— Par Yves-Léopold Monthieux —
Dans l’affaire des marchés publics du TCSP dont le jugement est prévu le 4 juillet 2024, le procureur de la République a requis des amendes et des mesures d’inéligibilité à l’encontre de la plupart des contrevenants concernés, élus ou personnels administratifs. Pour l’heure, restons aux mesures d’inéligibilité des élus et à leurs conséquences. S’agissant d’un maire, la sanction d’inéligibilité n’a aucune conséquence pour les autres conseillers municipaux. Tel n’est pas le cas lorsque cette mesure concerne le président du conseil exécutif qui a un statut unique dans le droit français.
En janvier 2016, le mois suivant son élection, puis en avril, alors que le président Alfred Marie-Jeanne avait quelques soucis avec la justice, j’avais publié trois tribunes intitulées : « L’inéligibilité du président de l’exécutif, c’est l’effet guillotine pour les huit autres », « Le jour de l’élection du président du conseil exécutif de la CMT on entre en démocrature ». Puis « Le monstre CTM tend vers ce auquel il semble voué : la paralysie de la Martinique ».
Démocrature. Au cours du fonctionnement normal de la CTM, cette appellation fait écho aux pouvoirs exorbitants du conseil exécutif, à leur incarnation en la personne d’un président tout-puissant, à l’autorité morale de ce président sur la classe politique, la presse et la société civile. Cependant la disposition la plus déstabilisante est d’ordre statutaire. Elle prévoit que le sort des 8 autres membres du conseil exécutif est lié à celui de leur président et que la disparition de ce dernier entraine ipso facto leur propre disparition. C’est bien là l’esprit de l’article 74, qui rappelle le statut des membres du gouvernement français : la démission du Premier ministre entraine celle de tous ses ministres. Sauf que, contrairement à ces derniers, les conseillers exécutifs sont nécessairement choisis parmi des élus et que leur retrait involontaire contrevient à la volonté populaire et à la démocratie. C’est ce qui fait dire que le statut de la CTM n’est pas un statut de type 73, comme les électeurs l’avaient voulu mais, selon le mot de l’ancien président du conseil général, un statut hybride mi-article 73 mi-article 74.
Reste que cette toute-puissance du président de l’exécutif fragilise l’institution. En le sanctionnant, la justice punit également des élus parfaitement étrangers aux faits qui ont justifié son empêchement. Dès lors, l’article L. 7224-7 de la loi du 27 juillet 2011 apparaît comme est une véritable guillotine politique. En effet, il stipule : « En cas de vacance du siège de président du conseil exécutif de Martinique pour quelque cause que ce soit, ses fonctions sont provisoirement exercées par un conseiller exécutif, dans l’ordre de l’élection. Il est procédé à une nouvelle élection du conseil exécutif et de son président dans le délai d’un mois, selon les modalités prévues à l’article L. 7224-2 ». Les autres membres du conseil exécutif, démissionnaires de l’assemblée et définitivement remplacés par des suivants de liste, ne peuvent plus participer au vote et encore moins se porter à nouveau candidats lors de l’élection du nouvel exécutif. Quitter le conseil exécutif c’est quitter la CTM.
Ainsi, par la seule situation du président de l’exécutif, qu’il meure, démissionne ou qu’il soit invalidé par la justice, les autres membres de l’exécutif voient s’interrompre de facto le contrat qu’ils ont passé avec les électeurs. Des carrières politiques s’arrêtent promptement et l’expression « usine à gaz » prend tout son sens. Dans le cas du président Serge Letchimy et ses amis qui sont poursuivis, on peut penser que la décision de justice prenne en compte cette possibilité de cataclysme politique. Par ailleurs, au vu de l’expérience notamment celle de son prédécesseur Alfred Marie-Jeanne et des possibilités de recours qu’offre la justice française, les intéressés devraient terminer leurs mandats sans angoisse excessive.
Quoi qu’il en soit, pour une affaire qui porte préjudice à tant de petites gens, il convient de déplorer cette apparence de force tranquille aux airs de provocation exprimée par les élus pendant le procès. Les comportements nonchalants et les sourires goguenards capturés par la presse dans les couloirs du Palais de Justice ne sont pas de nature à susciter le respect des Martiniquais envers les institutions et les hommes qui les incarnent. A entendre certaines déclarations, tout se passe comme si, en les appelant devant le tribunal, les juges avaient commis un crime de lèse-majesté. Dès lors, on peut craindre qu’une décision de mansuétude ne soit regardée par la population comme un recul face à ces attitudes, ne porte atteinte à l’Etat de droit et n’introduise une pièce de plus dans la machine à déprécier les élus martiniquais.
Fort-de-France, le 07 mai 2024.
Yves-Léopold Monthieux