— Par Janine Bailly —
En ce mois de janvier où le soir tombant nous apporte déjà les échos des tambours qui s’apprêtent au Carnaval, c’est à une relecture des mythes de Martinique que Daniely Francisque nous convie avec bonheur sur la scène de Tropiques-Atrium. Que savons-nous de la Diablesse, qui donc est-elle ? La légende veut qu’elle guette les hommes la nuit afin de les séduire, pour leur plus grand malheur… Elle prend l’apparence d’une femme très belle, hélas pourvue d’un sabot de cheval ou de bouc en place d’un, ou de ses pieds. Selon certains écrits, ce serait sur les plantations la représentation d’une femme blanche, épouse ou fille de maître, et qui prendrait un malin plaisir à attirer les plus beaux esclaves dans ses filets, les destinant ainsi à subir une sévère punition, mort ou disparition inexpliquée.
Ladjablès, femme sauvage incarnée par Rita Ravier, correspond bien à cette image : alors que l’homme Siwo, seul en scène, bavard perroquet écarlate sous son bec d’oiseau, nous joue avec délectation et brio, dans un monologue épicé, son personnage de “macho” conquérant prêt à faire succomber toutes les “femelles” prises dans son sillage, Ladjablès attend, silhouette énigmatique entrevue derrière ce rideau (de perles ?) qui ferme, avec les écrans tendus, le fond et un côté du plateau. Son entrée en scène la pose en rouge apparition silencieuse et hiératique, mais déjà dominatrice, créature superbe à la démarche chaloupée, au visage voilé, femme féline ou déesse toute de sensualité maîtrisée. Elle arpente la scène, l’occupe toute de son corps et de ses feulements fauves. L’homme, au sol parfois, dans sa fatuité ne devine pas de prime abord qu’il se trouve face à un être maléfique, de ceux qui se tiennent au “quatre-chemin”, carrefour des sortilèges. Il connaîtra la peur en découvrant qui elle est, elle l’entraînera au creux des forêts. Ainsi qu’il est maintenant coutume au théâtre, des lieux différents, rues de la ville ou profondeurs inquiétantes du sous-bois, sont projetés sur les écrans, et si certaines images me semblent superflues, celles-ci confèrent à la fable, en même temps qu’elles lui donnent son décor, une plus grande vraisemblance.
La seconde partie inverse les rôles : c’est maintenant Ladjablès qui tire les ficelles, et qui se fait maîtresse du discours, parlé en français ou chanté en créole. Elle qui ordonne. Elle qui explique le pourquoi de ce pied en sabot d’animal d’abord dissimulé sous des guêtres pelucheuses. Elle qui, dans une tirade fougueuse, et bien dans l’air du temps, dit ce que ne doit plus être la femme, ni poupée, ni esclave soumise, ni objet aux mains de l’homme, ni utérus à pénétrer ! Elle enfin qui guide Siwo vers un dénouement non conforme à ce que voudrait la légende, le sommant d’affronter ses fantasmes et ses démons, l’incitant à être autre chose qu’un “porteur de graines” et de boussole dont l’aiguille s’affole au moindre déhanché féminin qui passe !
Des diablesses de la rue on retrouve les costumes traditionnels liés aux différents jours où l’on célèbre Vaval, le noir, le rouge, le blanc, mais magnifiés par des matières, des coupes et des compositions d’une grande originalité, ce qui confère au spectacle sa magie, et une esthétique semblable à celle que déploient par exemple les masques du Carnaval de Venise. Du Carnaval martiniquais on entend aussi, dans le langage choisi, ce mélange de crudité et de poésie si particulier qui peut mener du sublime au grotesque, ces strophes scandées à l’image de certains chanteurs actuels, ces jeux de mots à connotation souvent sexuelle. Cependant, au-delà de la légende antillaise, c’est bien de l’ambiguïté des liens tricotés ou détricotés entre les sexes qu’il est ici question.
Janine Bailly, Fort-de-France, le 20 janvier 2018
Photo Paul Chéneau