La vie chère en Martinique : un prétexte éminemment politique ou la goutte de trop ?

— Par Jean-Marie Nol, économiste —

La question de la vie chère est sans conteste un des éléments déclencheurs de cette explosion de violence dans certains quartiers, mais elle ne saurait à elle seule expliquer la profondeur de la crise martiniquaise.

Mais que cache la violence exacerbée de certains jeunes en Martinique sous le prétexte de la vie chère ?

Le problème des prix élevés touche l’ensemble des territoires ultramarins, y compris la Guadeloupe, la Guyane ou encore La Réunion, mais seule la Martinique semble actuellement en ébullition. Cette singularité martiniquaise peut s’expliquer par un malaise identitaire et social plus profond que dans les autres DROM, lié certes à l’histoire coloniale de l’île, mais avec au surplus une quête identitaire jamais assouvie, et à tort ou à raison un sentiment d’abandon des autorités politiques locales et nationales. A mon avis le fil rouge à suivre dans cette affaire est la question récurrente et prégnante de l’autonomie et de l’indépendance. Ce sont incontestablement des revendications politiques anciennes portés par la majorité des partis politiques de la Martinique, mais qui à ce jour ne connaissent pas d’aboutissement au grand désarroi d’une frange de la population, d’où une certaine incompréhension et une frustration. Un fait difficile à comprendre pourtant, malgré sa banalité et celle des procédés — discuter, critiquer, voter — à travers lesquels ils y parviennent. Quiconque s’y intéresse est surpris de voir qu’un fait si ancien, si familier, continue à soulever tant de passions. Mais on se prononce aujourd’hui de manière aussi tranchée pour ou contre le consensus que l’on se prononçait il y a peu pour ou contre la lutte des classes.

Aux yeux des uns, les dissensions sont les signes d’un trouble social, d’un débordement de la raison qui font désordre. On les juge comme des résidus d’un temps dominé par les idéologies et on redoute que, à force de se prolonger, elles ne deviennent le support de conflits dogmatiques, potentiellement violents, bref d’une chienlit des idées et des idéologies politiques. Pour certains observateurs, la vie chère n’est qu’un prétexte qui permet d’exprimer un mal-être beaucoup plus large. La jeunesse martiniquaise, confrontée à un manque de perspectives, à un chômage endémique et à une société perçue comme bloquée, trouve dans la violence une forme de catharsis, mais aussi un moyen de se faire entendre. La question n’est pas de savoir s’il faut réduire le coût de la vie, mais comment le faire sans peser trop fortement sur les équilibres financiers des collectivités locales et l’équation délicate des finances publiques de l’État. La leçon qui se dégage de l’histoire de la vie chère est que la situation est grave mais reste encore maîtrisable avec une volonté politique forte.

En l’absence d’un projet politique capable de répondre à leurs aspirations, ces jeunes se tournent vers des actions radicales et parfois destructrices. Les récents épisodes de violences urbaines en Martinique, notamment à Fort-de-France dans les quartiers de Dillon et de Sainte-Thérèse, ont plongé une partie de l’île dans un climat d’instabilité et de tensions qui va bien au-delà de la simple question de la vie chère. Ces événements, qui ont conduit à des blessés parmi les forces de l’ordre, des pillages et des dégradations, ont de nouveau mis en lumière un malaise profond, à la fois social, économique et identitaire, qui gangrène la cohésion sociale de la société martiniquaise depuis plusieurs années,  notamment depuis l’affaire de la destruction des statues. A notre sens, cette violence symbolique est symptomatique d’un mal-être identitaire et social ancien, car le phénomène de la vie chère n’est pas nouveau en Martinique. En 2009 déjà, une crise sociale majeure avait secoué l’île, menée par les revendications contre le coût élevé de la vie et les inégalités criantes. Cependant, plus de quinze ans après, la situation ne semble pas avoir évolué favorablement. Les récentes violences urbaines témoignent d’un désespoir ancré dans une partie de la population qui se sent abandonnée, non seulement par les autorités locales, mais aussi par l’État français. Ces émeutes urbaines traduisent en fait un ressenti d’injustice et une frustration qui dépasse largement la simple question économique de la vie chère, et qui prend racine dans des problématiques politiques, identitaires, sociales et historiques complexes.

La Martinique, comme les autres territoires d’outre-mer, souffre en effet d’une dépendance économique à l’importation vis-à-vis de la « métropole », aggravée par des écarts de prix qui pèsent lourdement sur le quotidien de ses habitants. Toutefois, ce qui distingue la Martinique dans cette situation par rapport aux autres DROM, c’est une histoire particulière avec les békés martiniquais, marquée par le colonialisme, l’esclavage et les réminiscences de l’anti colonialisme, tout autant de facteurs d’un rapport ambigu à la France, que certains considèrent encore comme une domination coloniale ou néo-coloniale. En Guadeloupe par exemple, les anciens colons ont quasiment tous eu la tête coupée sur la guillotine du révolutionnaire Victor Hugues envoyé par la convention. A cette époque la Martinique était sous domination anglaise. Ces blessures historiques, loin d’être refermées, nourrissent un sentiment d’injustice et de marginalisation, particulièrement au sein de la jeunesse, qui se retrouve souvent dans des situations de chômage et de précarité. Nous sommes bien en présence d’une stratégie du chaos, à savoir un lent délitement de la cohésion sociale de la Martinique entre délinquance et revendications politiques.

