— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
En Haïti comme dans la plupart des aires francocréolophones et ailleurs, la problématique de la langue maternelle continue de préoccuper nombre d’enseignants, de linguistes et de citoyens attentifs aux liens étroits existant entre la langue maternelle et la transmission des connaissances à l’école. Elle préoccupe également les institutions internationales dont la mission recoupe les champs linguistique et culturel. À travers le monde, la langue maternelle est l’objet d’une mobilisation particulière chaque année.
En effet, en 1999, le 21 février a été déclaré Journée internationale de la langue maternelle par l’UNESCO. « L’initiative de célébrer une Journée internationale de la langue maternelle vient du Bangladesh. Elle a été approuvée à la Conférence générale de l’UNESCO en 1999 et est observée dans le monde entier depuis 2000. (…) La diversité linguistique est de plus en plus menacée à mesure que des langues disparaissent. 40% des habitants de la planète n’ont pas accès à un enseignement dans une langue qu’ils parlent ou qu’ils comprennent. » (Unesco.org : « Journée internationale de la langue maternelle », s.d.) La question de la langue maternelle dans le corps social et dans l’enseignement en particulier est toujours à l’ordre du jour et il importe de bien la situer pour en mesurer les enjeux. En quoi consiste la langue maternelle ?
L’expression « langue maternelle », traduction du latin médiéval « lingua materna » désignant un parler « vulgaire », est apparue en Europe à partir du IXe siècle, par opposition à la « langue savante » de l’époque (le latin). « La langue maternelle désigne la première langue qu’un enfant apprend. Dans certains cas, lorsque l’enfant est éduqué par des parents ou des personnes parlant des langues différentes, il peut acquérir ces langues simultanément, chacune pouvant être considérée comme une langue maternelle. Il sera peut-être alors en situation de bilinguisme. Dans les domaines de la linguistique et de l’éducation, les termes de langue maternelle et de langue natale sont souvent utilisés sans distinction. La langue natale peut être définie comme « le premier moyen d’expression acquis pendant l’enfance, par lequel l’enfant se socialise –elle est l’expression d’une identité, la langue maternelle étant principalement « inscrite sous le signe d’une fidélité à une tradition particulière, et est l’expression d’une culture » (Dictionnaire Sanagent). Dans les documents usuels portant sur la définition de la langue maternelle, il est également question de « langue native » : « La langue maternelle dite aussi langue native ou langue première (versus langue étrangère) est la première langue apprise à la personne dans la petite enfance, autrement dit, c’est la langue qui est parlée à l’enfant à la maison même avant qu’il apprenne à parler. Il s’agit de la langue que l’enfant comprend avant de commencer l’école. Par ailleurs, la langue maternelle est celle qui est parlée par les natifs du pays où la personne habite. La langue maternelle est surtout celle que l’individu assimile et comprend mieux, au sens d’une valorisation subjective qu’il fait par rapport aux langues qu’il connait. Il s’agit aussi de la langue acquise de manière tout à fait naturelle par le biais de l’interaction avec l’entourage immédiat, sans intervention pédagogique et sans une réflexion linguistique consciente. » (lesdefinitions.fr). Ces définitions usuelles de la langue maternelle sont-elles prises en compte par ceux qui en Haïti s’intéressent au créole, langue maternelle, notamment dans le système éducatif national et également par ceux qui entendent le défendre et travailler à sa valorisation ?
Dans le cas d’Haïti –où la Constitution de 1987 consigne la coofficialité du français et du créole, sans établir de hiérarchisation entre ces deux langues–, il est avéré que le créole est la langue maternelle de la majorité de la population. En ce qui a trait au français, on notera qu’aucune institution nationale n’a jusqu’ici publié de données d’enquête démolinguistique sur le français langue maternelle d’un nombre indéterminé de familles haïtiennes depuis l’Indépendance de 1804. De nos jours c’est à travers l’École haïtienne, pour l’essentiel, que les locuteurs créolophones apprennent majoritairement le français, langue seconde au pays. La linguiste Dominique Fattier –auteure en 1998 d’une monumentale thèse de doctorat, « Contribution à l’étude de la genèse d’un créole – L’Atlas linguistique d’Haïti, cartes et commentaires », vol. 1 à 6, Département de Lettres modernes de l’Université de Cergy-Pontoise–, rappelle que « Selon l’évaluation communiquée par [Yves] Dejean 2011, seule une minorité de la population est reconnue comme bilingue (créole-français), ‘c’est à dire comprenant et parlant couramment le français’ : 300.000 personnes environ constitue une estimation vraisemblable. Le contact avec le français ne constitue une expérience dominante, quotidienne que pour cette seule minorité. » (Dominique Fattier : « Le français en Haïti, le français d’Haïti – Du XVIIe siècle à nos jours », Journal of Language Contact, vol. 7 no 1, mars 2014). Faut-il le souligner ? : cette « évaluation » de Yves Dejean ne repose sur aucune donnée d’enquête connue qu’il aurait menée et semble plutôt relever de ses présupposés idéologiques et subjectifs… Pour sa part, l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) –citant le « Rapport sur le développement humain (PNUD, 2010) » et le « World Population Prospects The 2008 Revision » (Division des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2008)–, estimait en 2010 le nombre de locuteurs du français en Haïti à 4 279 000 personnes sur un total de 10 188 000 habitants. Les statistiques de l’OIF et du PNUD doivent cependant être considérées avec prudence car nous ne sommes pas informés de la méthodologie utilisée pour les établir et, faut-il le répéter, ni l’Institut haïtien de statistiques (IHS) ni aucune autre institution haïtienne n’a conduit des enquêtes de terrain d’envergure nationale sur les profils qu’illustrent les statistiques fournies par ces institutions internationales.
