— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Étudiante finissante en troisième année à l’École normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti, Rachel X s’interroge, dans un récent courriel, sur l’épineuse question de l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti. Elle témoigne ne pas être véritablement au courant des différents aspects de cette problématique alors même qu’elle est à la veille de débuter dans l’enseignement. Au terme de trois années d’études universitaires elle pense à s’inscrire au nouveau programme de « Master de didactique du français en milieu créolophone » officiellement lancé en 2020 à l’École normale supérieure sans être certaine, en raison du Covid notamment, que ce programme est opérationnel. Elle se sent démunie face à ce qu’elle perçoit comme « un état d’urgence didactique » au pays : n’ayant pas reçu une formation spécifique en didactique, elle se demande si elle sera capable d’enseigner en créole et d’enseigner le créole, selon quel modèle didactique elle devra dispenser son enseignement et de quels ouvrages didactiques de référence en créole elle pourra disposer. Et elle s’interroge : existe-t-il aujourd’hui à l’échelle nationale un référentiel modélisé –en particulier dans les récents documents d’orientation du ministère de l’Éducation–, pour l’apprentissage scolaire en langue créole aux côtés du français ? Le questionnement de Rachel X est incontournable et il rejoint celui de nombreux enseignants et directeurs d’écoles. Il est partagé par un grand nombre d’étudiants des universités haïtiennes eux aussi touchés par la récitation des slogans miraculeux en vogue au sujet du créole. De manière générale, le questionnement de nombreux futurs enseignants, enseignants en poste et directeurs d’écoles sur l’épineuse question de l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti traduit leur inquiétude sinon leur désarroi face à un ensemble de facteurs dont ils n’ont pas la maîtrise. Il est utile de les remettre en lumière pour mieux apprécier, à contre-courant des slogans miraculeux, les perspectives et pistes de solution qu’il convient d’identifier.
Quelques repères historiques : préconisation de l’UNESCO, réforme Bernard de 1979, article 5 de la Constitution haïtienne de 1987
La principale préconisation de l’UNESCO relative à l’emploi de la langue maternelle dans l’apprentissage des connaissances en contexte scolaire est souvent citée à l’appui de cette vision pédagogique. Issue des travaux des linguistes durant les années 1950, cette préconisation a été réitérée par cette institution au cours des ans. Elle figure dans le document de 170 pages daté du 30 octobre 1952 et intitulé « L’emploi des langues vernaculaires dans l’enseignement ». Dans son aspect central, elle se lit comme suit : « Il est évident que le véhicule idéal de l’enseignement est la langue maternelle de l’enfant. Du point de vue psychologique, elle représente un système de symboles qui fonctionne automatiquement dans son esprit lorsqu’il veut s’exprimer ou comprendre. Du point de vue sociologique, elle le rattache étroitement à la collectivité dont il fait partie. Du point pédagogique, elle lui permet d’apprendre plus rapidement qu’il ne ferait dans une autre langue mal connue de lui » (UNESDOC, Bibliothèque numérique de l’UNESCO). L’examen de la documentation accessible ne permet pas d’établir que l’UNESCO aurait pris en compte la dimension cognitive de l’usage de la langue maternelle dans l’apprentissage scolaire (voir l’étude de Heather Hilton « Sciences cognitives et apprentissage des langues : rapport scientifique », Paris, Conseil national d’évaluation du système scolaire, Cnesco, et Institut français de l’éducation, avril 2019). Dans cette étude, Heather Hilton, spécialiste de l’apprentissage et de l’enseignement des langues (Faculté des langues, Université Lumière Lyon 2) examine notamment le fait que « Depuis 30 ans, la dimension cognitive a été négligée en didactique des langues ». Pour Haïti, ce type d’études n’a pas encore été effectué en didactique des langues et en particulier pour la didactique spécifique du créole. La vision préconisée par l’UNESCO rejoint cependant les préoccupations de plusieurs enseignants et intellectuels haïtiens du début du XXe siècle. Ainsi en est-il de Christian Beaulieu, compagnon de lutte de Jacques Roumain et auteur de « Pour écrire le créole » (Les Griots, avril 1939) ; de Félix Morisseau-Leroy, auteur de « Pourquoi ils écrivent en créole », revue Optique 5 : 48-58, 1954 ; de « Plaidoyer pour un théâtre en créole », Panorama no 4, juin 1955 ; de « À la recherche d’une orthographe », revue Optique, vol. 29 : 19-22, 1956 ; et de « L’espace de la conscience créole », Le Nouvelliste, 17 février 1984. Auparavant, et comme le rappelle à juste titre le linguiste Renauld Govain dans son article intitulé « Le créole haïtien : de langue d’alphabétisation des adultes à langue d’enseignement » (researchgate.net, 11 avril 2018), « En 1898 déjà, Georges Sylvain [déclarait] que « le jour où (…) le créole aura droit de cité dans nos écoles primaires, rurales et urbaines, le problème de l’organisation de notre enseignement populaire sera près d’être résolu ».
