— Par Christophe Dejours* —
L’intervention des psychanalystes écarte la mise en discussion de qui, dans l’organisation du travail elle-même, est en cause dans le déclenchement de la violence. Dans bien des cas, ce qui déclenche l’agression ne vient pas du tout des maladresses psychologiques des salariés victimes, mais des tâches qu’ils assument.
On assiste actuellement à un renouveau de la demande, adressée aux psychologues et aux médecins par des entreprises ou des administrations, liée aux problèmes psychologiques occasionnés aux salariés suite aux agressions qu’ils subissent dans l’exercice de leur profession. Salariés du secteur bancaire victimes de hold- up, agents des chemins de fer ou de la RATP, enseignants dans les collèges et les lycées, employés de La Poste, caissières de supermarchés, etc. Gestion du stress, groupes de parole connaissent ainsi un grand développement et recrutent, parmi d’autres, praticiens de la santé et psychanalystes.
Deux axes théoriques servent le plus souvent de référence à ces interventions. Le premier est connu sous le nom de » théorie du traumatisme « . Il concerne les troubles psychiques qui s’installent parfois à la suite d’une agression ou d’un accident : réminiscences inopinées de la scène traumatique, manifestations physiques d’angoisse (sudations, tremblements, palpitations, sensations d’étouffement, etc.), rêves répétitifs de scènes violentes. Selon la théorie, ces troubles ne sont pas tant redevables à l’événement (l’agression) qu’à la fragilité psychique du sujet. D’autres sujets, en effet, victimes des mêmes traumatismes, surmontent l’angoisse en quelques jours, sans séquelle. L’agression n’est rien, c’est le terrain (psychologique) qui est déterminant.
Le second axe théorique fait référence à la dynamique de l’interaction, selon laquelle la réaction psychique de la personne agressée joue un rôle facilitant ou inhibiteur sur le comportement de l’agresseur. Si la personne agressée reste calme, et si elle sait garder le contact avec l’agresseur, elle peut parfois désamorcer sa violence. Mais si elle a peur, ou si elle devient elle-même agressive, la violence de l’agresseur s’accroît. Que ces deux propositions théoriques soient fondées est difficilement contestable.
Mais en faire la présentation exhaustive, à la demande d’une entreprise ou d’une administration, à l’intention des victimes d’agressions ou des agents exposés à ce risque, pose tout de même problème. Selon ces conceptions psychologiques, si un agent a été agressé ou s’il devait l’être un jour, ce serait en raison de sa maladresse ou d’une prédisposition psychologique. Vues de l’extérieur, ces interprétations paraissent grotesques. Et pourtant les formations à la gestion du stress se multiplient, avec d’importants soutiens politiques et financiers. Et elles ne sont pas toujours critiquées par les victimes. Pourquoi ? Parce qu’elles sont administrées à des personnes effectivement déstabilisées psychologiquement qui, sous l’effet de l’angoisse, ont perdu leur confiance en elles, ont peur de retourner au travail, se sentent coupables de ne pas savoir prendre sur soi. La parole du psychanalyste, dans la mesure où elle présente correctement des conceptions qui ne sont pas fausses, a, dans ce contexte, un pouvoir considérable parce qu’elle propose des mots qui tombent juste sur un malaise souvent difficile à mettre en forme et à verbaliser par les victimes.
L’inconvénient majeur de ces interventions, c’est qu’elles écartent la mise en discussion de ce qui, dans l’organisation du travail elle-même, est en cause dans le déclenchement de la violence. Le fait est qu’entre l’augmentation de la violence sociale et les salariés agressés, il y a des chaînons intermédiaires d’une grande importance. Dans bien des cas, ce qui déclenche l’agression ne vient pas du tout des maladresses psychologiques des victimes, mais des tâches qu’ils assument. Ainsi par exemple, un gamin tout juste capable de lire après dix années de scolarité chaotique entre les Antilles et la métropole refuse d’aller à l’école. Non seulement parce que ça ne l’intéresse pas, mais parce qu’il ne peut pas s’y adapter. Cependant, la loi l’y oblige. Et le professeur se doit, à son tour, de le faire plancher sur Corneille ou Racine. Ce faisant, c’est une humiliation qu’il inflige au gamin.
Lorsque après avoir dépassé de plus d’une heure la durée de son service, un employé de La Poste fatigué annonce la fermeture de son guichet, les clients, déjà excédés par l’attente interminable dans une salle comble, perçoivent cela comme une insulte. Quand le technicien d’EDF reçoit l’ordre d’aller couper, pour facture impayée, l’alimentation électrique d’un foyer endetté dont les adultes sont sans emploi, c’est une agression parce que la famille ne peut pas vivre sans électricité et sans chauffage alors que les parents n’ont aucun moyen de gagner l’argent nécessaire. Lorsqu’un malade mental, au bout du rouleau, se décide enfin, sur l’insistance des services sociaux, à consulter un psychiatre et que la secrétaire du dispensaire lui donne un rendez-vous 30 jours plus tard parce qu’il n’y a plus assez de médecins depuis les réformes de structure, c’est une provocation. Lorsqu’à l’ANPE, on refuse, pour des raisons réglementaires mais totalement incompréhensibles, à un chômeur de longue durée une prestation que son voisin de palier vient d’obtenir, on commet une injustice.
Ainsi est-ce souvent à leur corps défendant que les travailleurs exécutent les consignes qu’ils reçoivent de leur hiérarchie. Ce faisant, et malgré eux, par leur travail même, ils agressent ou commettent sans le vouloir des injustices contre des clients aux abois. Dans de nombreuses situations, ce n’est pas du tout la prédisposition psychologique des salariés qui favorise l’explosion de la violence contre eux, mais la façon dont ils exécutent leurs tâches qui déclenche la colère des usagers.
La réponse rationnelle passe par la remise en chantier de l’organisation du travail : dans les activités de service, cette organisation reste structurée selon des principes anciens. Que la réforme de l’organisation du travail présente d’énormes difficultés intellectuelles, théoriques et techniques, ne saurait justifier qu’on s’en dédouane à coups de gestion du stress et de formations au » savoir-être » proposées ou imposées aux salariés qui sont au contact des clients. Ces politiques n’aident guère ceux qui le pourraient à repérer où se situent le déni de réalité et le déni de justice, dont tout clinicien sait, pourtant, qu’ils sont très souvent un facteur déclenchant des comportements violents.
*Professeur titulaire de la Chaire de Psychologie du Travail du CNAM
Article au journal Le Monde du 24/10/00. Autorisation de publication de l’auteur du 20/01/01