— Par Patrice Dalencour —
En me lisant, certains, conditionnés par de vieux réflexes, fulmineront des anathèmes. Je ne m’y arrêterai pas, réservant mon écoute à ceux qui par le poids de leurs arguments pourraient ébranler une position mûrement réfléchie et douloureusement adoptée. Et plus encore, je serai touché par la sincérité des voix qui annonceront joindre l’acte au radicalisme nationaliste verbal, soit en restant sur notre sol avec toute leur famille, soit en organisant des vols charter pour rentrer y vivre ou y mourir solidairement à nos côtés. C’est ce témoignage qu’ont donné des Ukrainiennes et des Ukrainiens regagnant leur patrie pour y combattre l’envahisseur.
Bref, nous approchons de la vingt-quatrième heure, celle qui précède les lendemains qui déchantent. Donc il est grand temps de parler clair et de parler vrai. Grand temps de choisir d’être chair ou poisson. Grand temps, sans fioritures de style, d’assumer le rejet de toute forme de présence militaire étrangère sur notre territoire, en proposant réponse alternative préservant des suites catastrophiques et mortifères, si ce n’est génocidaires et suicidaires, de l’effondrement de l’État haïtien. Mais il est aussi temps, si l’on pense différemment, de se résigner à cette aide militaire et de le dire, même les yeux embués de larmes, tout en prévoyant sa gestion afin de réduire ses effets négatifs et de maximiser les bénéfices possibles de ce « mal nécessaire ». Afin de ne pas manquer, encore une fois une occasion de crever l’abcès pour repartir sur des bases sociales assainies. L’histoire n’a pas pour habitude de repasser les plats !
Pour ma part, j’ai appris, à la rude école du vécu, que l’amour propre n’est pas la dignité, pas plus que la posture nationaliste (pour la photo-souvenir ?) ne se confond avec le patriotisme. Voilà pourquoi je déclare qu’il faut sortir du déni et prendre acte de notre impuissance avérée à nous sortir, par nos seules forces de police et notre embryon d’armée, d’une situation exigeant, selon les experts, une solution militaire, au moins dans son premier volet. Je déclare donc que pour éviter la disparition violente de milliers d’entre nous, Haïtiens de toute catégorie, et empêcher aussi la disparition de la République d’Haïti, nous avons besoin qu’une assistance ou aide militaire soit apportée aux forces nationales de sécurité. Une telle assistance ne se confond pas fatalement avec une occupation étrangère, quoique puissent prétendre les confusionnistes de tout bord. Quant à l’idée de souveraineté nationale, elle n’a pas seulement de sens face aux autres pays. Elle signifie d’abord qu’il ne doit exister nulle puissance supérieure à celle de l’État ou limitant celui-ci dans l’application de la loi sur tout le territoire. Surtout pas la toute-puissance des associations criminelles et des gangs qui, étendant chaque jour leurs fiefs, dépècent l’espace haïtien et s’en disputent les lambeaux. Il faut à l’État haïtien une aide à la reconquête de la souveraineté nationale.
Certes, la pilule est amère. Il est dur et sans doute humiliant, mais pas méprisable pour autant, de solliciter l’aide humanitaire et l’appui militaire de ceux envers qui on éprouve ressentiments et méfiance légitimes. N’avons-nous pas expérimenté maintes fois les limites vite atteintes de leur amitié ? Mais si nous acceptons enfin d’être honnêtes, n’avouerons-nous pas que nous sommes les premiers coupables de notre situation ? N’arriverons-nous pas à tirer les conséquences de ce triste constat ?
Autre fait observé : la détresse de la population haïtienne aux abois trouve peu de relais et guère de caisse de résonance chez ceux qui ont accès aux grands medias internationaux. Et donc, nouvelle question : la non-assistance à peuple en danger deviendrait-elle un sport national, ou international si l’on inclut au nombre des joueurs les équipes réservistes des pays dits amis d’Haïti ? On voit s’affronter sur le « terrain de jeu » les équipes en poste et celles des aspirants au pouvoir, autrement dit, le pseudo gouvernement et les prétendues oppositions, tellement interchangeables dans leurs batailles pour le même os décharné. Tellement interchangeables dans leur insensibilité à la souffrance de leurs concitoyens victimes de « l’insécurité » (mot pudique recouvrant les pires horreurs). Victimes anonymes et mal dénombrées de la faim ou victimes de l’épidémie de choléra et d’autres maladies causées par l’insalubrié régnante.
Ne vient-il pas à l’esprit de ces équipes rivales la possibilité d’une parenthèse à leurs luttes, le temps de trouver ensemble une issue à cette situation d’urgence vitale, le temps de décider ensemble des actions à entreprendre prioritairement pour le sauvetage national, pour qu’existe encore l’objet de leur convoitise ? Cette parenthèse leur permettrait de définir loyalement (est-ce trop demander pour une fois ?), un plan d’action, avec le concours de spécialistes et d’experts d’ici et de là-bas, et des trop silencieux états-majors des FAD’H et de la PNH, corps armés constitutionnellement prévus, et aussi de l’association des anciens militaires, avec les ressources humaines extraterritoriales dont elle dit disposer. Ensemble, ils décideraient de la nature, de la composition, de l’effectif et du mandat de cette assistance militaire. Ils en fixeraient aussi les modalités de coordination et de pilotage. Autrement, qu’on propose au peuple souffrant une autre solution alternative à sa mise à mort par « l’insécurité ». Ce pourrait être d’organiser l’autodéfense armée des quartiers. Mais gare à la création de milices et au passage de la guerre larvée et rampante à la véritable guerre civile.
Puisqu’aujourd’hui le choix est entre le mauvais et le pire, que se taisent au moins les tartufferies héroïques et les références aux aïeux ! C’est parce que nous avons déjà trahi leur projet que nous en sommes là. Qu’on ne parle plus de ce pays comme de « la terre de Dessalines, de Christophe, de Pétion… » Ces glorieux pères fondateurs de l’État haïtien ont droit à toute notre reconnaissance et à toute notre vénération pour nous avoir légué un pays indépendant, avec mission d’en faire une nation juste et prospère à transmettre à nos enfants. Pas avec licence de le brader, en faisant de leur nom un alibi, eux qui surent nouer pragmatiquement des alliances quand il le fallait. Quand nous parlons du pays, que ce soit au sens d’une terre dont nous avons seulement l’usufruit avant qu’elle revienne à ces centaines de milliers d’enfants que nous engendrons distraitement, comme par mégarde, sans nous soucier de leur garantir, au minimum, l’alimentation, la santé et la scolarisation.
En cette avant dernière heure, il faut vite trouver comment faire corps pour éradiquer la machine implacable de la violence génocidaire et suicidaire. Même si le quartier habité par certains passe pour un des derniers îlots de calme ou que la terre étrangère qui en accueille d’autres leur garantit la sécurité. Même si, dans le registre matériel, de hauts murs, des portails épais, des agents de sécurité, des voitures blindées etc. et dans le registre symbolique, une couleur de peau et des origines sociales étiquetées populaires, pour la circonstance, sont censées protéger.
S’il est vrai que l’arbre tombe toujours du côté où il penche, pour ma part, je tombe du côté de mes sœurs et frères, compatriotes vivants et voulant vivre. Je ne me cache pas derrière des héros morts, car la fidélité envers eux c’est de vouloir garder en vie la République d’Haïti et ses enfants. Je tombe du côté de mes compatriotes de tous âges, aspirant à une vie simplement normale et non à la survie angoissée d’otages en sursis.
C’est maintenant qu’il faut se mettre ensemble pour faire pencher la balance vers la vie et l’espoir. Å la vingt-sixième heure, quand tout aura été accompli et que mémoires partisanes et bilans statistiques s’entrechoqueront, il sera trop tard. Trop tard parce qu’aura été enregistré l’acte de décès de la nation haïtienne et certifié le décompte des milliers de ses filles et fils morts du choléra, morts assassinés, morts enfin de la non-assistance à peuple en danger. Les « belles âmes » nationaliste radicales qui auront survécu, retrouveront le devant de la scène. Battant leur coulpe sur la poitrine de l’étranger, elles se disputeront l’héritage moral de ceux qui périrent victimes de leur habileté politicienne. Ni les exégèses tardives, ni les divergences des futures analyses historiques ne rachèteront les larmes et le sang des garçonnets et fillettes violés sous le regard impuissant de leurs parents torturés avant d’être exécutés. Elles ne rachèteront pas non plus les décès provoqués par la faim ou par les maladies tant physiques que mentales, dans le désespoir ou dans la démence, dans l’infinie souffrance de la chair et de l’âme.
PAVINN DI « SI M TE KONNEN » !
Pétionville, le 10 novembre 2022
Patrice Dalencour, citoyen haïtien