La première traduction en créole des décrets d’abolition de l’esclavage de 1848, textes fondateurs de notre époque vient d’être publiée aux Editions Scitep. Cette traduction interroge un évènement du passé colonial et esclavagiste, permettant, certainement un regard neuf sur la société créole actuelle. Madini-nart a rencontré l’auteur, Rodolf Etienne, qui présente ici la poursuite d’un engagement créole déjà bien manifesté..
Madinin’Ar : Pouvez-vous résumer en quelques mots cet ouvrage ?
Rodolf Etienne « Lalibèté ka vini ! » est la première traduction créole intégrale des Décrets d’Abolition de l’esclavage des colonies et possessions françaises du 27 avril 1848. Décrets inspirés par l’œuvre de Victor Schoelcher, de Cyrille Bissette, entre autres, et successifs à l’époque des Encyclopédistes et des Lumières : Voltaire, Diderot, Rousseau, Montesquieu ou encore l’Abbé Grégoire et aux divers courants abolitionistes de l’époque. Il s’agit, ici, avant tout, de rendre à l’Histoire ce qui lui revient de droit et de notoriété. Une telle traduction, une telle parole créole est la parole de vérité des « anciens esclaves », parce que le créole, la langue créole, contrairement à ce qui est perçu aujourd’hui et répandu par les prétendus « défenseurs » de la parole authentique (sic), est « la » langue des colonies, quasi partout en dominance, quoique la langue officielle, partout également, soit le français. Il faut aussi rappeler, ici, que la vérité créole, la vérité historique créole, a souvent été négligé ou, tout simplement, écarté, parce que le créole, l’identité, la culture, la mémoire, l’histoire et la langue bien sûr, tout ce patrimoine, toutes ces dynamiques, de nos jours comme d’ailleurs de tous temps, ont été utilisé, par les uns comme par les autres, à des fins bassement et vilement politiques, souvent pour des causes à caractère macabre, infécondes pour l’ensemble, pour la collectivité, collectivité souvent stérile par définition, société esclavagiste ou coloniale, pour ce qu’elle est en propre. La langue créole est souvent véhiculée – a souvent été véhiculée – comme la langue qui permet ou qui permettrait – peu ou prou – d’établir, puis d’entretenir, un certain état d’esprit de supériorité d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre, d’une histoire à l’autre, d’un individu à l’autre.
M’A : Pourquoi avoir choisi de traduire en créole ces décrets ?
R.E :Le fait, pour moi, de traduire en créole m’a toujours paru une essentielle nécessité pour être vrai et authentique, libre et vivant. La langue créole, de mon rapport, est une langue dont la connaissance est essentielle au réveil d’un conscience authentique, enracinée dans mon être, dans ma mémoire et dans mon histoire. Cette langue ne me réduit en rien, parce qu’elle ouvre sur une part de moi authentique et qui trouve ses ramifications dans la terre des ancêtres, dans la terre africaine, à travers le tunnel de Guinée, ce pont mythique vers l’Afrique, que la langue ouvre encore, comme pour une nuit étoilée et brillante dans la tiédeur de la misère et de la souffrance locale, insulaire, la douleur des cannes, la lourdeur de la honte, le ravalement, la déchéance. C’est le patrimoine, qui bon gré mal gré, nous a été laissé – légué – par nos ancêtres de ces terres de retrouvailles, de misère et de douleurs, de carcans et d’insultes, le patrimoine d’hommes et de femmes, d’enfants, de vieillards et d’estropiés, de reclus et d’oubliés, qui n’avaient plus que ce langage, cette langue créole en partage et qui ont réussi à en faire la langue de la liberté, la langue de la lutte pour la liberté, la langue de la fierté retrouvée, la langue de la destinée retrouvée, la langue de tous les jours retrouvés. C’est pour moi un patrimoine essentiel, la langue créole, celui de tous nos ancêtres et en particulier de nos ancêtres africains, créoles, nègres et esclaves. C’est cette parole qui m’a interpellé pour cette traduction. C’est cette parole que je voulais entendre, comme une parole retrouvée et qui ramène l’imaginaire à une vision – une vue – essentielle de la vie même, une vision africaine de la vie et non plus coloniale ou esclavagiste. J’ai voulu pénétrer la mémoire de l’esclavage, la mémoire de l’esclave et y voir, y déceler, y découvrir cette part d’horizon clair, cette part belle de soi, cette part libre de soi. C’est de cela dont il a été question ici, comme de retrouver une parole d’eau vive, essentielle, et de la boire toute entière parce qu’elle vous fait du bien où elle passe et qu’elle vous permet de vivre libre et de retrouver en vous, ce qui vous semble être de vraies racines, de véritables et solides bases, des bases africaines, des bases de la parole africaine, la parole ancestrale, la parole essentielle. Je ne veux pas vivre avec un ersatz d’identité dite collective, ici décrite « indépendantiste », ici « autonomiste » ou là encore « départementaliste », ou que-sais-je d’autre encore de cette même mascarade collective, et ne pas comprendre le vrai sens des choses, le vrai sens du monde, le vrai sens des hommes et des femmes de cette terre. De mon point de vue, le rêve de grandeur est primordialement africain. Le nègre fondamental, pour reprendre un titre rendu fameux par Aimé Césaire, est africain, l’homme fondamental est africain. L’esclave fondamental est lui aussi africain, c’est aussi cela que j’ai voulu aborder dans ma mémoire personnelle et le rendre par cette traduction, qui a pour ambition aussi de défier, d’interroger, de provoquer la mémoire collective.
M’A :À qui s’adresse l’ouvrage ?
R.E. : La Libèté ka vini !, par sa double entrée, créole/français se veut ouvert à tout lectorat maîtrisant les deux langues. Ce travail est aussi bien sûr ouvert aux traductions vers d’autres langues, mais cette fois, au profit de la langue créole. Il prétend aussi à une volonté didactique et ludique. Je crois qu’après plusieurs années de recherches, de réflexions, de publications et de traductions parallèles, j’ai réussi à trouver ce que je cherchais, à savoir une langue créole écrite qui soit beaucoup plus aisée à lire et à comprendre, à partager aussi. On ne va pas entrer ici dans des débats d’analyses, mais le souci de l’auteur comme du traducteur créole, c’est l’immédiateté de la perception de l’idée qu’il émet. Après plusieurs analyses, publications, rencontres, etc, je crois avoir réussi à trouver « quelque chose » d’une part de clarté et d’ouverture qui pourrait aider à révolutionner l’écrit créole et les diverses acceptions de la langue et de l’identité créoles aussi d’ailleurs. Il faudrait encore poursuivre, aller plus loin, et j’y travaille. De mon point de vue, le travail est maintenant du côté du lecteur, du lectorat, à apprécier l’ouvrage et les idées qui y sont émises pour ouvrir encore un peu plus le débat autour des questions de créole et d’identité collective. Et puis, pour en revenir à l’Afrique, les décrets d’abolition du 27 avril 1848, et on l’oublie trop souvent pour se vouloir être « plus Français que le Français de France » – ce qui me fait souvent rigoler d’ailleurs -, sont aussi valables pour des terres africaines comme le Sénégal, Madagascar ou encore l’Algérie ou plus loin encore Madagascar. On connaît la Réunion et Maurice (Rodrigues), les Seychelles. C’est aussi toute cette histoire partagée, douloureuse, mais pas seulement à mon sens, que je souhaitais saluer. Dans mon rapport à la langue créole, je défends l’universalité de la langue créole, son internationalité. La pancréolité ou créolité internationale est l’un des caractères fondamentaux de la langue créole. Cet aspect des choses m’interpelle particulièrement. Comment cette langue peut-elle rassembler des hommes et des femmes à travers les quatre coins du globe, ici et là-bas.
Et puis, ce rêve possible de vivre ou de revivre cet espace d’échange et de dialogues, de rencontres et de partages de cette période esclavagiste, comme si presque l’on pouvait entendre parler, voir vivre les uns et les autres dans un imaginaire recomposé, personnel, individuel, en rapport avec soi et sa propre vision du monde. Cela m’a paru merveilleux à revivre, revivre cette période, mais avec des billes et des cartes en main, un plan des choses presque et à partir de là quêter la parole de vérité, la rumeur vraie des cannes, le sens des choses et la valeur de la vie. Découvrir ou redécouvrir ou mieux comprendre et apprécier cette part de nous qui nous est humaine, cette part de nous qui nous est universelle, cette part de nous qui nous est africaine aussi, essentielle, primordiale, tout au moins, pour ceux qui veulent l’accepter ou le reconnaître… cette part de nous, enfin, qui aspire à plus de liberté et à plus de vérité…
Interview par Madinin’Art. Juin 2018
Prix : 22,00 euros
Nombres de pages : 140
Format : 16 x 24 cm
ISBN : 979-10-93143-17-0