Quoi qu’il en soit, pour notre propos, ce qu’il faut surtout retenir de la configuration de la situation linguistique d’Haïti, c’est que ce sont nos deux langues officielles reconnues comme tel par la Constitution de 1987 qui doivent simultanément être aménagées ; que la minorisation institutionnelle du créole, langue maternelle de la majorité de la population, est avérée dans l’Administration publique et dans le système éducatif ; et que ce sont les droits linguistiques de l’ensemble de la population (unilingues créolophones et bilingues créole-français) qui doivent être portés par la future politique linguistique de l’État. À l’approche de la Journée internationale de la langue maternelle le 21 février prochain, il y a lieu de se demander s’il existe une pensée linguistique, une approche linguistique du créole langue maternelle à l’Académie du créole haïtien (Akademi kreyòl ayisyen, AKA). Et si tel est le cas, de quelle façon cette présumée pensée linguistique, cette éventuelle approche linguistique du créole langue maternelle commande-t-elle la vision et l’action de l’AKA ?
L’une des premières choses qu’une observation attentive révèle, c’est qu’il n’existe aucune étude linguistique, aucune enquête de terrain, aucun livre sur le créole, langue maternelle, qui soit le fait de l’Académie créole depuis sa création prématurée en 2014. En une sorte de paradoxe « à l’haïtienne », cette micro-structure n’a jusqu’ici produit aucun document de référence portant sur l’analyse, la description et l’enseignement du créole langue maternelle, exception faite de la première résolution sur l’orthographe du créole haïtien datée de juin 2017. Il se trouve que cette résolution sur l’orthographe du créole a été contestée au sein même de l’Académie créole et en externe. Ainsi, dans un virulent réquisitoire paru sur le site Potomitan le 17 février 2018, « Lèt tou louvri pou akademisyen nan Akademi kreyòl ayisyen », le linguiste Michel Degraff, membre fondateur de l’AKA et ex-responsable de la « Commission scientifique » de l’Académie du créole haïtien, s’insurge contre l’« entèdiksyon kont fòm kout nan premye vèsyon bilten Aka (oktòb 2016) selon desizyon inilateral pastè Pauris Jean-Baptiste (prezidan AKA) ». À propos des rectifications orthographiques proposées par l’Académie du créole haïtien, le linguiste Lemète Zéphyr, professeur à la Faculté de linguistique appliquée et à l’École normale supérieure, émet de fortes réserves quant à la résolution de l’AKA sur l’orthographe du créole haïtien. Il rappelle que « la majorité des propositions faites par l’Akademi kreyòl ayisyen ne présentent rien de nouveau dans la mesure où elles étaient déjà appliquées dans les pratiques rédactionnelles en créole haïtien des professionnels de niveau avancé. M. Zéphyr, après analyse des différentes dispositions prises par les académiciens haïtiens, a répertorié au moins quatre principales lacunes au sein de la première résolution de l’AKA. Il s’agit selon le didacticien de faiblesses stylistiques, sociolinguistiques, logiques et phonologiques. » (« Lemète Zéphyr dénonce les lacunes de la résolution de l’Aka sur l’orthographe du créole », Montray kreyòl, 19 juin 2017.) De son côté, le linguiste Renauld Govain, doyen de la Faculté de linguistique appliquée, dans son article « Konprann ‘’Premye rezolisyon sou òtograf lang kreyòl ayisyen’’ an » (AlterPresse, 28 juin 2017), analyse les grandes lacunes de cette « Première résolution ». Parmi elles il précise, entre autres, que l’Académie créole confond orthographe, alphabet et graphie : « Rezolisyon an manke jistès nan chwa tèminolojik li yo. Sanble li konfonn òtograf, alfabè, grafi yon pa, epi yon lòt pa, li konpòte tèt li tankou yon trete òtograf, jan nou kapab verifye sa nan dispozisyon 2, 4, 5, 8, 9. » Une Académie qui « confond orthographe, alphabet et graphie » est-elle en mesure de fournir une réflexion linguistique de fond, crédible et rassembleuse, sur le créole langue maternelle ?
