Habile geste pour fuir la crise
–Par Olivier Bobineau, Sociologue des religions–
Des commentateurs et certains ecclésiastiques considèrent que la démission de Benoît XVI est courageuse et moderne dans la mesure où le dirigeant romain reconnaît par cet acte qu’il n’a plus » la force » de gouverner l’Eglise, ce qui est rarissime dans l’histoire du catholicisme. En un mot, le capitaine fait preuve de responsabilité politique en quittant le navire. Notre thèse est opposée : cette démission montre l’agonie d’un vieil empire qui connaît de plein fouet une crise majeure du pouvoir. Il convient d’abord de tirer une leçon politique des trois démissions volontaires antérieures avant d’apprécier la crise contemporaine du pouvoir catholique, puis de proposer trois hypothèses quant à l’avenir de l’Eglise.
Première démission, historique s’il en est : celle du pape Pontien au IIIe siècle. En effet, Maximin le Thrace, lorsqu’il se fait acclamer empereur en mars 235, tourne le dos à la tolérance et fait des chefs chrétiens la cible de ses attaques. Arrêté, Pontien est déporté en Sardaigne. Ne pouvant plus gouverner son Eglise, il renonce à sa fonction le 28 septembre 235. Cette démission est la première date de l’histoire pontificale qui est attestée par les historiens du catholicisme.
Deuxième démission, celle du » pape angélique » Célestin V à la fin du XIIIe siècle. En juillet 1294, le moine ermite bénédictin Pierre du mont Morrone est élu au siège de Pierre pour ses qualités spirituelles et personnelles. Mais face à son incompétence, à sa naïveté – le roi de Naples, Charles II, l’instrumentalise -, il ne peut plus gouverner et administrer correctement l’Eglise. Après discussion avec les cardinaux, il donne sa démission le 13 décembre 1294.
Troisième démission et dernière en date avant celle de Benoît XVI : celle de Grégoire XII au début du XVe siècle. Alors que la papauté est divisée entre les papes à Rome et les antipapes avignonnais, trois prétendants peuvent revendiquer le siège pétrinien. Le concile de Constance (1414-1418), après avoir déposé les antipapes Jean XXIII et Benoît XIII, obtient in fine la démission de Grégoire XII pour mettre fin au Grand Schisme d’Occident. Ne pouvant plus gouverner l’Eglise, il se retire en 1415 et décède en 1417.
La leçon politique de ces trois démissions volontaires est que l’acte de renonciation est commis à chaque fois en situation de crise majeure du pouvoir catholique romain. Le premier pape est chassé par l’empereur et ne peut plus gouverner l’Eglise depuis la Cité éternelle ; le deuxième se fait manipuler par le roi influent à Rome à l’époque ; le troisième n’arrive plus à gérer les déchirures internes qui touchent le gouvernement de l’Eglise lui-même.
Quid alors de la démission de Benoît XVI ? Les raisons de santé avancées sont l’arbre qui cache la forêt : comme les trois précédentes renonciations, elle reflète une crise majeure du pouvoir catholique, mais cette fois-ci, en régime de modernité. Qu’est-ce que le gouvernement catholique ? Le catholicisme est la conjonction paradoxale de deux éléments opposés par nature : une conviction – le décentrement selon l’amour – et un chef suprême dirigeant une institution hiérarchique et centralisée selon un droit unificateur, le droit canonique. Le Dieu des coeurs côtoie une machine à dogme centralisatrice. L’anthropologie catholique, c’est une institution qui essaie de mettre sous son autorité le coeur des hommes, du ventre de la mère jusqu’au ventre de la terre. C’est ainsi que l’Eglise catholique passe tous les âges, non sans opposition, jusqu’à l’entrée des sociétés occidentales dans la modernité. Et là s’arrête brusquement son développement.
En effet, alors que l’Eglise se fonde sur une domination du sentiment par l’institution, la modernité reprend les mêmes contenus mais cette fois-ci en les séparant méticuleusement. La modernité peut être considérée comme la séparation des instances : séparation des pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire), séparation des Eglises et de l’Etat, séparation des sphères privée et publique, séparation des familles, séparation des sciences et du théologique… Or, cet » art de séparation » (Michael Walzer) repose sur une séparation cruciale : la séparation des sentiments individuels et des institutions.
Dès lors, un choc anthropologique s’opère sous nos yeux : là où l’institution Eglise tente d’encadrer le sentiment des individus à partir de son centre romain depuis 1 500 ans, la modernité vient briser les chaînons de tout contrôle institutionnel pour faire de l’individu un être libre et souverain aspirant à devenir son propre centre. Aussi le déphasage est-il considérable entre le principe de gouvernement catholique – hétéronome, centralisateur et hiérarchique – et le principe de gouvernement moderne démocratique – autonome, pluraliste et égalitaire.
Dès lors, après Benoît XVI, trois hypothèses sont envisageables. Soit l’Eglise s’ajuste à la modernité – plus que ne l’a fait Vatican II – en modifiant son mode centralisé et » moralisant » le contrôle des sentiments des individus, mais peut-elle le faire au point de défigurer ce qui la constitue ? Soit un gestionnaire – italien de préférence – confirme le repli identitaire au sein de foyers catholiques de résistance dans les sociétés modernes et déploie son gouvernement dans les autres sociétés extra-européennes, où les institutions sont encore légitimes à encadrer les consciences individuelles. Soit un personnage doté d’un fort charisme est élu – comme ce fut le cas pour Jean Paul II -, et le navire catholique tanguera selon le conservatisme de sa structure et le charisme de son capitaine qui obtiendra, certes, quelques changements dans l’Eglise, mais sans pour autant changer d’Eglise.
Olivier Bobineau
Sociologue des religions
Auteur de » L’Empire des papes.
Une sociologie du pouvoir dans l’Eglise « , CNRS Editions (à paraître le 7 mars 2013)
Le Monde.fr 14 février 2013