— Par Alain Mabanckou —
CINQUANTE ANS après la décolonisation, où en est la littérature africaine francophone ? La question de l’indépendance a peu à peu déserté les romans, laissant la place à des problèmes plus contemporains, tels que la pauvreté ou la corruption. Les auteurs de la nouvelle génération, dont beaucoup vivent aux Etats-Unis ou en Europe, sont écartelés entre l’attachement à leurs pays d’origine et le faible écho que peuvent y trouver leurs ouvrages. » Le Monde des livres » fait le point sur ce continent littéraire souvent méconnu et pourtant riche de nombreux auteurs comme le rappelle l’écrivain Alain Mabanckou.
Les pays d’Afrique noire francophone célèbrent cette année le cinquantenaire de leur indépendance. La littérature a été le témoin immédiat de cette émancipation. Une littérature si jeune qu’il n’est pas surprenant, pour un lecteur africain, de croiser certains auteurs classiques qu’il a lus au lycée ou au collège. Sait-on par exemple que l’Ivoirien Ahmadou Kourouma – à qui l’on attribua en 2000 le Renaudot pour Allah n’est pas obligé – était en réalité, depuis longtemps, un grand classique dans l’espace francophone ? Bernard Dadié, un autre Ivoirien, jouit de ce statut et déambule dans les rues, serrant les mains des femmes qui vendent de l’attiéké sur les marchés d’Abidjan. Cheikh Hamidou Kane, auteur du mythique L’Aventure ambiguë, donne des conseils aux jeunes auteurs du Sénégal. Beaucoup d’écoliers d’Afrique centrale ont eu pendant les épreuves de la dictée française les extraits des oeuvres d’Henri Lopes, auteur congolais résidant actuellement en France. Lorsque j’en parle à ce dernier, il en sourit, oubliant les coups de fouet que j’ai écopés à cause des fautes commises pendant cette redoutable épreuve. Difficulté ou plaisir de porter le statut de » classique vivant » ? Sans doute les deux, alors même qu’en France on hésiterait à reconnaître le privilège de classiques à J.-M. G. Le Clézio, Pierre Michon, Patrick Modiano ou Pascal Quignard.
La jeunesse de la littérature d’Afrique noire francophone ne doit pas occulter le fait qu’il existe des textes anciens en langues africaines et une littérature orale qui remonte à des temps immémoriaux. Le Malien Ahmadou Hampaté Bâ avait raison de clamer devant la tribune de l’Unesco en 1960 : » En Afrique lorsqu’un vieillard meurt c’est une bibliothèque qui brûle. «
La littérature écrite est arrivée bien plus tard, avec la » rencontre » de l’homme blanc. Pendant la période d’alphabétisation des Africains les textes sur l’Afrique provenaient essentiellement des auteurs occidentaux. C’était alors le règne de la littérature coloniale avec le péché de l’exotisme lié à une telle démarche. La » littérature négro-africaine » n’a vu le jour qu’à partir du moment où les Africains ont » détourné » la langue du colonisateur pour dire eux-mêmes le monde, confirmant au passage le proverbe souvent cité par Hampaté Bâ : » Quand une chèvre est présente, on ne doit pas bêler à sa place. «
Les premières oeuvres avaient pour » mission » d’afficher au visage de l’Occident la richesse culturelle du continent africain et de fustiger le système colonial comme allait l’illustrer, en 1921, un » frère noir « , le Guyanais René Maran dans Batouala, » véritable roman nègre « , qui reçut le prix Goncourt. Ce roman a sans doute signé l’acte de naissance de la » littérature négro-africaine « , celle qui, à la fin des années 1930, influencée par la présence à Paris des intellectuels et écrivains noirs américains, allait lancer le mouvement de la négritude sous l’impulsion de Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Léon Gontran Damas.