Il serait hasardeux de soutenir que l’Akademi kreyòl ayisyen est porteuse d’une véritable pensée linguistique clairement formulée dans un texte fondateur adossé aux sciences du langage et traitant en particulier du créole langue maternelle. Nous sommes en présence d’une Académie « créole » qui semble incapable de réfléchir sur la langue maternelle créole et qui, de ce fait, ne propose aucune réflexion linguistique de fond sur le créole langue maternelle. L’AKA comprend en son sein très peu de linguistes (et, sauf une exception, aucun écrivain majeur de la littérature haïtienne contemporaine) et, sur son site officiel, les publications qu’elle présente ne traitent pas de manière spécifique du créole langue maternelle. Parmi les publications répertoriées sur son site officiel, on aura relevé un bulletin bi-annuel (nos 1 à 6, octobre 2015 – octobre 2019), ainsi que les titres « Alphabet kreyòl ayisyen », « Devlopman dirab ak pwoblèm ki konsène sitoyen », « Liv sou jesyon ris ak dezas », et « Premye rezolisyon sou òtograf lang kreyòl ayisyen ».
La lecture attentive du bulletin de l’Académie créole ne permet pas de savoir quels sont les travaux que sa « Commission scientifique » serait éventuellement en train de mener. On notera toutefois que les bulletins d’octobre 2015 à octobre 2019 ne consignent aucun travail de recherche –en didactique créole, en démolinguistique, en sociolinguistique, en jurilinguistique notamment–, ciblant de manière spécifique le créole langue maternelle. Ce qui s’apparente donc à des bribes d’une « pensée linguistique » à l’Académie créole, et relevant en particulier de la réflexion sur le créole langue maternelle, se trouve disséminé dans des fragments d’articles parus sur le site officiel de l’AKA ou à travers quelques journaux haïtiens. Ainsi, dans son bulletin d’octobre 2015, l’Académie créole, sans avoir produit d’études scientifiques sur le créole langue maternelle, prétend être la… « principale référence pour le développement de la recherche scientifique sur le créole » : « Akademi kreyòl ayisyen se prensipal referans pou devlopman rechèch syantifik sou lang kreyòl la. Li dwe ankouraje tout moun k ap travay sou lang kreyòl la ak espesyalis nan tout domèn k ap pwodui ladan l. » (Bilten Akademi kreyòl ayisyen, nimewo 1, 1e oktòb 2015.) Avec cette profession de foi volontariste, l’Académie créole s’enfonce sans états d’âme dans la fausse représentation et la démagogie, induisant dès lors en erreur le mince public qu’elle rejoint dans ses activités rituelles. Dans le même no 1 de son bulletin, elle récidive, se croyant la « principale référence pour le développement de la recherche scientifique sur le créole », lorsqu’elle prétend devoir et pouvoir donner « aux résultats des recherches [sans doute menées ailleurs] la reconnaissance publique » pour laquelle elle ne dispose pourtant pas de la légitimité intellectuelle et professionnelle que des travaux scientifiques, s’ils avaient été menés en son sein ou sous sa direction, aurait pu avoir. L’on comprend ainsi que l’Académie créole, ne disposant pas de l’infrastructure et des ressources professionnelles pour conduire des recherches linguistiques sur le créole langue maternelle – notamment en didactique créole, en démolinguistique, en sociolinguistique et en juridilinguistique–, se croit autorisée à donner des « recommandations » et « consultations techniques » tous azimuts de nature linguistique. Elle le consigne sur son site en toutes lettres : « (b) Fè rekòmandasyon sou ankèt ak travay ki dwe fèt sou Iang kreyòl la tankou envantè, diksyonè, travay sou sentaks, tèminoloji, leksik, fonoloji, regleman sou òtograf ak lòt zouti enpòtan pou lang nan ; (c) Bay konsiltasyon teknik sou pwodiksyon k ap fèt nan lang nan. (d) Bay rekòmandasyon ki nesesè sou jan pou yo sèvi ak lang kreyòl la, epi sou travay ki dwe fèt pou lang kreyòl la kontinye sèvi popilasyon ayisyen an nan dekouvèt, nan kreyasyon, nan pwodiksyon oral oswa ekri. » (Bilten Akademi kreyòl ayisyen, nimewo 1, 1e oktòb 2015)