Le préfet de Martinique, qui a fermement condamné ces actes de violence, parle d’une « stratégie du chaos». Il pointe du doigt une instrumentalisation des tensions sociales à des fins politiques, un phénomène qui n’est pas étranger aux mouvements protestataires souvent animés par des sentiments anti- colonialistes en Martinique. En effet, certains groupes activistes, comme les RVN (Rouge Vert Noir) Nationalistes ou le RPPRAC Populistes, semblent utiliser le mécontentement général pour alimenter des revendications plus radicales, allant parfois jusqu’à exiger clairement ou à mot couvert l’indépendance de l’île. Ces groupuscules, bien que très minoritaires, trouvent un écho chez une partie de la population, qui voit dans ces violences une forme de rébellion contre un système perçu comme oppressif et inéquitable. L’ouverture des conteneurs sur le port de Fort-de-France, ou encore les pillages de commerces, témoignent d’une volonté de s’attaquer aux symboles du pouvoir économique des élites békés. Pour certains portes paroles des activistes, ces actions violentes ne sont pas de simples actes de délinquance, mais des réponses à ce qu’ils considèrent être une exploitation systémique de l’île par les grandes enseignes et les monopoles locaux, souvent détenus par des grandes familles békés, héritières du système esclavagiste et colonial. Mais à aller trop loin dans la stigmatisation d’une petite partie de la population martiniquaise, on cours à l’impasse.

Aujourd’hui pour autant, Il semblerait qu’il faille tenir compte pour le futur de l’impact désastreux pour l’image touristique et l’économie locale. Le climat d’insécurité qui s’installe en Martinique a des conséquences directes sur l’économie locale, en particulier sur le secteur touristique, qui représente une part importante du PIB de l’île. Alors que la Martinique dépend largement de ses attraits touristiques pour maintenir son activité économique, les images de violences, de pillages et de dégradations diffusées dans les médias risquent de dissuader les visiteurs étrangers. L’île pourrait ainsi voir une baisse drastique de ses recettes touristiques, ce qui ne ferait qu’aggraver la situation socio-économique déjà fragile.Cette situation d’instabilité, qui vient s’ajouter aux effets persistants de la crise sanitaire, risque de faire fuir les investisseurs et d’accentuer l’isolement économique de la Martinique. Le secteur du tourisme, déjà précédemment impacté par les restrictions liées au COVID-19, pourrait ne pas se relever de cette nouvelle crise, plongeant encore davantage l’île dans une spirale de chômage et de pauvreté. Et nul doute que la responsabilité est partagée entre autorités et activistes. Si la responsabilité des activistes dans cette spirale de violence est indéniable, celle des autorités, locales comme nationales, ne doit pas être minimisée.

En effet, la réponse de l’État face à la question de la vie chère et des inégalités en Martinique est souvent jugée lente, insuffisante et inadaptée. Les mesures prises après la crise de 2009, bien qu’elles aient permis de contenir temporairement les tensions, n’ont pas réussi à régler les problèmes structurels de l’île. La gestion des émeutes actuelles, centrée principalement sur des actions de rétablissement de l’ordre, semble également manquer de stratégie à long terme pour apaiser les frustrations sociales. Les collectivités locales pour la plupart autonomistes qui n’arrêtent pas de critiquer l’action de l’État français et fairent pression sur ce dernier notamment pour des raisons financières, quant à elles, se retrouvent souvent dans une position idéologique délicate, tiraillées entre la prétention à une plus forte responsabilité locale, la pression de la population et leur dépendance vis-à-vis de l’État pour financer les services publics et répondre aux besoins économiques. Elles peinent à instaurer un dialogue efficace avec les mouvements sociaux et syndicaux d’autant que ces derniers sont parfois éclatés en différentes factions aux revendications contradictoires.

La résolution de cette crise de la vie chère par un alignement pur et simple des prix sur ceux de l’hexagone ne peut pas se faire d’un coup de baguette magique, comme l’avions déjà souligné, car elle implique de s’attaquer à des problématiques économiques et financières complexes profondément enracinées dans la société martiniquaise entre autres. Les négociations en cours démontrent que cette thématique ne peut pas être réglée en quelques jours et d’une façon sommaire. Il faut laisser du temps au temps, mais manifestement cela n’est toujours pas compris et le message ne passe malheureusement toujours pas, d’où le recours à l’affrontement et à l’épreuve de force. En dehors de l’examen des marges commerciales abusives, de la décomposition des prix avec de multiples intermédiaires, il est impératif de mettre en place dans le temps des réformes structurelles qui répondent aux enjeux économiques (notamment un changement de modèle économique intégrant les thématiques de la dépendance alimentaire et énergétique de l’île), mais aussi sociaux, en particulier en matière d’emploi, d’éducation et d’inclusion des jeunes dans le processus de décision.

Une solution pérenne ne pourra être trouvée qu’à travers une approche globale, prenant en compte les dimensions politique,économique, sociale, mais aussi culturelle et historique du malaise martiniquais.En somme, si la vie chère est le catalyseur du mécontentement et des violences actuelles, elle n’en est que le symptôme visible d’une crise politique bien plus profonde, que les autorités tant locales que nationale qui semblent désormais désorientés par les évènements,  devront tout de même traiter avec une attention particulière, sous peine de voir si le bon sens ne l’emporte pas, la situation de troubles se reproduire de façon récurrente à l’avenir.

« Bèf ka soté là bayè ba ».

Traduction littérale : Les boeufs sautent par dessus-la barrière là où elle est basse.

Jean-Marie Nol,économiste