— Par Roland Sabra —
Notre monde est sexué et nous n’en sommes pas encore revenus! La sexuation est sans doute la régularité la plus constante qu’ait pu observer notre espèce depuis les débuts de l’hominisation. Cette reproduction sexuée, l’existence d’un principe mâle et d’un principe femelle, concerne l’essentiel des espèces animales. Pour autant cette différence n’induit pas d’elle-même une inégalité, pour cela il faut passer par une symbolisation, par un marquage langagier, pour qu’elle se traduise en rapport de domination. La symbolisation est une mise à distance du réel, une transformation sur laquelle va s’étayer un rapport de pouvoir. La nomination permet d’évoquer la chose sans avoir à la convoquer. Le nom tue la chose, comme l’écrivent les linguistes. Il va s’agir de montrer comment à partir d’une position vécue comme inférieure vis à vis des femmes, les hommes vont produire un agencement social et politique qui va masquer ce réel pour asseoir une tentative plus ou moins réussie de maîtrise du corps des femmes. Mais le réel est impossible à symboliser totalement, totalitairement. Il échappe, il fait retour, avec violence, et ce d’autant plus que les sujets de la langue éprouvent des difficultés dans leur rapports avec le registre du symbolique, ce qui semble être un fait de structure pour les hommes martiniquais. Par fait de structure il faut entendre modèle identificatoire proposé aux hommes martiniquais en sachant premièrement qu’il n’y a pas de déterminisme absolu du sujet et deuxièmement que ce modèle est en lui-même suffisamment composite pour qu’il offre des marges de liberté aux acteurs.
La faiblesse des hommes :
Les démographes le disent ils vivent moins longtemps que les femmes, la surmortalité les frappe à toutes les tranches d’âges. La mort subite du nourrisson touche prioritairement les garçons. Les conduites addictives, suicidaires sont des conduites masculines. Dame nature le sait bien elle qui fait naître 102 garçons pour 100 filles. Pour compenser.
Les généticiens expliquent qu’il sera plus compliqué et plus long de « fabriquer » une femme que de fabriquer un homme animal assez fruste somme toute.. La production d’une homme est perçue comme un arrêt dans un process dont l’achèvement ultime est de faire une femme. Le bon sens populaire ne le dit pas autrement en affirmant qu’avant de faire un chef d’oeuvre il faut faire un brouillon!
Les pédagogues constatent que les filles réussissent mieux leurs études que les garçons. En France comme en Martinique les diplômés sont des diplômées. A tel point que Le Monde de l’Éducation titrait il y a quelque temps « Sauvez les garçons »
Les muséographes, les musicologues, les libraires et bien d’autres spécialistes des affaires culturelles le constatent: elles s’intéressent à la culture bien plus que les hommes. (Bulletin du dvpt culturel n°147 de Mai 2005).
Les anthropologues le repèrent, les premières sociétés étaient des sociétés matrilinéaires, parce que seules les femmes peuvent dire avec certitude celui-ci, celle-ci est mon fils, ma fille. Pour les hommes il s’agit d’un acte de foi. Une expérience du corps, immédiate d’un côté, un rapport médiatisé par la parole de l’autre. Il n’existe pas de société matriarcale, la filiation matrilinéaire pour être attestée n’a pas besoin de s’adosser à un pouvoir. Pour les hommes il n’en va pas de même. Pour Engels le passage au patriarcat sera la défaite historique des femmes
La révolution technique de l’araire qui va marquer le passage d’une agriculture du bâton à fouir, essentiellement féminine comme on en trouvait encore au début du XX éme siècle en Haute Égypte à une agriculture masculine qui tire ce lointain ancêtre de la charrue, va permettre les premiers greniers à grains, les premières accumulation de richesses dont il va falloir assurer la transmission à ses vrais enfants. Les hommes vont vouloir contrôler le corps des femmes pour s’assurer de leur descendance. On notera, et ce n’est pas anodin, que cette prise de pouvoir masculine s’accompagne des premières guerres organisées inter-tribales. Comme si les femmes étaient du côté de la vie et les hommes du côté de la mort.
Les sexologues l’attestent la capacité de jouissance des femmes est bien plus grande que celle des hommes. Les orgasmes multiples sont fréquents chez les femmes alors que chez les hommes à la longue il y a comme une usure. Il faut un temps pour récupérer. Chez certaines tribus africaines les hommes sont tellement conscients de cette réalité en leur défaveur qu’ils mettent en oeuvre des pratiques qui vont ôter aux femmes cette surcapacité sexuelle . Pouvoir des hommes qui s’inscrit avec un alphabet de lettres de feu sur le corps des femmes : l’excision. Ces hommes disent des femmes non excisées qu’elles sont « over-sexued », sur-sexuées, autrement dit des salopes, des putains. Une autre version explique qu’il s’agit d’enlever la partie masculine de la femme en procédant au rasoir à l’ablation du clitoris. Une femme honnête n’a pas de plaisir? En tout cas il y a là une reconnaissance que les femmes ont cette capacité étonnante de faire du même ( du féminin) à partir de l’identique ( le féminin) mais aussi de l’autre ( du masculin). A quoi servent donc les hommes? Un peu plus au nord du continent africain Aristote soucieux de préserver les intérêts des hommes dira qu’un rapport sexuel réussi est celui qui permet d’imposer du masculin au féminin, en d’autres termes de faire un fils et surtout pas une fille.
Le juif religieux à la première prière du matin remercie Dieu ne ne pas l’avoir fait femme et de lui éviter ainsi d’avoir assumer la lourde tâche de la socialisation familiale et de lui permettre par là-même de consacrer sa vie à l’étude de la Thora.
En Chine jusqu’à la fin du 20eme siècle chez le Na, tribu du plateau himalayen les hommes ne sont considérés qu’au titre d’arroseur de la plante, de l’enfant qui vient au ventre des femmes. Elles reçoivent la nuit venue, des visiteurs furtifs qui doivent s’échapper au petit jour et avec lesquels il serait de très mauvais goût de lier des relations durables. Les mots père papa n’existent pas dans la langue des Na. On n’est pas loin de la parthénogenèse. A quoi servent donc les hommes?
O, l’a bien compris pour les hommes il leur faut justifier de leur existence dans l’ordre symbolique. Alors que les premiers dieux de l’humanité sont des dieux féminins figurant la fécondité, l’abondance, aux larges cuisses, aux larges hanches, aux formes rebondies, à une époque où le point de vue des Na de Chine est le point de vue commun de l’humanité, la révolution du néo-lithique va introduire l’existence des dieux masculins dont l’apogée sera le triomphe du monothéisme, sublime justification idéologique dune pratique sociale de domination du père au sein de la famille.
D’une part l’humanité a connu d’autre formes d’organisations sociales que celles qui s’articulent autour du patriarcat et par conséquent d’autres types de rapports entre les hommes et les femmes. D’autre part les hommes semblent contraints de justifier leur présence, leur existence auprès des femmes du fait de non immédiateté de leur rapport à leur progéniture. Ce qu’ils font en occupant l’espace du symbolique dans l’espoir d’y contraindre le réel. Les hommes, s’ils ne veulent être réduits au rôle de couillon au sens étymologique du terme, n’ont donc de possibilité d’être que par l’intermédiaire de la violence symbolique qu’ils exercent à l’égard des femmes, d’un forçage du réel par la symbolisation. Quand la violence ne peut être symbolique elle fait retour plus fortement encore dans le réel. Ce qui nous ramène directement en Martinique.
La famille martiniquaise
Monsieur Édouard Glissant décrit la famille martiniquaise première comme une rencontre entre, un refus, une « antifamille » née du traumatisme de l’esclavage et de traces africaines, dont les caractéristiques sont « famille investissement( pour le profit du maître). Désir de mort et meurtre de l’enfant par la mère. Condition de la femme : génitrice. Condition de l’homme :étalon Condition de la famille : la vie au dehors ». La trace des traditions africaines survivantes au régime esclavagiste vont se heurter aux formes occidentalisées de la famille largement propagées par l’église. Oedipianisation importée et qui surdétermine les oppositions issues des rapports maître-esclave. Ces symbolisations contradictoires déchirent le tissu familial et ont pour résultat le plus manifeste et le « plus généralisé » « un sentiment d’irresponsabilité dans l’organisation de la structure familiale. » « Les pratiques d’irresponsabilisation des hommes » conduisent ces derniers à s’installer dans un « non-être » « sans dynamique de dépassement ». De ce premier constat un peu déprimant Monsieur Edouard Glissant place quelque espoir d’une révolution « véritable » « multi-relationnelle », qu’il appelle de ses voeux et possible pour peu que les Martiniquais prennent d’abord conscience collectivement de cet état pour rebondir ensuite.
Toujours est-il que monte sans cesse la plainte sur la « démission des hommes martiniquais, leur penchant pour la « drive », leur passion pour le marronage sexuel, leur inouïe complaisance pour le rôle de géniteur et leur absence quasi totale dans la fonction paternelle. Tout juste joueraient ils aux petits maîtres immatures avec leur compagnes, qui par ailleurs s’en accommoderaient bien plus qu’elles ne veulent le dire. Il est donc temps de questionner ce tableau si peu flatteur.
Pourquoi les hommes martiniquais sont-ils si peu père?
Il faut partir du constat souvent vérifié que la famille martiniquaise se construit autour de la trinité suivante : la grand-mère, sa fille et les enfants de cette fille. L’existence de cette trinité qui n’est pas une triangulation est le garde-fou, c’est le cas de le dire, à la psychose. La mère fait don de son premier enfant à sa propre mère et formule par là-même qu’elle n’est pas toute pour son enfant et qu’il n’est pas tout dans son désir à elle. Un tiers existe. C’est par ce don de l’enfant, au moment (!) où elle renonce à la maternité qu’elle devient femme. La virilité d’un homme ne sera véritablement attestée que par son aptitude à engrosser une femme, son potentiel à être géniteur et non pas père puisque cette place n’est pas dans la trinité ci-dessus évoquée. Si on peut retrouver là des traces du système esclavagiste l’important est ailleurs. La procréation n’est pas le but rechercher , elle n’est que le signe affiché, proclamé sur le corps du socius, de la féminité ou de la masculinité du sujet. La possibilité d’un garçon martiniquais d’accéder au statut d’homme résulterait d’une donation maternelle imaginaire bien sûr, mais à l’efficace non moins réelle, de sa part de virilité à elle. A lui d’en faire la démonstration permanente. « Cok moin derô mare poul zot ».
On voit bien l’inégalité de la situation entre la femme et l’homme. Pour elle l’accès à la maternité et le renoncement qui l’accompagne est la garantie socialement reconnue de son identité sexuelle. Une seule fois suffit. Pour lui c’est l’entrée dans le défilé de la preuve à faire sans cesse de sa virilité, dans une démonstration qui vise à honorer la part de la virilité maternelle dont on lui a fait don. Don qui exige un contre-don sans limite. Sans limite est bien la caractéristique de l’homme martiniquais. L’accès au statut d’homme ne résulte d’aucune séparation, d’aucun renoncement, pour tout dire d’aucune castration. La castration étant le prix à payer pour une reconnaissance symbolique.
L’homme martiniquais est entier, comme on le dit d’un étalon, puisque sa virilité lui a été donnée sans qu’il ait eu à la conquérir, à en payer le prix. « Les hommes venus du froid » sont reconnus comme homme à condition de renoncer à l’objet premier de leur désir. C’est le mythe d’Oedipe. L’objet du désir n’est jamais l’objet perdu, il est toujours autre, toujours inadéquat, toujours décevant. On comprendra que certaines occidentales à la recherche « D’un homme qui ne serait pas du semblant » pour parodier Lacan, ne soient pas insensibles aux charmes de nos pays à leurs tempéraments chauds.. Frantz Fanon dans ses fulgurances avait déjà décrit les implicites d’une telle démarche. Mais ce que l’on cherche, n’est pas ce que l’on a perdu.
Le rapport à la loi
Hélas on ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre même si c’est la laitière qui en l’occurrence intéresse. Cette absence de reconnaissance symbolique se compense d’un besoin de ré-assurance, de ré-investissement permanent dans le réel. Il n’y a que les femmes qui peuvent témoigner de la virilité, de l’identité du sujet. Si ce n’est pas le lieu ici de développer le type de pathologie que produit ce type de montage identificatoire on notera pour mémoire l’existence, semble-t-il récurrente, de dépression et de bouffées délirantes, voire de délires. Mais surtout on s’attardera sur le type de rapport qui s’instaure entre l’homme et la femme à la suite de cette construction identitaire masculine résultant d’un don maternel imaginaire.
L’homme se conduira en petit maître en porte étendard de la phallicité de sa mère. Combien d’hommes martiniquais trentenaires, quadragénaires, géniteurs qui vivent encore tout près ou pas très loin de la maman? Ayant obtenu la virilité sans n’avoir rien versé en contrepartie les exonérera de tout assujettissement à la loi, au respect de la parole donnée, ( « Pawol pa ni koulé ») aux règles contractuelles. Combien de promesses jamais tenues? N’a-t-on jamais vu nos politiciens se réunir, prendre unanimement une décision et rentrer chez eux en ayant tout oublié? Ne sait on rien du rapport à la loi des martiniquais? (« Débouya pa péché »)
L’absence de tiers référent dans la confrontation inter-subjective homme-femme, le déficit d’accès à la symbolisation pour formuler le manque livrera les partenaires à la plus grande violence dans le réel. Il faut dire que ce déficit est la marque d’une extrême dépendance à l’égard des femmes, seules sources de réassurance identitaire pour l’homme. Puisqu’il n’existe que comme témoin délégué de la virilité maternelle toute faille, toute blessure, tout renvoi, tout congé signifié, tourne au drame. L’absence de tiers symbolique conduit à un face à face non médiatisé avec la partenaire. Le créole dit bien la réalité de la relation duelle « Coupé famm’la, batt famm’la, raché famm’la » L’ hyper susceptibilité de l’homme martiniquais est empreinte d’une jalousie hors du commun. Les femmes le savent, la jalousie est d’autant plus grande que le lien entre l’homme et sa mère est fort. Ce lien fusionnel dont la duplication est recherchée dans la relation avec la compagne conduit à l’absence de distance et à ce que la moindre remarque de la femme, surtout si elle a comme on dit la langue bien pendue, prenne vite des proportions démentielles.
La fragile construction identitaire de l’homme s’effondre puisque c’est la totalité de son être qui mise en cause. Il a le sentiment que tout s’écroule, il prend la partie pour le tout , cela s’appelle la faille narcissique. « C’est elle ou moi » Dimension paranoïaque qui ne laisse à l’autre aucune issue. Le déni de la faille et le clivage du sujet sont les seules réponses possibles. « Ce n’est pas vrai je ne cogne pas » « Ce n’est pas moi qui frappe, c’est elle qui est tombée » « C’est toi qui me provoque, c’est toi qui le cherche ». « Ma jalousie, ma violence sont à la hauteur de l’amour que j’éprouve pour toi ». Paroles inacceptables, dépourvues de contenu, seuls les coups comptent.
La violence masculine est à la mesure de la fragilité d’une construction identitaire, produit d’une constellation familiale largement déterminée par la coagulation disparate de traces africaines, de séquelles du régime esclavagiste et l’importation relativement récente d’un modèle nucléaire occidental.
Si l’identité masculine martiniquaise se construit autour de la fonction de géniteur il resterait à s’interroger sur ce qu’il en est de la façon dont nous remplissons ce rôle. Monsieur Edouard Glissant dans « Le discours antillais » résume la chose dans une formule assassine : « Avan i cho i tchuit ». A nuancer sans aucun doute!
Roland Sabra
PS Seuls les faibles d’esprits prendront pour justification ce qui n’est qu’une modeste contribution à une tentative d’explication d’une violence endémique.