S’il est un domaine où l’Akademi kreyòl ayisyen n’est pas porteuse d’une véritable pensée linguistique clairement formulée dans un texte fondateur adossé aux sciences du langage et traitant en particulier du créole langue maternelle, c’est bien celui de la « didactisation » du créole et de son aménagement dans le système éducatif national (sur la « didactisation » du créole, voir notre article « Aménagement et « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien : pistes de réflexion », Le National, 24 janvier 2020). Depuis sa création prématurée en 2014, l’Académie créole n’a mené aucun travail de recherche et n’a produit aucun document de référence public sur la didactique et la « didactisation » du créole langue d’enseignement et langue enseignée, alors même que la « didactisation » du créole constitue l’un des plus grands enjeux de l’aménagement du créole haïtien. L’AKA a certes conclu des accords de coopération, cosmétiques et sans lendemain, notamment avec le ministère de l’Éducation nationale, sur la présence du créole dans les écoles du pays (voir entre autres notre texte « Accord du 8 juillet 2015 – Du défaut originel de vision à l’Académie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale », 15 juillet 2015). Et s’il est juste de relever que le terme « didactique créole » figure parfois dans le bulletin de l’AKA, c’est plutôt pour annoncer une activité et non pas pour présenter une analyse linguistique consignée dans un document de référence et traitant de la modélisation/« didactisation » du créole langue maternelle. Il en est ainsi d’une activité annoncée en ces termes : « (…) vandredi 26 oktòb 2018, soti 9è nan maten rive 4è nan aprèmidi, AKA te envite plis pase yon santèn pwofesè nan Lekòl nasyonal Pon Goden pou te vin suiv fòmasyon sila a ki te dewoule sou tèm “Didaktik kreyòl, lang matènèl” ». (Akademi kreyòl, bilten no 6, oktòb 2019). Cette annonce illustre combien l’Akademi kreyòl ayisyen, qui n’ignore pas la question de la didactique en général, ne fait pas le lien avec une véritable pensée linguistique clairement formulée dans un texte fondateur adossé aux sciences du langage et ciblant le créole langue maternelle : les enseignants conviés à une formation en « didactique créole » ont certes reçu du matériel pédagogique, toutefois l’on ne sait pas selon quelle méthodologie cette formation a été dispensée. Parmi les formateurs figuraient deux enseignants de la Faculté de linguistique appliquée, mais le bulletin de l’AKA ne nous renseigne pas sur leur formation spécifique en didactique créole.
Les lacunes, lourdes et systémiques, de l’Akademi kreyòl ayisyen en ce qui a trait à l’étude du créole langue maternelle et à la production de travaux scientifiques sur cette langue doivent aussi être comprises en regard de l’ambiguïté de l’article 213 de la Constitution de 1987, ambiguïté signalée entre autres par le linguiste Renauld Govain. Celui-ci note, en effet, que « L’article 213 de la Constitution de 1987 précise qu’« Une Académie haïtienne est instituée en vue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux ». Mais sur un plan linguistique, j’avoue que je ne sais pas ce que veut dire « fixer une langue ». Si on prend le verbe « fixer » comme un calque de l’anglais (to fix = réparer), on pourrait comprendre que la langue souffre de quelques « fractures » qui entraveraient son développement et que l’Académie viendrait donc lui rendre son unicité. Aussi, le terme de « développement harmonieux de la langue » est imprécis. Par rapport à quoi doit-on envisager cette harmonie ? En fait, dans le contexte post-1986 haïtien marqué par l’effervescence des revendications identitaires, le créole s’est vu bénéficier de regards on ne peut plus valorisants. Et cet article 213 de la Constitution promulguée un an après la chute des Duvalier est le résultat de cette effervescence de bonnes âmes haïtiennes soucieuses de voir leur langue se hisser le plus haut possible, sur un pied d’égalité avec le français, par exemple, avec lequel il a toujours partagé la communauté. Mais ces objectifs sont peu ambitieux et relèvent davantage du militantisme. Ce qui manque surtout à la langue [créole] à l’heure actuelle est sa capacité à exprimer la science et la technique. » (« L’âme haïtienne est construite dans l’imaginaire du créole » – Entretien de Caroline Trouillet avec Renauld Govain, Africultures, 17 novembre 2014).
