–Le Prix Goncourt 2009 pour Trois Femmes puissantes revient avec un roman sur les relations mères-filles–
Elles sont trois femmes. Leurs vies opaques possèdent peu de points de contact. On ne sait pas si elles sont victimes ou bourreaux. Elles sont sans doute les deux puisqu’elles courent en avant sans avoir la force de ne pas regarder en arrière. La culpabilité et la ténacité forment leur terreau commun. Y poussent toujours des êtres de froideur et de pleurs. On les observe ainsi de l’extérieur. Ladivine Sylla s’ennuie dans un sombre rez-de-chaussée du quartier Sainte-Croix de Bordeaux après une existence de dur labeur. Clarisse Rivière coule des jours paisibles auprès d’un mari vendeur de voitures à Langon, en Gironde. Ladivine Berger habite Berlin, où elle enseigne la langue française et s’occupe de ses deux enfants. On les observe ainsi mais elles ne sont pas ainsi. Elles sont unies par les liens du sang sur trois générations.
Mère, fille, petite-fille. La romancière Marie NDiaye raconte leurs liens effilés comme des couteaux de cuisine. Les trois femmes s’y blessent en voulant s’y soustraire. C’est leur sort. Elles sont plus que reliées puisqu’elles sont ligotées. La fresque familiale de Marie NDiaye possède un rare souffle romanesque. On retrouve un univers étrange et réaliste. On marche sur des éclats de verre à la suite de femmes traversant le monde comme des somnambules clairvoyants.
Elle a peur de sa peur
Clarisse Rivière a enterré son enfance. Elle a grandi auprès d’une mère célibataire, une « négresse » et une « servante » aux yeux des autres, dans la brume de la région parisienne. Elle a vite remplacé son ancien prénom (Malinka) par un nouveau prénom (Clarisse). Elle s’est mise en quête de considération sociale. Elle s’est mariée à Richard Rivière. Il travaille dans la nouvelle concession Alfa Romeo de Langon et roule dans une imposante voiture. Clarisse Rivière rend visite en secret à sa mère cachée, Ladivine Sylla, le premier mardi de chaque mois. Les deux femmes s’attablent dans la petite cuisine devant un veau marengo. Le joli visage pâle de la fille se marbre de froideur nerveuse devant l’attitude doucereuse de la mère.
Clarisse Rivière a honte de sa honte et peur de sa peur. Elle aimerait détester celle qu’elle aime et elle aimerait détester celle qui l’aime. Clarisse Rivière a donné naissance à une fille. Elle l’a prénommée comme sa mère cachée : Ladivine. La fille va partir vivre à Berlin à 21 ans et épouser Marko Berger. Deux enfants voient le jour. La famille passe ses étés près des parents de Marko Berger sur un terrain de camping au bord de la Baltique. Ils décident un jour de rompre avec des vacances alcoolisées et lugubres. Le père de Ladivine Berger leur conseille alors une destination inconnue. Marko et Ladivine Berger s’envolent donc, avec leurs deux enfants, pour une contrée éloignée et ensoleillée. L’Afrique, peut-être. Mais Ladivine Berger demeure aussi hantée par la culpabilité.
Sa mère, Clarisse Rivière, a été poignardée à son domicile de Langon. Le procès doit avoir lieu bientôt. Une langue poétique et prosaïque. Le style somptueux de Marie NDiaye charrie des pierres précises. Des lieux nommés, des sommes d’argent, des métiers concrets. On est les deux pieds dans la glaise de la vie quotidienne puis un détail fantastique perce le décor matérialiste. Un grand chien brun se poste comme une sentinelle attentive au carrefour des existences ; une robe en vichy jaune réapparaît de manière bizarre comme la preuve du peu de prise des êtres sur le contrôle des vies ; un garçon mineur tué ressuscite comme la personnification de la mauvaise conscience. La similarité des prénoms jette le trouble dans la mare de l’intrigue. On n’est donc pas si unique que ça. Une Clarisse congédiée après vingt-cinq ans de vie commune est aussitôt remplacée par une autre Clarisse auprès d’un homme. Les grands thèmes de l’auteur sont là : l’étrangeté et l’humiliation. Marie NDiaye reste le grand écrivain de l’angoisse identitaire.
On n’est pas dans son apparence physique et sociale mais la société nous renvoie à notre apparence physique et sociale. S’en sortir, c’est disparaître. Les personnages semblent ainsi flotter entre les lignes de leur vie et flouter les traits de leur visage. La hantise de la famille est, à nouveau, au centre d’une oeuvre aux ailes déployées.
De la haine enrobée d’amour
Marie NDiaye est une lectrice de l’Américaine Joyce Carol Oates. Leurs héroïnes ont en commun une salvatrice dureté intérieure. Les différents hommes et femmes de Ladivine se trouvent reliés par un drame – l’assassinat de Clarisse Rivière à 54 ans – comme un coup de cymbale leur crevant les tympans. L’auteur de Rosie Carpe (prix Femina, 2001) brouille et débrouille les écheveaux de la vie. Elle jette toujours une bouée de secours à ses personnages ambivalents. Ce qu’ils en font, c’est autre chose. Extraordinaire lettre de Lüneburg des parents de Marko Berger à leur fils. Le père et la mère écrivent le contraire de ce qu’ils ressentent.
De la haine enrobée d’amour. La flottante Ladivine Berger – petite-fille de Ladivine Sylla et fille de Clarisse Rivière – a reçu une éducation sans contours fixes. Ça la définit : une bienveillance dangereuse. Elle hante le roman de ses angoisses et de ses incertitudes. Ladivine Berger a écouté son père, s’est rendue dans un pays lointain et ensoleillé, a pénétré dans la forêt. Elle a marché sur les traces de son père puis s’est perdue dans les terres. Seule la vieille et solitaire Ladivine Sylla demeure en vie. Elle n’avait que l’amour pour tenir debout.
Ladivine, Marie NDiaye, Gallimard, 410 p., 22 euros (en librairies le 14 février).
Marie-Laure Delorme –
Le Journal du Dimanche
Lire aussi