— Par Roland Sabra —
Pour Michel Louis.
« Le prix Nobel de littérature pour l’année 2005 est attribué à l’écrivain anglais Harold Pinter « qui dans ses drames découvre l’abîme sous les bavardages et se force un passage dans la pièce close de l’oppression ». C’est ainsi qu’a été annoncée très officiellement la chose. Deux caractéristiques donc dans l’oeuvre de l’écrivain, une exploration des abîmes de l’être humain et un combat permanent contre l’oppression. Qui est donc Harold Pinter? Qu’est-ce qu’un schizo-drame? Pourquoi la pièce « L’amant » que monte Médina relève-t-elle d’un théâtre de la fragmentation?
Le combattant de la liberté contre toutes les oppressions et les injustices.
Né en 1930, de parents juifs d’origine russe Pinter, est né dans l’East End de Londres, il y passe son enfance avant d’être éloigné en 1939 pour cause de bombardements. Il y reviendra en 1942 et gardera pour le reste de ses jours le souvenir de ces nuits pendant lesquelles les murs tremblaient sous les effets des bombes. A quinze ans il fait le coup de poings contre les sympathisants fascistes qui s’en prennent aux enfants juifs de l’Eastside. Un peu plus tard il refuse de faire son service militaire pour objection de conscience. «A mes yeux, l’idée de réarmement était ridicule. J’étais conscient des souffrances et des horreurs de la guerre et je n’allais, sous aucun prétexte, contribuer à son entretien. J’ai dit non. Et je dirai encore non. C’est encore plus stupide maintenant. » Admis à dix-huit ans à la RADA ( l’Académie Royale d’Art Dramatique ) il démissionne rapidement «J’étais trop jeune en vérité et je détestais l’ambiance. Ils avaient tous l’air si sophistiqués, si sûrs d’eux-mêmes. J’ai simulé une dépression nerveuse et j’ai été voir un match de cricket ». Pour autant Il ne renonce pas à une carrière d’acteur qu’il poursuivra jusqu’en 1958 sous le nom de David Baron.
A partir du coup d’Etat de Pinochet en 1973 il s’engage encore plus fermement dans la défense des Droits de l’homme. Il sera de tous les combats, du soutien aux sandinistes du Nicaragua aux Kurdes torturés par l’armée turque. En 1985 lors d’une réception donnée par l’ambassade des USA en l’honneur de l’auteur américain Miller il fait la narration des tortures infligées aux militants kurdes. Il est expulsé et Miller le suit par solidarité. Il écrira une pièce de théâtre, Mountain Language, en 1988 sur cette répression. Il s’oppose au blocus de Cuba, aux bombardements sur le Kosovo aux interventions étasuniennes en Afghanistan et bien sûr en Irak. Il n’hésite pas à qualifier Tony Blair d’« idiot plein d’illusions » et George W. Bush de « criminel de guerre« . C’est dans ses poèmes qu’il s’exprime le plus violemment. Commandeur de l’ordre de l’empire britannique en 1996 il devient un membre des Compagnons de l’Honneur en 2002, ayant précédemment refusé le titre de chevalier de cet Ordre impérial!
Enfin en 2004 il soutient la création de RESPECT, une coalition unitaire qui se positionne clairement à gauche du New Labour blairiste. R.E.S.P.E.C.T. est aussi un acronyme. Il signifie :Respect Égalité, Socialisme, Paix, Environnementalisme, Communauté et Trade unionism (syndicalisme) A sa direction on trouve George Galloway ‹ député de Glasgow, expulsé du Parti travailliste pour son opposition à la guerre contre l’Irak et en particulier parce qu’il avait appelé les soldats britanniques à la désobéissance, Mark Serwotka (secrétaire général du syndicat des services publics), le cinéaste Ken Loach, Salma Yaqoob, une militante musulmane dirigeante du mouvement Stop the war, le Dr Kalim Siddiqui, président du Parlement musulman en Angleterre, Nick Wrack, président de l’Alliance socialiste. Parmi les représentants de la gauche révolutionnaire on remarquera quatre dirigeants du Socialiste Workers Party, principale organisation de l¹extrême gauche britannique et quelques autres trotskistes internationalistes…
Son cancer l’empêchant se rendre à la remise de son Prix Nobel il enregistre une déclaration dans laquelle il déclare :
« L’invasion de l’Irak était un acte de banditisme, un acte de terrorisme d’État flagrant, la preuve d’un mépris absolu pour le droit international. »
« Combien de personnes faut-il tuer avant de mériter d’être décrit comme un massacreur et un criminel de guerre ? Cent mille ? »
« Nous avons amené la torture, les bombes à fragmentation, l’uranium appauvri, d’innombrable assassinats commis au hasard, la misère, la dégradation et la mort au peuple irakien, et on appelle ça « apporter la liberté et la démocratie au Proche-Orient ».