L’information consignée sur le site de l’Académie créole ne confirme à aucun moment que cette micro-structure accompagne la production de matériel didactique en créole ou qu’elle soit outillée pour promouvoir et travailler à la « didactisation » du créole langue maternelle, ou qu’elle dispose d’une quelconque compétence et légitimité pour assurer la standardisation et la normalisation linguistique du matériel didactique en créole. Alors même que son impact et son rayonnement sur la société haïtienne sont quasiment nuls selon les observateurs les plus objectifs, l’Académie créole est loin de faire l’unanimité chez les enseignants et chez les intellectuels haïtiens intéressés par la problématique de la langue maternelle créole et qui s’interrogent sur le rôle de l’Académie créole. Sur ce point précis, la position critique du linguiste Yves Dejean est peu connue sinon volontairement détournée ou occultée : « Yves Déjean a passé toute sa vie à travailler pour une créolisation du système éducatif haïtien, rappelle le linguiste Lemète Zéphir. En dépit de son engagement pour un enseignement en créole, Yves Déjean n’approuvait pas l’idée d’une Académie créole parce que celle-ci ne permettrait en rien l’évolution d’une langue, poursuit-il. Il a même écrit un article intitulé « Il faut barrer la route à une Académie créole », afin de critiquer l’établissement de cette institution, indique Lemète Zéphir. (Voir l’article « Yves Déjean, un grand défenseur de la langue créole, selon des linguistes haïtiens », AlterPresse, 4 avril 2018.) Yves Dejean est également l’auteur de l’article critique « Réflexions sur un projet d’Académie du créole haïtien » reproduit dans la revue Do-Kre-I-S, p. 156-160, Port-au-Prince, s.d. [2018 ?].
Il faut prendre toute la mesure que l’Akademi kreyòl ayisyen n’est pas porteuse d’une véritable pensée linguistique clairement formulée dans un texte fondateur adossé aux sciences du langage et traitant en particulier du créole langue maternelle. Cela l’a conduit à des errements théoriques et programmatiques –par exemple, les enfants auraient des « droits linguistiques » particuliers–, tout en confortant son incapacité à situer la question des droits linguistiques au cœur de la problématique de la langue maternelle créole (voir là-dessus nos articles « Les « droits linguistiques des enfants » en Haïti : mal-vision et aberration conceptuelle à l’Akademi kreyòl ayisyen », 20 septembre 2016, et « Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti », Le National, 7 novembre 2019). Et c’est encore le rachitisme de la « pensée linguistique » de l’Académie du créole haïtien qui la porte à confondre slogans militants et vision linguistique, rituels cycliques ou annuels et valorisation du créole, loin d’une véritable politique d’État d’aménagement simultané de nos deux langues officielles, le créole et le français. La méconnaissance de la complexité de la situation linguistique d’Haïti et de la problématique de la langue maternelle créole est porteuse d’un lourd déficit de vision et draine des échecs dommageables à court et à long terme. Cette méconnaissance conduit à une « essentialisation » de la langue maternelle créole au sens où l’identité haïtienne est réduite à cette langue, à une posture (…) « qui consiste à hypostasier la langue, à en faire une essence, à y voir un objet allant de soi. Qu’elle fonctionne comme emblème ou stigmate, la langue est vue dans son unité, et non dans sa diversité, dans son irréductible spécificité, et non dans sa généricité. » (« La conception essentialiste du français et ses conséquences – Réflexions polémiques », par Jean-Marie Klinkenberg : Revue belge de philologie et d’histoire, « Langues et littératures modernes », 2001.) Pire : cette méconnaissance induit des dérives, comme celle portée par la plupart des membres de l’AKA qui veulent faire du créole la seule langue officielle du pays en excluant le français, contrairement à l’article 5 de la Constitution de 1987 (voir, là-dessus, notre article « Le créole, « seule langue officielle d’Haïti » : retour sur l’illusion chimérique de Gérard-Marie Tardieu », Le National, 2 octobre 2019). L’Académie du créole haïtien s’est révélée jusqu’ici incapable de dépasser le slogan « bay kreyòl la jarèt », horizon réducteur et idéologie unilinguiste frileuse conforme à la réalité que l’AKA ne dispose d’aucun mandat d’aménagement simultané de nos deux langues officielles, le créole et le français (voir là-dessus notre article « Maigre bilan de l’Académie du créole haïtien (2014-2019) : les leçons d’une dérive prévisible », Le National, 5 avril 2019).
Montréal, le 12 février 2020
— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —