Par Irène Théry, sociologue
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– En s’engageant à transformer deux institutions aussi fondamentales que le mariage et la filiation, la nouvelle majorité a placé les enchères très haut. Elle l’a fait en pensant que c’est autour d’une certaine idée non plus seulement du « eux », les homosexuels (leur situation, leurs aspirations, leurs droits), mais bien du « nous », qui faisons société commune par-delà la pluralité de nos orientations sexuelles, que l’essentiel se joue désormais.
Mais peut-être n’avait-elle pas mesuré le grand déplacement que cela allait produire : de la question des sexualités à la question des sexes. Hier encore, on pouvait croire que « l’égalité des sexualités », opposant les hétérosexuels et les homosexuels selon le vieux schéma dominants/dominés, suffirait à engager la rhétorique bien rôdée de la lutte contre les discriminations.
Aujourd’hui, il ne s’agit certes pas de nier qu’existe un très fort sentiment d’inégalité chez les couples de même sexe. Mais pour en comprendre les raisons profondes, il faut reconnaître qu’opposer hétérosexuels et homosexuels ne permet justement pas de penser ce qui transcende ces catégories identitaires : notre condition commune d’êtres sexués et mortels.
C’est pourquoi la grande question des sexes est désormais le coeur du débat. Elle est au centre de l’interrogation de ceux qui s’inquiètent : est-on en train de nous dire qu’il n’y a plus ni père ni mère, mais du « parent » en quelque sorte asexué ? Elle polarise les anathèmes de ceux qui stigmatisent l’ homoparentalité : « On veut détruire la différence des sexes ! C’est un crime contre notre condition anthropologique ! » Mais elle taraude aussi ceux qui, attachés à promouvoir les droits des familles homoparentales, découvrent qu’elles interrogent nécessairement ces catégories qu’on croyait si simples : le père, la mère.
C’est là que le débat des psys (psychologues, psychanalystes, psychiatres) prend toute son importance. Il y a dix ans, ce sont eux qui ont commencé à poser la question des sexes, quitte à être incompris, voire traités d’homophobes. Aujourd’hui, ce débat a gagné sa légitimité, et il est clair que les divisions des cliniciens expriment en réalité celles de la société tout entière. L’audience de leur débat tient à ce qu’il met en scène de façon radicale l’opposition entre les deux voies entre lesquelles il nous faut choisir. Elle porte sur deux cas précis : l’adoption plénière et l’assistance médicale à la procréation (AMP) avec tiers donneur, soit les cas où, par hypothèse, le couple des parents n’est pas celui des géniteurs.
La première voie reconduit l’opposition radicale entre « nous » et « eux » par une mise en accusation sans précédent des parents homosexuels. Qu’avons-nous pu lire depuis quelques semaines sous la plume de ceux – psys, mais aussi religieux – qui dénoncent le « délire » de l' »homoparenté » ? Toujours la même idée. Les couples de même sexe qui revendiquent adoption ou AMP veulent satisfaire un fantasme : faire croire à l’enfant qu’il est « né » de leur union sexuelle. Soulignons l’usage répété de ce terme, « né » : c’est le mot décisif.
Certes, les psys ne prétendent pas que les homosexuels cacheraient à l’enfant son mode de conception. Mais ce qu’ils écrivent noir sur blanc est justement que cette prétendue « honnêteté » ne rend que plus pervers (au sens freudien du terme) leur fantasme secret : bouleverser l’institution de la filiation pour abolir symboliquement la nature, et effacer l’altérité sexuelle au point de nier qu’un tiers de l’autre sexe a été nécessaire dans la conception de leur enfant.
Le ton virulent de ceux qui nous prédisent la destruction du sujet occidental si notre société cédait à une telle demande « folle » est à la mesure de l’accusation portée : rien de moins que le « déni du réel » et la volonté féroce et naïve de priver les enfants de l’inscription symbolique dans la distinction masculin/féminin, jusqu’ici incarnée par le couple immémorial du père et de la mère.
Mais le débat des psys témoigne aussi qu’une tout autre analyse est possible. Celle qui commence par reconnaître que ce sont justement les couples de même sexe qui n’ont pas la tentation de faire comme s’ils avaient procréé ensemble leur enfant adopté ou né d’AMP. En revanche, cette tentation existe dans les couples parentaux traditionnels, d’autant plus qu’ils subissent une véritable injonction sociale de « faire comme si ». En effet, l’adoption plénière fut construite au départ comme une « seconde naissance » abolissant la première.
Irène Théry, sociologue, directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales
LE MONDE | 08.11.2012
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