Il y prend position contre les États-Unis d’Amérique, qui ont « exercé une manipulation très clinique du pouvoir dans le monde entier, tout en se faisant passer pour une force prônant le bien universel. C’est un geste d’hypnotisme brillant, voire plein d’esprit, et très réussi.»
Tel est « l’enragé » Harold Pinter » comme le surnomme la presse britannique. Cet engagement aussi honorable soit-il n’est pas la raison de l’attribution de son Prix Nobel de Littérature et non pas de la Paix comme l’affirmait avec aplomb une télé martiniquaise en annonçant les prochaines représentations de l’Amant!
Un grand dramaturge dans son siècle.Au commencement était le A, le double A celui d’Antonin Artaud. Dans les années 1930 il crée un concept : « Le théâtre de la cruauté » dont il précise le contenu dans son ouvrage « Le théâtre et son double » : « Il s’agit d’un art qui saura frapper au cœur de la manière la plus profonde et la plus violente le spectateur. Pour ce faire, une rupture totale avec le langage de la tradition théâtrale est nécessaire: à un théâtre où domine le mot il faut substituer un théâtre total qui, s’inspirant des spectacles orientaux, fera place en lui aux signes, aux gestes et à la danse. » Il ajoute « Le chevauchement des images et des mouvements aboutira à des collusions d’objets, de silence, de cris, de rythmes, à la création d’un véritable langage physique à base de signes et non plus de mots. » Au lieu de se projeter vers le spectateur à la recherche du divin comme le fait l’acteur occidental il faut qu’il se retourne sur lui-même pour y trouver Dieu, son double.
La personnalité d’Antonin Artaud se prêtait à cette théorisation. Interné une première fois en 1914 à la suite d’une dépression concomitante à la préparation de son baccalauréat, il le sera ensuite en 1920, en 1943… Etait-il « schizophrène paranoïde »?
Ce sont les travaux d’Emil Kraeppelin et d’Eugen Bleuler qui, à l’articulation des 19eme et 20 siècles, donnent une définition de la schizophrénie. Ecoutons Bleuler qui en 1911 créa le terme de schizophrénie pour rassembler tous les états mentaux pathologiques dont le caractère essentiel et évolutif est une dissociation, une disjonction progressive des éléments constitutifs de la personnalité et, comme corollaire, une rupture de contact avec l’ambiance, une inadaptation progressive au milieu. Il justifiait l’opportunité de ce nouveau terme de la façon suivante : « Je nomme la démence précoce, schizophrénie, parce que la dissociation des différentes fonctions psychiques est une des caractéristiques les plus importantes. » La schizophrénie comprend un groupe de psychoses qui évoluent tantôt d’une façon chronique, tantôt par poussées et peuvent s’arrêter à chaque stade ou repartir, mais sans retour complet ad integrum. Elle est caractérisée par une altération de l’intelligence, une altération du sentiment et des relations avec le monde extérieur, en quelque sorte spécifique et qu’on ne trouve nulle part ailleurs. « Il y a surtout, explique-t-il, rupture des associations normales, d’où fonctionnement dysharmonique, apparemment étrange et incohérent, de l’esprit et du comportement. ».
Personne n’est habilité pour établir la nosographie propre à Antonin Artaud. Etait-il donc psychotique? Peut-être mais dans ce cas la psychose n’était pas seulement d’ordre déficitaire, elle a été à l’origine d’un processus créateur. Le thème de la schizophrénie traverse toute son oeuvre et ce de la façon la plus intense dans sa dernière conférence au Vieux Colombier en février 1948, interdite de diffusion à la radio, qui s’intitulait «Pour en finir avec le jugement de Dieu ». L’oeuvre ne donna lieu du vivant de l’auteur qu’à une seule représentation en privé le 05 février. Le 04 mars Antonin Artaud mourait. Il y est question de corps sans organes, thématique reprise plus tard par Deleuze et Guattari qui considéraient que Artaud en savait plus sur la schizophrénie que les psychiatres eux-mêmes. Antonin invoque l’absolue nécessité de quitter un corps de souffrance, pour atteindre un autre corps plus abstrait , le corps que recherchent les mystiques.
Extraits :
« Vous êtes fou, monsieur Artaud, et la messe ? »Je renie le baptême et la messe.
Il n’y a pas d’acte humain
qui, sur le plan érotique interne,
soit plus pernicieux que la descente
du soi-disant Jésus-christ
sur les autels.
On ne me croira pas
et je vois d’ici les haussements
d’épaule du public
mais le nommé christ n’est autre
que celui
qui en face du morpion dieu
a consenti à vivre sans corps,
alors qu’une armée d’hommes
descendue d’une croix,
où dieu croyait l’avoir depuis
longtemps clouée,
s’est révoltée,
et, bardée de fer,
de sang,
de feu, et d’ossements,
avance, invectivant l’invisible
afin d’y finir le JUGEMENT DE DIEU.Dans une ultime lettre à André Breton il esaiera de préciser ce qu’il a ressenti lors de cette lecture : « Je me suis rendu compte que l’heure était passée de réunir des gens dans un théâtre même pour leur dire des vérités et qu’avec la société et son public il n’y a plus d’autre langage que celui des bombes, des mitrailleuses, des barricades et de tout ce qui s’ensuit. »
Comme comédien Antonin Artaud excellait dans les rôles de traîtres, de gueux et surtout ceux d’hallucinés, de pervers, de fous. On peut même se demander s’il jouait encore, à moins de considérer l’ensemble de sa vie comme un rôle, celui d’Artaud le Mômo, qu’aurait décidé de tenir Antonin Artaud.
Pour qui a pu assister à la mise en scène qu’en ont faite Bérangère Bonvoisin et Philippe Clévenot, prodigieux acteur dans le rôle d’Artaud, il y a peu de doute possible, cette oeuvre est probablement fondatrice de tout le théâtre du dernier tiers du 20 ème siècle en tout cas d’un courant dominant qu’il convient de nommer non pas théâtre de la schizophrénie, en raison des connotations médicales trop fortes et réductrices mais à l’instar de Brigitte Gauthier le Théâtre de la fragmentation.
Par exemple quand Peter Brook et Charles Marowitz en 1964, montent pour la première fois le Jet de Sang à Londres dans leur programme du Théâtre de la Cruauté, ils mettent en scène un texte dans lequel le thème principal est la difficulté d’être en accord avec soi quand on est déchiré, morcelé, quand l’amour se transforme en haine, quand les plus beaux souvenirs de l’enfance se transforment en véritables cauchemars, quand la divinité se confond avec l’ordure, quand tous les repères se brouillent.
Antonin Artaud ouvre un champ d’exploration du théâtre que ne vont pas manquer de labourer Beckett, Pinter, Le Living Theater,Bob Wilson et tant d’autres. Mais surtout la figure du schizophrène va devenir une figure révolutionnaire. Le schizo n’est rien moins que la critique vivante de la société capitaliste devenue schizophrènique. Il est le reflet de la schize sociale qui traverse la société porteur de toutes les contradictions accoucheuses du monde de demain.
Beckett, incarnation du linguiste schizophrène, qui quitte sa langue maternelle pour écrire dans une autre langue afin d’éviter les effets de styles, expose un univers sinistre, minimaliste qui invite à une théâtralisation de notre espace mental (voir notre critique de Fin de partie). Bob Wilson et le théâtre autistique, le Living Theater et la recherche de la transe, mais aussi les auteurs d’inspiration marxiste qui ne retiennent de la schizophrènie que l’étiquette politique attribuée par les dictatures communistes aux dissidents, tous participent à cet éloge de la schize.
Au cinéma Ken Loach, en 1971, dans Family Life, montre une jeune fille, Janice, brimée par des parents qui l’étouffent, la forcent à subir un avortement. Seules l’amitié de son copain et la thérapie novatrice d’un médecin laissent entrevoir l’espoir d’une guérison. Pourtant, l’incompréhension du milieu familial et les pratiques de la psychiatrie traditionnelle prennent le dessus et Janice sombre peu à peu dans la schizophrénie. Tout a commencé par le fait que l’adolescente dans le métro regarde passer les rames sans y monter. Qui n’a jamais eu envie de laisser passer les trains ?
Les schizo-drames de PinterL’originalité de Pinter réside dans l’utilisation d’un vocabulaire simple reflet d’une légèreté apparente et trompeuse du propos et dans l’abîme de « sidération » que provoque une écoute attentive du texte. Les personnages de Pinter, ordinaires comme vous et moi, parlent comme vous et moi avec des fautes de syntaxe ( pour moi seulement), des tournures impropres, des tautologies, des pléonasmes, des répétions, des redites et des incohérences. Les dialogues sont ceux de la vie habituelle, c’est-à-dire des dialogues de sourds, tous persuadés, fous que nous sommes, que deux monologues font un véritable dialogue. Les descriptions sont souvent d’une très grande exactitude, d’une très grande précision et leur insertion dans des discours quelque peu logomachiques crée une tension parfois insoutenable chez le spectateur. Où est la vérité du dire quand les mots pour dire la présence du passé dans le présent, trahissent l’un et l’autre? Il y a un goût particulier chez Pinter pour cette fragmentation de l’hier et de l’aujourd’hui qui souligne le caractère partiel, menteur et toujours reconstruit du souvenir.
Dans ses mises en scènes il insiste sur le dédoublement des personnages demandant à ses comédiens d’emprunter tantôt la voix d’un enfant tantôt celle d’un adulte pour conduire à une confusion, un enchevêtrement des espaces et du temps, à un ébranlement des cadres de la pensée semblable à l’écriture schizophrénique. Pourtant peu de pièces de Pinter se déroulent dans le monde asilaire. Une seule à notre connaissance si l’on excepte la mise en scène audacieuse de Philippe Ferran en 1982 qui plaçait le déroulement de « L’Amant » dans un hôpital psychiatrique et c’était une audace autrement plus sérieuse que celle, dérisoire et infantile, qui consiste à montrer nus sur scène quelques acteurs. « L’amant » est un jeu de rôles cruel où l’art de la mystification jusqu’à ses extrêmes est poussé dans ses retranchements ultimes à la limite de la folie, de la mort. Sarah et Richard sont mariés, confortablement installés dans une vie simple et tranquille. Loin de toute vie sociale, ils évoluent en huis clos et tentent de rompre la routine ennuyeuse et délétère de leur relation amoureuse en s’inventant une autre vie. Ils jouent à changer d’identité dans l’espoir démesuré, insensé de s’échapper d’une réalité quotidienne faite de non-dits et d’absence de communication. Jusqu’où mèneront-ils cette danse ? Le jeu de l’amour ou l’amour pour le jeu mettra-t-il en péril leur couple ou consolidera-t-il leurs liens ?
Voilà pour en dire le moins possible l’intrigue de « L’Amant » de Harold Pinter mis en scène par Yoshvani Médina au théâtre foyalais les 20, 21 et 22 avril 2006. C’est devenu un truisme digne de Bouvard et Pécuchet que d’associer le nom de ce metteur en scène avec les mots sulfureux, scandale et autres qualificatifs du même acabit qui sont ceux de quelques vierges effarouchées par l’apparition d’un mollet dénudé.. C’est lui faire trop d’honneur. Nous n’avons jamais rien trouvé de scandaleux chez Yoshvani Médina si ce n’est quelques fois une fâcheuse tendance au laisser-aller au laisser-faire avec lequel il dirige ses comédiens. Dans « L’Amant » ils ne sont que trois, la tâche de Médina n’en sera pas plus facile pour autant. Par contre nous avons souvent apprécié l’originalité de sa scénographie. A voir donc…
Roland Sabra
Les 20, 21 et 22 avril 2006 à Fort-de-France
Pour en savoir plus :
Brigitte Gauthier : »Harold Pinter : le maître de la fragmentation ». Paris, 2003, 208 pages, Editions L’Harmattan
Freud & Breuer. Etudes sur l’hystérie. Paris, PUF 1978
Kristeva, Julia. «La Reine des signes», in De Sartre à Foucault, Entretiens de Nicole Muchnik. Paris: Hachette, 1984. 157.
Pasquier, M-C., Nicole Rougier et Bernard Brugière. « Le Nouveau théâtre anglais ». Paris: Armand Colin, 1969.