Placée sous le signe de la revendication, cette littérature était fondamentalement engagée et » missionnée « . C’est en 1948, avec l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, publiée par Senghor et préfacée par Jean-Paul Sartre, que la littérature négro-africaine se consolide. Deux romanciers marquent les années cinquante : Camara Laye (L’Enfant noir) et Mongo Béti (Ville cruelle). Le premier introduit l’autofiction, place l’individu au coeur de la fiction, pendant que le second perpétue la virulence des fondateurs de la négritude. Deux conceptions antagoniques dont les conséquences sont encore manifestes dans les productions contemporaines.
Après les indépendances les oeuvres les plus emblématiques sont celles du Malien Yambo Ouologuem (Le Devoir de violence) et d’Ahmadou Kourouma (Les Soleils des indépendances). Ouologuem opte pour l’insolence de l’esprit et pointe la responsabilité des Africains quant à leurs malheurs, pendant que Kourouma scrute l’affrontement entre les sociétés traditionnelles africaines et le modèle de civilisation imposé par l’Occident.
A la fin des années 1970, la critique contre la colonisation est » remplacée » par le plaidoyer contre les dictatures désormais ancrées dans la plupart des pays du continent. Sony Labou Tansi est un des auteurs phare de cette ère. Dans La Vie et demie, en installant au coeur de la fiction africaine le personnage du dictateur – à l’instar des auteurs latino-américains -, Labou Tansi dessinait également la figure du rebelle immortel, bête noire de la dictature. C’est aussi pendant cette époque que les voix féminines, jusqu’alors inexistantes, se font entendre avec Mariama Ba (Une si longue lettre), Aminata Sow Fall (La Grève des battus) ou encore Ken Bugul (Le Baobab fou).
Dans les années 1990 le vent de la démocratie souffle sur le continent après le » discours de La Baule » prononcé le 20 juin 1990 par François Mitterrand. Mais l’Afrique devient le théâtre des guerres civiles. On découvre avec stupeur les » enfants-soldats « , et les romanciers s’emparent de la thématique – notamment Ahmadou Kourouma (Allah n’est pas obligé). Le drame le plus retentissant survient en 1994 avec un génocide au Rwanda planifié et exécuté par les Hutu contre les Tutsi. Des oeuvres de fiction en font écho dont L’Aîné des orphelins, de Tierno Monénembo, Murambi, de Boubacar Boris Diop, et Moisson de crânes, d’Abdourahman Waberi. Une abondante » littérature de témoignage » va suivre avec les ouvrages publiés par les rescapés.
Depuis la fin des années 1990, une nouvelle génération d’écrivains a vu le jour avec des noms qui s’imposent de plus en plus : Léonora Miano, Fatou Diome, Sami Tchak, Gilbert Gatore, etc. Presque tous vivent en Europe ou aux Etats-Unis et publient leurs livres en France, ce qui entraîne une » déterritorialisation » de la » pensée noire « . Ce fait n’est pas nouveau : Senghor, Césaire, Mongo Beti, etc., ont publié leurs oeuvres depuis l’étranger tandis que les grands » mouvements noirs » sont nés à Paris ou aux Etats-Unis.
Enfin, la littérature d’Afrique noire en français est largement vulgarisée dans les universités américaines où elle constitue une discipline autonome et très prisée. Chemin que beaucoup d’observateurs souhaiteraient que la France prenne car il est indubitable que les oeuvres de ces auteurs enrichissent avant tout le patrimoine littéraire d’expression française.
Alain Mabanckou
Le dernier livre d’Alain Mabanckou,
Black Bazar (Seuil, 2009), a été réédité en poche en février chez Points (264 p., 7 ¤.).
Depuis la fin des années 1990, une nouvelle génération d’écrivains africains francophones a vu le jour. Presque tous vivent en Europe ou aux Etats-Unis, et publient leurs livres en France. Riche, diverse, « déterritorialisée », la littérature incarnée par ces écrivains ne trouve pourtant guère d’échos dans leurs pays d’origine
L’Afrique en toutes lettres
© Le Monde 16/04/10