garnier, Paris 2012. Les Cahiers de lexicologie sont publiés par le laboratoire Lexiques, dictionnaires, informatique (lDi, Université Paris 13 – Université de Cergy-Pontoise – Centre national de la recherche scientifique de France) ; voir également l’article de Robert Berrouët-Oriol, « La néologie scientifique et technique, un indispensable auxiliaire de la didactisation du créole » consigné dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti ». Coordonné et co-écrit par Robert Berrouët-Oriol, cet ouvrage a été publié en 2021 aux Éditions Zémès, à Port-au-Prince, et aux Éditions du Cidihca, à Montréal). Illustration :

TABLEAU 1 – Échantillon de pseudo équivalents « créoles »

du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative »

Termes anglais

Équivalents « créoles** » du « Glossary » du MIT-Haiti Initiative

atomic packing

makonn atomik [1,2,3,4]

background circle

sèk nan fon [1,2,3,4]

bar graph

grafik ti baton [1,2,3,4]

air resistance

rezistans lè [1,3,4]

air track

pis kout lè ; pis ayere [1,2,3,4]

and replica plate on

epi plak pou replik sou [1,2,3,4]

escape velocity

vitès chape poul [1,3,4]

multiple regression analysis

analiz pou yon makonnay regresyon [1,2,3,4]

center of mass

sant mas yo [1,2,3,4]

checkbox

bwat tchèk [1,2,3,4]

flux meter

flimèt [1,3,4]

line integral

entegral sou liy [1,2,3,4]

peer instruction

enstriksyon ant kanmarad [1,3,4]

prior (conjugate)

konpayèl o pa [1,2,3,4]

seasaw prinsiple

prensip balanswa baskil [1,2,3,4]

spin angular momentum

moman angilè piwèt [1,2,3,4]

**Remarques analytiques sur les équivalents « créoles » : 1 = équivalent faux et/ou fantaisiste et/ou qui ne constitue pas une unité lexicale ; 2 = équivalent non conforme à la syntaxe du créole ; 3 = équivalent présentant une totale opacité sémantique ; 4 = équivalent dont la catégorie lexicale n’est pas précisée.

Nous avons procédé à un diagnostic rigoureux et détaillé du naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative dans plusieurs articles que le lecteur peut en tout temps consulter : « Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative », Le National, 21 juillet 2020 ; « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative », Le National, 15 février 2022 ; « La lexicographie créole à l’épreuve des égarements systémiques et de l’amateurisme d’une « lexicographie borlette », Le National, 28 mars 2023 ; « Toute la lexicographie haïtienne doit être arrimée au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle », Le National, 29 décembre 2022. Voir aussi notre article « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique », Le National, 15 décembre 2021.

Pour étayer davantage cette revue analytique, voici, à titre comparatif, un échantillon de dictionnaires et de lexiques élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle :

TABLEAU 2 – Principales caractéristiques des ouvrages élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle (échantillon de 4 publications)

Titre de l’ouvrage

Auteur(s) et éditeurs

Catégorie

Principales caractéristiques lexicographiques

Diksyonè kreyòl Vilsen

Maud Heurtelou, Féquière Vilsaint ; ÉducaVision, 1994 

Dictionnaire unilingue créole Accès aux formats papier et Web

Incohérence, insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions. Certaines rubriques comprennent des notes explicatives.

Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986 

Emmanuel Védrine ; Creole Project, Inc., 2000

S’intitule « leksik » alors qu’il est un glossaire unilingue créole

De nombreuses entrées (« mots vedettes ») sont des slogans ou des séquences de phrases ou des proverbes. De nombreuses entrées ne sont pas des unités lexicales. Incohérence, insuffisance ou inadéquation des rares définitions.

Diksyonè kreyòl karayib 

Jocelyne Trouillot ; Éditions CUC Université Caraïbe, non daté 

Dictionnaire unilingue créole au format papier uniquement

Incohérence, insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions. De nombreuses entrées (« mots vedettes ») ne sont pas des unités lexicales, ce sont plutôt des noms propres ou des toponymes…

Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative 

MIT – Haiti Initiative, 2015 (?) 

Lexique bilingue anglais-créole.  Accès Web uniquement Équivalents créoles très souvent fantaisistes, erratiques, asémantiques et non conformes au système morphosyntaxique du créole.

Pour mieux donner à voir l’éclairage analytique ici exposé de la lexicographie haïtienne (sur ses versants français et créole, voici, à titre comparatif, un échantillon de dictionnaires et de lexiques élaborés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle :

TABLEAU 3 – Ouvrages lexicographiques (lexiques et dictionnaires) élaborés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle

(10 ouvrages sur un total de 75 publiés entre 1958 et 2022)

Titre

Auteur

Date

Éditeur

Ti diksyonnè kreyòl-franse

Henry Tourneux, Pierre Vernet et al.

1976

Éditions caraïbes

Haitian Creole-English-French Dictionnary (vol. I, vol. II)

Albert Valdman et al.

1981

Creole Institute, Bloomington University

Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité

Henry Tourneux

1986

CNRS – Cahiers du Lacito

Diksyonè òtograf kreyòl ayisyen

Pierre Vernet, B.C. Freeman

1988

Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti

Dictionnaire préliminaire des fréquences de la langue créole

Pierre Vernet, B.C. Freeman

1989

Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti

Dictionnaire inverse de la langue créole haïtienne/ Diksyonè lanvà lang kreyòl ayisyen

B.C. Freeman

1989

Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti

Dictionnaire de l’écolier haïtien

André Vilaire Chery

1996

Hachette-Deschamps/ÉDITHA

Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti (tome 1)

André Vilaire Chery

2000

Éditions Édutex

Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti (tome 2)

André Vilaire Chery

2002

Éditions Édutex

Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary

Albert Valdman

2007

Creole Institute, Bloomington University

Existe-t-il une « parenté idéologique et fonctionnelle » entre « l’opération de fétichisation de la langue légitime », le créole, « l’idéologie de la langue comme bien public », la stigmatisation du créole et le discours idéologique des Ayatollahs du créole, discours axé sur l’exclusion et l’anathème ciblant le français et qui sont repérables au cœur du populisme linguistique ? La réponse est « oui » et cette parenté idéologique est attestée de différentes façons. Ainsi, dans leur dispositif énonciatif, les deux corps d’idées « fonctionnent à l’idéologie » au sens où c’est l’idéologie, plutôt que les sciences du langage, qui est le facteur dominant de leurs énoncés : ceux-ci sont des « jugements » sur la langue historiquement et socialement marqués, comme c’est le cas par exemple avec les termes « kreyòl rèk », « lang moun mòn », « frankofoli », « lang blan an », « lang kolon an ». Toujours dans leur dispositif énonciatif, les deux corps d’idées se rejoignent sur le registre de l’enfermement de la langue créole : d’une part celle-ci est forclose dans sa négativité, et le créole est à ce titre stigmatisé ; d’autre part la langue créole est forclose au périmètre d’un discours fondamentaliste clivant qui « fétichise » le créole et agit comme un véritable repoussoir démobilisateur aussi bien auprès des unilingues créolophones que des bilingues créole-français (voir notre article « La « fétichisation » du créole sous la plume de Daly Valet, une voie réductrice et sans issue », Le National, 13 septembre 2022).

La « fétichisation du créole » est amplement redevable des errements idéologiques du linguiste Yves Dejean et elle conduit certains « créolistes » fondamentalistes à plaider pour que le pays avalise une option-cul-de-sac inconstitutionnelle consistant en léviction de la langue française en Haïti. Manifestement, il s’agit là d’un choix politique de société étroitement lié au monolinguisme chimérique prôné par le linguiste Yves Dejean dans sa pétition du 12 juin 2010, « Rebati ». Ce « monolinguisme de la surdité historique » était déjà promu par Yves Dejean en 1975 dans la plaquette « Dilemme en Haïti : français en péril ou péril français ? » (Éditions Connaissance d’Haïti), ainsi que dans d’autres textes de facture aveuglément idéologique, dont « Fransé sé danjé » (revue Sèl, n° 23-24 ; n° 33-39, New York, 1975). Ce choix de société, qui s’oppose frontalement à l’article 5 de la Constitution de 1987, est porté par d’autres « créolistes » fondamentalistes qui prônent, dans une grande solitude, la survenue de « yon sèl lang ofisyèl » en Haïti. Une récente expression du fondamentalisme créolophile et de l’aveuglement volontaire se donne à voir dans l’article « Yon sèl lang ofisyèl pou dechouke mantalite nou » (Le Nouvelliste, 31 mai 2018) annonçant la parution en Haïti du livre fantaisiste de Gérard-Marie Tardieu, « Yon sèl lang ofisyèl » (Éditions l’Action sociale, 2018) dans lequel celui-ci, membre fondateur de l’Académie créole, plaide pour un unilatéralisme créole sectaire et dogmatique qui entend exclure l’une des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le français, en violation flagrante de l’article 5 de la Constitution de 1987 (voir notre article « Le créole, « seule langue officielle » d’Haïti : mirage ou vaine utopie ? », Le National, 7 juin 2018). Il est attesté que ce livre fourre-tout, dépourvu de la moindre argumentation scientifique, n’a pas été pris au sérieux par les enseignants, par les directeurs d’écoles et même par le ministère de l’Éducation nationale qui, depuis le retour aux affaires en 2021 de Nesmy Manigat, la « superstar » du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, promeut plusieurs versions du populisme linguistique au creux d’une erratique et bricoleuse gouvernance du système éducatif national (voir nos articles « Le LIV INIK AN KREYÒL et la problématique des outils didactiques en langue créole dans l’École haïtienne » (Rezonòdwès, 25 août 2023) ; « Le ministre de facto de l’Éducation Nesmy Manigat et l’aménagement du créole dans l’École haïtienne : entre surdité, mal-voyance et déni de réalité » (Le National, 2 décembre 2021), et « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative  (Le National, 31 octobre 2018).

Au début de cet article nous avons évoqué, sur le registre des débats d’idées relatifs à la problématique linguistique haïtienne, l’enfermement idéologique et la pensée binaire quasi catéchétique qui se déploient à contre-courant des sciences du langage : elles relèvent de l’« idéologie linguistique » que nous avons définie et exemplifiée. Nous avons exposé que l’enfermement idéologique, chez plusieurs en Haïti et en diaspora, met en œuvre deux leviers majeurs au creux du populisme linguistique : le « fétichisme de la langue » et l’« idéologisation de la langue », leviers qui n’appartiennent pas aux sciences du langage et qui ne peuvent pas modéliser l’aménagement du créole. Dans le cours de notre réflexion analytique, nous avons mis en lumière la réalité que la « fétichisation de la langue » se déploie en lien avec les différentes manifestations du repli et de l’enfermement de la réflexion sur le créole dans les filets de l’idéologie. Cela éclaire pour l’essentiel le fait que les « militants-apôtres-créolistes », ainsi que les Ayatollahs du créole, passent totalement sous silence la problématique de la didactisation du créole ainsi que celle de l’élaboration d’une lexicographie créole de haute qualité scientifique (sur la didactisation du créole, voir le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2021 ; voir aussi notre article « La problématique de l’aménagement et de la didactisation du créole dans l’École haïtienne : promouvoir une vision rassembleuse » (Rezonòdwès, 17 novembre 2023) ; sur la lexicographie créole, voir notre article « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique » (Le National, 15 décembre 2021 ; voir également notre article « Lexicographie créole : retour-synthèse sur la méthodologie d’élaboration des lexiques et des dictionnaires » (Le National, 4 avril 2023). Ayant délibérément choisi l’enfermement dans les filets de l’idéologie, les « militants-apôtres-créolistes et les Ayatollahs du créole évacuent les exigences de la mise en œuvre des droits linguistiques de tous les locuteurs haïtiens. De la sorte, ils passent totalement sous silence les fondements constitutionnels de l’aménagement des deux langues officielles d’Haïti par une interprétation tronquée et partielle de l’article 5 de la Constitution de 1987 et ils appellent à la violation de notre Charte fondamentale en prônant la survenue de « yon sèl lang ofisyèl ».

À contre-courant de ces dérives idéologiques et politiques, nous faisons le plaidoyer rassembleur de l’aménagement simultané du créole en Haïti aux côtés du français en conformité avec la Constitution de 1987 (voir notre article « Le partenariat créole-français, l’unique voie constitutionnelle et rassembleuse en Haïti » (Le National, 14 mars 2023). Les remontées de terrain qui nous parviennent régulièrement indiquent que cette vision est partagée par un grand nombre d’enseignants, de directeurs d’écoles et de linguistes oeuvrant en Haïti. Promouvoir un débat rigoureux et rassembleur sur l’aménagement simultané de nos deux langues officielles requiert d’expliquer et de partager davantage cette vision de l’aménagement linguistique en Haïti en stricte conformité avec la Constitution de 1987 et en lien avec la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996. Les linguistes aménagistes doivent donc poursuivre –auprès des directeurs d’écoles, des parents d’élèves et des enseignants–, un patient travail d’explicitation des enjeux et de la nécessité d’aménager simultanément les deux langues officielles du pays dans l’espace public et dans l’École haïtienne conformément à la Constitution de 1987. Il ne s’agit pas là d’une « option facultative » mais bien d’une obligation constitutionnelle, au cœur même de l’État de droit dont les fondements se trouvent dans la Constitution haïtienne de 1987, et cette obligation constitutionnelle s’apparie aux droits linguistiques tels que définis par la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996. La vision et les perspectives dont nous faisons le plaidoyer rassembleur désignent la future politique linguistique de l’État haïtien, le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » au cœur d’un futur État de droit (voir nos articles
« La Constitution de 1987 est au fondement du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » en Haïti » (Le National, 25 avril 2023), et « La Constitution de 1987 est au fondement du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » en Haïti » (Le National, Port-au-Prince, 25 avril 2023) ; voir aussi notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lenguistik ann Ayiti » (Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2018). C’est bien pour promouvoir les droits linguistiques des locuteurs et pour institutionnaliser les interventions de l’État sur le registre de ses obligations constitutionnelles relatives au statut des langues et à l’aménagement linguistique que de nombreux États ont promulgué des lois destinées à orienter et à encadrer la vie des langues dans leurs pays respectifs : dans tous les cas de figure, il s’agit d’aménager le code et/ou le statut et/ou les usages institutionnels et communicationnels des langues présentes dans un territoire donné (sur la problématique de l’aménagement linguistique dans le monde, voir le dossier « Les politiques d’aménagement linguistique : un tour d’horizon », TélEscope / Revue d’analyse comparée en administration publique, ÉNAP : École nationale d’administration publique, Québec, automne 2010).

En guise de conclusion, il est utile de revisiter les précieux enseignements du romancier et essayiste Édouard Glissant à propos du créole : « On ne peut plus écrire son paysage ni écrire sa propre langue de manière monolingue. Par conséquent, les gens qui, comme par exemple les Américains, les États-Uniens, n’imaginent pas la problématique des langues, n’imaginent même pas le monde. Certains défenseurs du créole sont complètement fermés à cette problématique. Ils veulent défendre le créole de manière monolingue, à la manière de ceux qui les ont opprimés linguistiquement. Ils héritent de ce monolinguisme sectaire et ils défendent leur langue à mon avis d’une mauvaise manière. Ma position sur la question est qu’on ne sauvera pas une langue dans un pays en laissant tomber les autres. » (Lise Gauvin : « L’imaginaire des langues – Entretien avec Édouard Glissant », revue Études françaises, 28, 2/3, 1992 – 1993, Presses de l’Université de Montréal, 1993).

Montréal, le 4 décembre 2023