— Par Yann Diener psychanalyste —
Dans le film d’Arnaud Desplechin, Trois souvenirs de ma jeunesse, Lacan est présent en filigrane, intégré à la matière même de l’oeuvre.
«Les procès faits ces temps-ci à la psychanalyse sont un mouvement réactionnaire, l’époque est réactionnaire». Ça n’est pas un psychanalyste qui a fait cette déclaration, c’est un cinéaste, en l’occurrence Arnaud Desplechin.
Desplechin affirme que la psychanalyse est pour lui une matière familière. Ce qui se confirme dans son dernier film, Trois souvenirs de ma jeunesse : Jacques Lacan en est un des personnages principaux. Le réalisateur freudophile n’a pas eu besoin de demander à un acteur d’incarner le génial psychanalyste français, d’imiter son phrasé théâtral et de revêtir ses costumes super seventies – difficile d’imiter le Lacan qui crève l’écran dans Télévision, filmé par Benoît Jacquot en 1973 (il y prophétise la montée des exactions déguisées en humanitairerie).
Dans Trois souvenirs de ma jeunesse, Lacan est là en filigrane, intégré à la matière même du film. Il y a déjà la récurrence de cette photo de l’analyste baroque en train de fumer son cigare tordu. Une image qui revient à chaque fois que le héros Paul Dedalus la punaise au-dessus de son bureau dans ses chambres d’étudiant successives. Les cigares de Lacan étaient tordus parce que fabriqués par trois, torsadés, tressés comme le tripode réel, symbolique et imaginaire, tissés ensemble comme les Trois souvenirs, et aussi comme les Trois essais sur la sexualité – le livre de Freud. Desplechin est donc non seulement lacanien, mais aussi borroméen. Du nom du Prince Borromée, qui avait dans ses armoiries ce nœud fait de trois anneaux noués ensemble, mais pas noués deux à deux : quand l’un au moins est coupé, les deux autres se détachent également. Et quand l’imaginaire, le symbolique et le réel se dénouent, ça part en sucette.
Et puis dans sa chambre d’étudiant, Paul Dedalus passe son temps à lire les livres de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, en particulier Les structures élémentaires de la parenté, si important pour la psychanalyse, nécessaire à l’analyse de la structure du mythe d’Œdipe.
Hommage crypté à Solange Faladé
Étudiant en anthropologie, le jeune Dedalus demande au Professeur Béhanzin, spécialiste du Bénin, de l’accepter comme élève. Je pense que le Professeur Béhanzin est une condensation de deux figures : un anthropologue et une psychanalyste. Georges Devereux d’une part (que Desplechin a déjà fait revivre dans Jimmy P., psychothérapie d’un indien des plaines) et Solange Faladé d’autre part. Née au Bénin, venue faire des études de médecine à Paris, Faladé fut l’analysante de Lacan avant de devenir sa confidente, et de participer à la transmission de son enseignement oral (Clinique des névroses, Anthropos, 2003). C’était déjà elle dans Rois et Reine, cette psychanalyste qui enjoint Ismaël/Amalric de sortir de la clinique psychiatrique où il est enfermé pour venir à sa séance à l’heure habituelle. Ce qu’il finit par arriver à faire, accompagné par un infirmier, et ça donne une scène d’analyse réussie comme rarement au cinéma : Ismaël, en pyjama de l’hôpital, assis face à sa psychanalyste, change de voix et raconte un rêve, dans un florissant récit ponctué de hums gourmands et encourageants.
C’est donc magnifiquement habillé en femme Noire que Jacques Lacan apparaît dans les films d’Arnaud Desplechin. Si, comme dit le réalisateur, l’époque est réactionnaire, le linguiste et poète Henri Meschonnic précise qu’elle est réactionnaire-molle, donc plus difficile à saisir (Langage, histoire, une même théorie, Verdier, 2012)….