Il est utile de mettre en lien la principale préconisation de l’UNESCO relative à l’emploi de la langue maternelle dans l’apprentissage des connaissances en contexte scolaire et la plus récente « Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle » (Paris, 2003). Contrairement aux sermons réducteurs des prédicateurs du monolinguisme officiel (« yon sèl lang ofisyèl ») et de l’unilatéralisme créolophile, l’UNESCO, à l’instar de l’OIF (Organisation internationale de la Francophonie), plaide depuis plusieurs années pour la diversité linguistique et culturelle ainsi que pour le partenariat entre les langues. Elle l’énonce clairement dans cette « Déclaration » de 2003 : article 5 : « Sauvegarder le patrimoine linguistique de l’humanité et soutenir l’expression, la création, et la diffusion dans le plus grand nombre possible de langues » ; article 6 : « Encourager la diversité linguistique –dans le respect de la langue maternelle– à tous les niveaux de l’éducation, partout où c’est possible, et stimuler l’apprentissage du plurilinguisme dès le plus jeune âge ». Le plaidoyer de l’UNESCO pour la diversité linguistique et culturelle et le partenariat entre les langues rejoint donc celui de l’OIF et il est conforme à la « Déclaration universelle des droits linguistiques » de 1996.
Dans le prolongement de ces préoccupations pédagogiques et au creux des idées portées par un large éventail de militants du secteur démocratique haïtien en lutte contre la dictature duvaliériste, la réforme Bernard, voulue par celui-ci et « imposée par le réseau des agences » de coopération internationale selon Charles Tardieu (2015 : p. 199), a été officiellement lancée le 18 septembre 1979 par la promulgation de la « Loi autorisant l’usage du créole comme langue instrument et objet d’enseignement ». Cette loi a été suivie, le 30 mars 1982, par le « Décret organisant le système éducatif haïtien en vue d’offrir des chances égales à tous et de refléter la culture haïtienne » dont les articles 29, 30 et 31 portent spécifiquement sur les langues créole et française. On reconnaît que le créole est langue d’enseignement et langue enseignée tout au long de l’École fondamentale, mais que le français, enseigné tout au long de l’École fondamentale, devient la langue d’enseignement à partir de la sixième année. En dépit du fait que la réforme Bernard a été torpillée par les grands caïds de la dictature duvaliériste, il est avéré qu’elle a conduit à de profonds changements dans la structure même du ministère de l’Éducation nationale mais elle est surtout connue pour avoir été la première intervention juridique et institutionnelle majeure de l’État haïtien dans le domaine de l’aménagement des langues au sein de l’École haïtienne. Pour la première fois dans l’Histoire du pays, le créole a accédé au statut de langue d’enseignement et de langue enseignée. La protection juridique accordée pour la première fois au créole constitue sans doute le principal legs de la réforme Bernard en dépit du fait que cette réforme a été interrompue en 1987 sans avoir été généralisée à l’ensemble du pays. Le bilan exhaustif de la réforme Bernard reste à faire et il convient de rappeler, par-delà ses acquis, qu’elle n’a pas donné lieu à l’élaboration d’un grand et unique modèle de didactique du créole, pas plus qu’elle n’a fourni, en dépit du travail pionnier de l’IPN (Institut pédagogique national), un ensemble de documents majeurs en didactique du créole ou sur la didactisation du créole. En ce qui a trait au bilan de la réforme Bernard, voir notre article « L’aménagement du créole en Haïti et la réforme Bernard de 1979 : le bilan exhaustif reste à faire », Le National, 16 mars 2021 ; voir aussi Michel Saint-Germain, de l’Université d’Ottawa, auteur de l’étude « Problématique linguistique en Haïti et réforme éducative : quelques constats » (Revue des sciences de l’éducation, 23 (3), 1997) ; Jean Louiner St-Fort auteur en 2016, à la Sorbonne, de la thèse de doctorat « Les politiques de la réforme éducative en Haïti, 1979 – 2013 : de la logique socioprofessionnelle des acteurs politico-administratifs à la situation des établissements scolaires du département de la Grand-Anse ». Pour ce qu’il en est de l’officialisation de la graphie du créole en 1980 dans le contexte de la réforme Bernard, une synthèse de son processus institutionnel est contenue dans l’article d’Albert Valdman « Vers la standardisation du créole haïtien » paru dans la Revue française de linguistique appliquée, 2005/1.
La récitation des slogans miraculeux –« bay kreyòl la jarèt », « lekòl pa ka tann »–, fait lourdement écran à la réflexion sur la dimension juridique et constitutionnelle de l’aménagement linguistique en Haïti. Ainsi, sur le plan jurilinguistique, il existe un lien logique et historique entre la « Loi autorisant l’usage du créole comme langue instrument et objet d’enseignement » du 18 septembre 1979 instituant la réforme Bernard et la Constitution haïtienne de 1987 : c’est celui du statut des langues, de la co-officialisation du créole et du français à l’article 5 et des obligations de l’État en matière de communication publique bilingue consignées à l’article 40. Contrairement aux « créolistes » fondamentalistes et aux Ayatollahs du créole qui s’accrochent au déni de l’historicité des deux langues présentes dans l’espace national de 1804 à nos jours, l’article 5 de la Constitution haïtienne de 1987 consacre le caractère bilingue de notre patrimoine linguistique historique, et il est au fondement de l’aménagement simultané de nos deux langues officielles, le français et le créole. Le caractère bilingue de notre patrimoine linguistique historique interpelle la nécessité de l’établissement d’un « arrêt jurisprudentiel » destiné à instituer un cadre juridique dédié à l’aménagement simultané de nos deux langues officielles et cela est du ressort de la Cour de cassation, la seule institution nationale dotée des compétences d’une Cour constitutionnelle. La Cour de cassation est la plus haute cour de justice de la République d’Haïti et le tribunal de dernier ressort ; en sa compétence de Cour constitutionnelle, elle est habilitée à prendre un « arrêt jurisprudentiel » relatif aux garanties juridiques à accorder à l’aménagement simultané des deux langues officielles du pays et à l’établissement d’une règle constitutionnelle de primauté à l’aménagement du créole dans l’École haïtienne. Un tel « arrêt jurisprudentiel », de par son caractère novateur et inédit, reviendrait à « normer » l’interprétation de l’article 5 de notre charte fondamentale. Au plan institutionnel, cela reviendrait à conforter la stricte observance de l’article 5 de la Constitution de 1987 qui n’établit pas de hiérarchisation entre les deux langues, et, par voie de conséquence, l’État ne pourrait en aucun cas décider d’aménager une seule langue officielle, le créole, au détriment de l’autre, le français (voir notre article « Le créole et le français dans l’École haïtienne : faut-il aménager une seule langue officielle en faisant l’impasse sur l’autre ? », Le National, 21 juin 2022). Dans cet article, nous avons soumis au débat public l’hypothèse qu’il est juridiquement fondé d’accorder la priorité opérationnelle à l’aménagement du créole dans l’École haïtienne en raison du principe du droit à la langue maternelle créole et du poids démographique majoritaire des locuteurs unilingues créoles, mais il n’est pas fondé de le faire en excluant le français du système éducatif national. L’hypothèse de la définition, à l’avenir, d’une règle constitutionnelle sur le mode d’un « arrêt jurisprudentiel » de la Cour de cassation relatif à la primauté à l’aménagement du créole dans l’École haïtienne mérite d’être sérieusement examinée, et il faudra que le Parlement haïtien légifère pour l’encadrer et fixer sa légitimité dans une loi spécifique posant une règle juridique d’application obligatoire (voir notre article « Plaidoyer pour la première loi sur les langues officielles d’Haïti », Le National, 15 mars 2019). Il appartient aux juristes et aux constitutionnalistes haïtiens d’éclairer cette problématique et de contribuer ainsi à enrichir la réflexion citoyenne. Pareil éclairage saura bénéficier des apports du juriste Alain Guillaume, auteur de la remarquable étude « L’expression créole du droit : une voie pour la réduction de la fracture juridique en Haïti » parue dans la Revue française de linguistique appliquée 2011/1. (Sur la notion de co-officialité au cœur du droit linguistique des États, voir entre autres les deux études suivantes : « La notion de pluri-officalité dans les Constitutions nationales / Les exemples espagnol, italien, suisse et belge », par Jordane Arlettaz, revue Sens public, Université de Montréal, février 2015 ; et « La norme juridique et la langue : histoire d’une intimité renforcée », par François Viangalli, revue Sens public, février 2015.)
De la nécessité d’une enquête sociolinguistique à l’échelle nationale pour parvenir à une connaissance approfondie de l’usage du créole dans l’École haïtienne
Dans l’article « De l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti : qu’en savons-nous vraiment ? (Le National, 11 novembre 2021), nous avons exposé le constat que l’usage contemporain du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti est aujourd’hui insuffisamment connu à l’échelle nationale. Nous avons relativisé ce constat en identifiant les documents ayant plus ou moins traité ce sujet, notamment (1) « L’école en créole : étude comparée des réformes des systèmes éducatifs en Haïti et aux Seychelles », par Robert Chaudenson et Pierre Vernet, Agence de coopération culturelle et technique, Québec, 1983 ; (2) « La situation linguistique en Haïti : bilan et prospective », par Michel Saint-Germain, Conseil de la langue française, Québec, 1988 ; (3) « Problématique linguistique en Haïti et réforme éducative : quelques constats », par Michel Saint-Germain (Revue des sciences de l’éducation, volume 23, numéro 3, 1997) ; (4) « Créole et enseignement primaire en Haïti », ouvrage dirigé par le linguiste Albert Valdman avec la collaboration du linguiste Yves Joseph (Institut pédagogique national, Port-au-Prince, et Bloomington, Indiana University, 1980).
D’autres documents, plus récents, enrichissent notre connaissance de l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti. Il s’agit de (1) « L’aménagement linguistique en salle de classe / Rapport de recherche » (Ministère de l’Éducation nationale, 2000) ; (2) « Le problème de l’usage scolaire d’une langue qui n’est pas parlée à la maison : le créole haïtien et la langue française dans l’enseignement haïtien », par Benjamin Hebblethwaite et Michel Weber (revue Dialogue et cultures 58 / 2012) ; (3) « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », par Renauld Govain (revue Contextes et didactiques 4/2014). Pour l’essentiel, les données de cette étude sont reprises dans l’article de Renauld Govain « Enseignement/apprentissage formel du créole à l’école en Haïti : un parcours à construire », revue Kreolistika, mars 2021 ; voir aussi (4) « Enseignement du créole à l’école en Haïti : entre pratiques didactiques, contextes linguistiques et réalités de terrain », par Renauld Govain, in Frédéric Anciaux, Thomas Forissier et Lambert-Félix : voir Prudent (dir.), Contextualisations didactiques / Approches théoriques, Paris, L’Harmattan, 2013 ; voir également le livre « Le créole haïtien dans la tourmente ? Faits probants, analyse et perspectives », par Fortenel Thélusma, publié en 2018 aux Éditions C3.
Ces études plus récentes se caractérisent par leur orientation méthodologique puisqu’elles ont été élaborées à partir de l’observation de terrain. Cela devrait servir d’indicateur et conforter la nécessité d’une connaissance plus approfondie et systématique de l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti : il existe au pays des compétences avérées capables de conceptualiser et de conduire, à l’échelle nationale, une vaste enquête sociolinguistique sur le sujet. La direction intellectuelle et académique de cette enquête sociolinguistique devra être assurée par la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. L’enseignement/apprentissage formel du créole à l’école ne peut être véritablement modélisé en dehors d’une connaissance approfondie de cette problématique que seule l’enquête de terrain saura fournir.
De la nécessité de dépasser la récitation des slogans miraculeux : priorité à la didactique et à la didactisation du créole, priorité à une lexicographie créole de haute qualité scientifique
Trente-cinq ans après la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987, l’aménagement du créole dans l’École haïtienne souffre d’une lacune majeure et systémique : l’inexistence d’une politique linguistique éducative d’État à l’échelle nationale. Ce constat est attesté et il permet de comprendre et de situer le contexte d’une autre lacune majeure, à savoir l’absence d’une didactique spécifique du créole langue maternelle, doublée de la sous-qualification de la grande majorité des enseignants en didactique générale et en didactique créole. Alors même qu’un nouveau programme de « Master de didactique du français en milieu créolophone » a été lancé en 2020 à l’École normale supérieure (ENS), les prérequis en didactique, présumément acquis au premier cycle dans cette institution, semblent nettement insuffisants pour que l’enseignant fraîchement diplômé de l’ENS soit en mesure de donner un enseignement de qualité en créole. Quarante-trois ans après la réforme Bernard de 1979, l’absence d’une didactique spécifique du créole langue maternelle renvoie à l’impératif de la didactisation du créole en dehors de laquelle l’enseignement en créole et l’enseignement du créole ne peut que s’enfermer dans une sorte de bricolage amateur et dans la reproduction de méthodes sommaires et lacunaires, traditionnelles et inadéquates (sur la didactisation du créole, voir le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021. L’un des co-auteurs de ce livre de référence, le linguiste Renauld Govain, exposait déjà, en 2014, dans « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti » (revue Contextes et didactiques 4/2014), que « Quelque chose semble avoir échappé à l’attention des concepteurs de la réforme [Bernard de 1979] : la langue enseignée est différente de celle que les apprenants utilisent quotidiennement. Il s’agit dans les deux cas du créole mais pas réellement du même code. La variété du créole que pratiquent les apprenants est différente de celle utilisée à l’école qui est la variété standardisée s’adaptant aux besoins d’une expression commune. Ceci est vrai pour toutes les langues. L’enseignement/apprentissage du créole doit permettre à l’apprenant de s’approprier une forme linguistique standard, même si la notion de langue standard est discutable. C’est une occasion de porter l’apprenant à s’apercevoir que la langue orale quotidienne est différente à bien des égards de celle utilisée à l’école en situation formelle de communication, mais aussi que l’écrit est différent de l’oral à divers points de vue. » Ces préoccupations quant à la didactique et la didactisation du créole ont été auparavant discernées par le linguiste Wilner Dorlus dans son texte daté de 2008, « La didactique du créole en Haïti : difficultés et axes d’intervention », dans lequel il interpelle également les « difficultés liées à l’absence de matériels didactiques appropriés ».
Il est plus juste de noter que le matériel didactique approprié, en créole, demeure encore insuffisant pour l’ensemble des matières enseignées en dépit des efforts consentis ces dernières années par plusieurs éditeurs de manuels scolaires, entre autres C3 Éditions, les Éditions Zémès et les Éditions Henri Deschamps. Dans une entrevue qu’il nous a récemment accordée, Peter Frisch, Directeur des Éditions Henri Deschamps, précise que « Depuis de nombreuses années nous éditons des livres de didactique créole et notre fonds est bien plus important que les quelques titres que vous avez évoqués, à commencer par « Pòl ak Anita » et la collection « Map li ak kè kontan » qui ont vu le jour depuis les années 1980, pour aboutir à la collection « Wi mwen konn li », allant de la 1re à la 6e année fondamentale. Concernant « Kreyòl pale kreyòl ekri », nous n’avons pas uniquement ce titre pour la 7e année. Nous l’avons également pour les 8e et 9e années fondamentales. » Il note toutefois « (…) pour l’instant, une réticence à utiliser les manuels en créole, autre que les livres de communication créole. Nous ne pouvons qu’espérer que dans un futur proche, davantage de directeurs d’école, d’enseignants et de parents seront convaincus que l’apprentissage en créole peut être un atout pour l’acquisition des compétences de base par les enfants haïtiens » (voir l’article « La didactique du créole haïtien sous la loupe d’un éditeur de manuels scolaires, les Éditions Henri Deschamps », par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 7 juin 2022). En ce qui a trait au matériel didactique approprié, il existe une « Étude comparative des manuels scolaires créoles en Guadeloupe, Martinique et Haïti : implications sociolinguistiques et psycholinguistiques du primaire au supérieur » (thèse de doctorat soutenue en 2020 à la Sorbonne par Taylor Smith). Au moment de rédiger cet article, nous n’avons pas été en mesure de la consulter.
