« La voix humaine »: d’une distanciation l’autre

 

— Par Roland Sabra —

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« C’est l’extrême sensibilité qui fait les médiocres acteurs; c’est la sensibilité médiocre qui fait la multitude des mauvais acteurs; et c’est le manque absolu de sensibilité qui prépare les acteurs sublimes. » (Diderot, Paradoxe sur le comédien (1773-1780))

A qui se demanderait quelle mouche a donc piqué Michèle Césaire pour nous présenter au Théâtre Aimé Césaire de Fort-de-France, les 14, 15 et 16 novembre 2013, au beau milieu d’une programmation essentiellement consacrée cette année à Bertholt Brecht une pièce de Jean Cocteau, on aurait beau jeu de répondre que si 2013 est l’année ou l’on commémore le centenaire de la naissance d’Aimé Césaire et d’Albert Camus, elle est aussi l’année du tricentenaire de la naissance de Denis Diderot. Si vous n’êtes pas plus avancé dans l’interrogation, si vous vous étonnez du rapprochement entre l’encyclopédiste du dix-huitième siècle, emprisonné pour avoir affronter les pouvoirs institués de son époque et le poète un tantinet mondain soupçonné de collaboration avec les troupes allemandes durant la Seconde guerre Mondiale c’est que vous n’avez pas vu la performance de Nicole Dogué dans « La voix humaine » mise en scène par Marja-Leena Junker. Mais encore ? Direz-vous !

 Si l’on attribue volontiers la notion de distanciation théâtrale à Bertholt Brecht on oublie souvent que Denis Diderot dans un ouvrage posthume ( 1830) intitulé « Le paradoxe sur le comédien » oppose deux jeux d’acteurs. Celui d’émotion et celui d’intelligence. Celui qui consiste à ressentir ce qui est joué et celui qui repose sur la mimesis, sur le fait de jouer sans ressentir. « Le socque ou le cothurne déposé, sa voix est éteinte, il [le comédien] éprouve une extrême fatigue, il va changer de linge ou se coucher ; mais il ne lui reste ni trouble, ni douleur, ni mélancolie, ni affaissement d’âme. C’est vous qui remportez toutes ces impressions. L’acteur est las, et vous tristes ; c’est qu’il s’est démené sans rien sentir, et que vous avez senti sans vous démener. S’il en était autrement, la condition du comédien serait la plus malheureuse des conditions ; mais il n’est pas le personnage, il le joue et le joue si bien que vous le prenez pour tel : l’illusion n’est que pour vous ; il sait bien, lui, qu’il ne l’est pas. » ( Paradoxe sur le comédien (1773-1780))

Cette capacité à rire sans être gai, à pleureur sans être triste, cette distanciation opposée à l’identification, va permettre au comédien de travailler sans cesse et de perfectionner son rôle.

C’est l’admirable démonstration que Nicole Dogué et sa metteure en scène nous offrent dans « La Voix humaine ». L’argument est d’une terrible banalité (antillaise?, Pas seulement!) : une femme attend l’appel téléphonique de son amant qui la quitte pour en épouser une autre. La sonnerie retentit, et après d’inévitables quiproquos avec la « dame du téléphone », nous sommes en 1930, un long et poignant monologue s’engage. Nicole Dogué, sur le bleu d’une estrade serrant sur sa poitrine un oreiller blanc, dans un vêtement d’intérieur rouge nous fait ressentir toutes les émotions de la passion d’une femme qui cherche à garder sa dignité alors qu’elle est ravagée par la douleur d’une séparation qui la déchire et dont elle s’interdit d’espérer qu’elle ne soit pas définitive. Faut-il sauver la face pour permettre à celui qui vous quitte de partir le coeur plus léger? Quelle abnégation faut-il avoir pour s’effacer, pour céder la place et retourner contre soi la violence qui vous assaille? La négation de ce que l’on est permettra-t-elle à l’autre de maintenir sous une forme ou sous une autre, la plus mince soit-elle, la relation? Le lien est-il en lui-même plus important que ce qu’il recouvre et comment faire  taire cette « voix qui crie dans le désêtre » ?

Nicole Dogué nous présente, la tristesse, la colère, la rage, la tension que nous éprouvons devant l’inéluctable rupture. Elle nous fait croire aux mensonges de l’amant et nous fait pardonner sa lâcheté plus inquiet, qu’il semble être, des qu’en dira-t-on de la vaine tentative de suicide qu’elle lui raconte que de l’acte lui-même.

 Ce n’est qu’une fois le rideau tombé que le spectateur réalise que Nicole Dogué l’a pris par la main pour lui raconter une histoire plus vraie que nature. Quand sous les applaudissements nourris et tout à fait justifiés elle revient saluer, tout sourire, avec dix ans de moins sur le visage, guillerette, ravie du tour qu’elle vient de jouer, le spectateur réalise heureux qu’il a été manipulé. Comme quoi s’il existe bien distanciation brechtienne, il en est aussi une autre, tout a fait différente, qui a pour but, elle, de fabriquer cette illusion théâtrale dont l’auteur de « La vie de Galilée« , n’avait de cesse de nous inviter à nous déprendre. Le travail de Nicole Dogué illustre à merveille la thèse de Diderot. Une autre leçon de théâtre en quelque sorte offerte par le Théâtre Aimé Césaire de Fort-de-France.