— Par Michèle Bigot —
« Une carte du monde ne faisant pas mention du royaume d’Utopie ne mérite même pas un coup d’oeil, car elle laisse à l’écart le seul pays où l’humanité finit toujours pas aborder. »
Voici l’inspiration maîtresse de cet essai signé Oscar Wilde, et aucun sujet ne peut se prétendre plus actuel que celui-là. Où sont passées les utopies dont nous avons un si pressant besoin ? Doit-on au nom du pragmatisme néo-libéral et d’une logique comptable de la rentabilité, laisser dire que les utopies sont condamnables parce qu’irréalistes ? Qu’est-ce que ce réalisme dont se prévaut le capitalisme financier et la société de contrôle qu’on nous prépare, sinon un facteur de désolation ?
Ce texte écrit en 1891 résonne aujourd’hui comme un écho surprenant des recherches actuelles des historiens, sociologues et philosophes concernant les « communs ». On en trouve un exemple éclairant dans l’essai de Rutger Bregman « Utopies réalistes, en finir avec la pauvreté », qui propose, en vrac : l’ouverture des frontières, la semaine de 15 heures, le revenu universel, et montre à partir de l’exemple de Wikipedia que non seulement les utopies sont réalistes, mais que certaines sont en cours d’accomplissement en dépit qu’on en ait. Dans l’univers utopique avancé par Oscar Wilde, les machines se chargent de toutes les tâches économiques pour que l’humanité puisse se consacrer uniquement à la recherche du beau.
Sous ses airs provocateurs, ce texte d’Oscar Wilde, qui avance sous le masque de l’ironie en faisant mine de proposer un maltusianisme social, est parfaitement caustique et vise au plus juste, en prônant une nouvelle forme d’individualisme. Rien à voir avec l’individualisme de la société bourgeoise fondé sur la propriété. C’est plutôt du côté de Proudhon qu’il faut chercher dans cette charge contre la propriété. Dans le même temps, le texte propose une philosophie de l’art, une esthétique dans la foulée de Kant et Hegel, une théorie du beau en tant que principe qui doit guider l’individu et même régir la société. En ce sens, il se montre fidèle à la leçon de Nietzsche : « L’art est le grand stimulant ». La fonction de l’art n’est pas de créer des œuvres d’art, mais « d’embellir la vie ». Autrement dit, le beau est une arme politique de résistance contre l’utilitarisme qui engendre toutes les misères.
À ce texte lumineux et pour tout dire prophétique, répond une mise en scène inspirée, novatrice, essentiellement poétique, qui sait jouer du langage théâtral pour traduire en images, lumière, musique, et objets cette recherche obsédée du beau et du neuf. S’enchaînent une série de tableaux avec à plats de couleurs, effet de lumière et jeux de formes qui viennent ponctuer les temps forts du texte. Sans oublier la musique, qui, tantôt discrète et confidentielle, tantôt tonitruante à la limite du supportable accompagne la force corrosive du texte. La culture numérique est ici au service de la novation. Les trois interprètes réussissent ce tour de force consistant à faire surgir l’émotion à partir d’une partition philosophique aride. Une mention toute spéciale pour la comédienne qui porte la fibre ironique jusque dans ses traits, son expression, ses mimiques et sa diction. On est ébloui par cette suite de tableaux puissamment évocateurs et en même temps estomaqué par l’audace folle du propos.
Merci à toute l’équipe qui a su rendre vibrant un texte de théorie esthétique et politique. Il était urgent de réactiver une critique acerbe de la société bourgeoise telle que nous la connaissons aujourd’hui sous le masque du capitalisme de consommation et de contrôle. Le paradoxe, c’est qu’on doive aller chercher à la fin du XIXè siècle un écrit d’une telle portée.
Michèle Bigot
L’âme humaine sous le socialisme
d’après l’essai d’Oscar Wilde,
sur une proposition de Geoffroy Rondeau
conception et jeu : Séverine Astel, Gérald Kurdian, Geoffroy Rondeau,
création du TGP de Saint-Denis,
du 29 janvier au 17 février 2018