La rareté d’outils lexicographiques créoles de qualité constitue également un facteur aggravant du sous-aménagement du créole dans l’École haïtienne. Le corpus lexicographique haïtien ne comprend pas encore un dictionnaire créole unilingue de haute qualité scientifique rédigé selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Pour l’essentiel, ce corpus se résume aux documents suivants : le « Dictionnaire français-créole » de Jules Faine (Éditions Leméac, 1974) ; le « Diksyonnè kréyòl-franse » de Lodewijik Peleman, Éditions Bon nouvèl, 1976 ; les « Éléments de lexicographie bilingue : lexique créole-français » de Ernst Mirville (Biltin Institi lingistik apliké, Pòtoprins, no 11 : 198-273, 1979) ; le « Leksik elektwomekanik kreyòl, franse, angle, espayòl » de Pierre Vernet et H. Tourneux (dir.), Port-au-Prince, Fakilte lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti, n.d. ; le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman (Creole Institute, Indiana University, 2007), ouvrage rigoureux rédigé selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle ; le « Dictionnaire français-créole / Diksyonè kreyòl-franse » de Jocelyne Trouillot, CUC Université caraïbe, 2007 ; le lacunaire « Diksyonè kreyòl karayib » de Joslin Twouyo, sans date ni lieu d’édition ; le lacuneux « Diksyonè kreyòl Vilsen » de Féquière Vilsaint et Maud Heurtelou, Éditions Educavision 1994 [2009] ; le très médiocre et pré-scientifique « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » (non daté mais probablement mis en ligne il y a environ cinq ans) ; enfin les « Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol » de Renauld Govain (Éditions L’Harmattan, 2014).
L’état des lieux du faible et lacunaire aménagement du créole dans l’École haïtienne justifie pleinement la nécessité de dépasser la récitation des slogans miraculeux en vogue chez certains « militants » du créole, en vogue aussi dans l’environnement catéchétique de l’inaudible Académie créole, chez les « créolistes » fondamentalistes et les Ayatollahs du créole ainsi que chez certains cadres du ministère de l’Éducation nationale confortablement installés dans la routine bégayante d’un Titanic en train de couler. Ces slogans miraculeux –qui la plupart du temps traduisent une incapacité à penser l’aménagement du créole selon la vision des droits linguistiques–, tournent en boucle lors des rituels annuels de « célébration » du créole et autour de formules aussi lunaires qu’improductives du type « bay kreyòl la jarèt », « kreyòl la se yon lang syantifik », « kreyòl se li ki sèl idantite nou », « kreyòl la djanm », « kreyòl la se nanm nou », « yon sèl lang ofisyèl » et, de manière plus englobante, le récent slogan « Lekòl pa ka tann » du ministère de l’Éducation nationale. La récitation des slogans miraculeux exemplifie le fait qu’il existe actuellement en Haïti une « mentalité slogan » pré-analytique dans bien des domaines y compris en ce qui a trait au créole, et cette récitation, souvent, tient lieu d’horizon stratégique dénué de vision et de programme. Les slogans miraculeux fonctionnent sur le registre itératif de l’idéologie, en dehors des sciences du langage et de la jurilinguistique tout en confortant l’idée que le combat citoyen pour l’aménagement du créole relève d’un folklore sectaire et nébuleux étranger au droit à l’éducation consigné à l’article 32 de la Constitution de 1987. Les slogans miraculeux se distinguent par leur caractère lapidaire et propagandiste, ils voilent et détournent la réflexion entre autres sur les prérogatives régaliennes et sur le rôle de l’État haïtien en matière d’aménagement simultané de nos deux langues officielles. Ils ont parfois des incidences sur la gouvernance même du système éducatif national lorsque cette gouvernance tend à se confondre avec le « buzz médiatique » et l’agitation scénique, avec le tohu-bohu racoleur sur les réseaux sociaux (voir notre article « Le ministre de facto de l’Éducation Nesmy Manigat et l’aménagement du créole dans l’École haïtienne : entre surdité, mal-voyance et déni de réalité », Le National, 2 décembre 2021).
À contre-courant de la récitation des slogans miraculeux, le vaste chantier de l’aménagement du créole dans l’École haïtienne, aux côtés du français, doit être régi par la politique linguistique éducative de l’État haïtien qui n’a toujours pas été élaborée. Il doit donner la priorité à la didactique et à la didactisation du créole et permettre d’œuvrer à une lexicographie créole de haute qualité scientifique au service d’un enseignement inclusif et citoyen.
Montréal, le 1er juillet 2022