La valse des anglicismes dans la presse écrite en Haïti

Problématique des emprunts : pistes de réflexion

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

À l’instar de ce qui se passe en France parmi les locuteurs et dans la presse écrite, la valse des anglicismes –soit le recours à l’emprunt de mots anglais–, s’expose de manière constante dans les journaux et sur les sites Internet haïtiens publiés en français tant en Haïti qu’en outre-mer. Paru à Port-au-Prince dans le Nouvelliste du 23 novembre 2021, un article illustre à l’envi l’appétit d’un grand nombre de journalistes haïtiens pour les anglicismes : « Le data mobile en Haïti : « Un coupe-gorge pour les consommateurs, les entrepreneurs et l’État ». Pour le lecteur peu familier du sens habituel de ce terme, il faut rappeler que le Larousse définit comme suit l’« anglicisme » : « Mot, tour syntaxique ou sens de la langue anglaise introduit dans une autre langue. » Le Larousse précise également que l’« anglicisme » est un « solécisme consistant à calquer en français un tour syntaxique propre à l’anglais ». De manière liée, ce dictionnaire consigne que le « solécisme » est une « Construction qui n’est pas conforme aux règles de la syntaxe d’une langue à une époque donnée ou qui n’est pas acceptée dans une norme ou un usage jugé correct. » Pour sa part, le GDT (le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française) nous instruit que l’« anglicisme » désigne « Un emprunt à l’anglais critiqué ou jugé abusif », ou encore un « Procédé par lequel les locuteurs d’une langue adoptent intégralement ou partiellement une unité ou un trait linguistiques propres à l’anglais ». De son côté, Termium Plus, la banque de données terminologiques du gouvernement fédéral canadien, consigne qu’un « anglicisme » est un « Paramètre indiquant qu’un élément de la langue anglaise est utilisé abusivement dans une autre langue. » Cette ressource terminologique note également que « Les anglicismes sont des mots, des expressions, des sens, des constructions propres à la langue anglaise et qui sont empruntés par une autre langue. On distingue principalement : –l’anglicisme lexical ou anglicisme formel (emprunt d’un mot anglais ou d’une expression anglaise [il peut être utile ou nécessaire, donc correct, ou inutile, donc à proscrire]); –l’anglicisme sémantique (emploi d’un mot français dans un sens anglais[faux-ami); – l’anglicisme syntaxique (emploi d’une construction calquée sur celle de l’anglais[calque]) ».

Pradel Pompilus, pionnier de la lexicographie en Haïti

Discipline autonome de la linguistique, la lexicographie est l’étude analytique des mots qui constituent le vocabulaire d’une langue. Elle procède au recensement et à l’étude des mots pris dans leur forme et leur signification et elle vise l’élaboration de dictionnaires de langue. Rédigé dans une perspective lexicographique, l’objet de cet article n’est toutefois pas de dresser un panorama exhaustif des anglicismes dans la presse écrite francophone haïtienne ni d’en faire une analyse systématique au niveau lexico-sémantique ou grammatical. Au périmètre d’un texte de vulgarisation linguistique, il s’agit pour nous de revisiter les anglicismes employés par les professionnels de la presse écrite au regard de la problématique des emprunts et de la place qui doit leur être assignée dans un énoncé de politique linguistique relative aux emprunts. Des études lexicographiques pionnières ont déjà abordé la question des emprunts dans le français régional d’Haïti en répertoriant et en situant les anglicismes au plan diachronique, et le lecteur curieux pourra s’y référer s’il souhaite en approfondir la connaissance. Et il pourra aussi consulter, malgré son extrême rareté, le « Dictionnaire français-créole » de Jules Faine (Éditions Leméac, Montréal, 1974). Enfin, alors même qu’il ne consigne que de très rares anglicismes, le rigoureux travail lexicographique d’André Vilaire Chery –Le « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti », tomes 1 et 2, Éditions Édutex, 2000 et 2002, publié avec le concours du Bureau caraïbe de l’AUF–, élaboré en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle, constitue un apport de premier plan à l’étude du français régional haïtien contemporain.

La lexicographie est un domaine de recherche relativement jeune en Haïti et son enseignement, notamment à la Faculté de linguistique appliquée, est plutôt récent. Son véritable « acte de naissance » se situe au tournant des années 1950 avec les travaux pionniers de Pradel Pompilus. Linguiste, enseignant-chercheur (d’abord à l’École normale supérieure, ensuite à la Faculté de linguistique appliquée), Pradel Pompilus est l’auteur de divers livres de référence installés dans le paysage scolaire haïtien depuis plusieurs générations : « Pages de littérature haïtienne » (Imprimerie Théodore, Port-au-Prince : 1955) ; « Manuel illustré d’histoire de la littérature haïtienne (en collaboration avec les Frères de l’Instruction chrétienne, Port-au-Prince : Deschamps, 1961) ; « Histoire de la littérature haïtienne illustrée par les textes » (Éditions caraïbes, Port-au-Prince, volumes 1 et 2 : 1975 et volume 3 : 1977). Dans le domaine linguistique, en plus des livres qu’il a consacrés au créole, Pradel Pompilus a publié « La langue française en Haïti » (Éditions de l’IHEA, collection Travaux et mémoires | 7, Paris, 1961). Ce livre est issu de sa thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne en 1961 et il a été republié en 1981 en Haïti aux Éditions Fardin. La troisième partie de « La langue française en Haïti » porte sur le lexique et le chapitre 2, intitulé « Les anglicismes », est une approche historique des anglicismes dans le français régional d’Haïti. L’auteur précise avoir « mesur[é] les progrès de la pénétration de l’anglais dans notre français dialectal depuis la date de l’occupation américaine (…) [et qu’il s’est] évertué à relever des mots anglais ou anglicismes dans des publications antérieures à 1915. Nous avons limité cette partie de nos recherches à la période 1900-1916 et nous avons dépouillé systématiquement, dans leur section des « chiens écrasés » (…). Cette étude pionnière de Pradel Pompilus, de par sa rigueur et en conformité avec les méthodes d’analyse linguistique en cours lors de son élaboration, est précieuse pour bien comprendre l’apparition, l’évolution et l’enracinement des anglicismes en Haïti. Sur le plan épistémologique et par sa démarche pionnière, Pradel Pompilus nous enseigne par l’exemple que le linguiste n’a pas pour mission de stigmatiser et/ou diaboliser les langues dans la société haïtienne et, surtout, qu’il ne doit en aucun cas enfermer une langue, ici le français –l’une des deux langues de notre patrimoine linguistique historique–, dans le délire idéologique sectaire et dogmatique de certains « créolistes » fondamentalistes selon lesquels « Fransé se danjé » (version Yves Dejean) et pour lesquels la langue française serait un instrument de « recolonisation » du pays (la « francofolie tèt anba », version Michel Degraff).

À l’opposé du délire idéologique, sectaire et dogmatique de certains « créolistes » fondamentalistes, le linguiste Hugues Saint-Fort observe des faits de langue et procède à leur analyse objective. Ainsi, dans l’article « En quoi consiste le français haïtien ? » (Haïtian Times, 5 mai 2012), il rappelle qu’« Il existe (…) quelques recherches sur tel aspect de l’usage de la langue française en Haïti, en particulier « Les créolismes dans la presse haïtienne de langue française : intégration ? Légitimation ? » par Corinne Etienne, [paru dans] « Contacts de langues et identités culturelles / Perspectives lexicographiques » par Danièle Latin et Claude Poirier, les Presses de l’Université Laval, 2000 ; ou encore « La langue de Jacques Roumain / Le « français haïtien » dans Gouverneurs de la rosée : analyse et classement des particularités lexicales du roman », par Hugues Saint-Fort, pages 184 – 205 [paru dans] « Haïti et littérature / Jacques Roumain au pluriel », sous la direction de Frantz-Antoine Leconte, New Hemisphere Books, 2007. »

L’apport de haute qualité de Renauld Govain à la lexicographie haïtienne

Dans le prolongement des travaux de Pradel Pompilus, la lexicographie haïtienne contemporaine s’est enrichie, ces dernières années, du remarquable travail de recherche du linguiste Renauld Govain, auteur du livre « Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol » (Éditions L’Harmattan, 2014). Ce travail de recherche –au sujet duquel Renauld Govain s’explique longuement dans une entrevue accordée au magazine en ligne e-karbe.com le 3 juin 2014 et sur laquelle nous reviendrons, « Renauld Govain analyse « Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol »–, précède l’article qu’il a publié dans le livre « La francophonie haïtienne et la francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien » (JEBCA Éditions, 2021). L’article consigné dans ce livre a pour titre « Le français haïtien : quelques spécificités » et il comprend un chapitre consacré aux anglicismes ayant pour titre « Des anglicismes dans le FH » [français haïtien]. Cet article, qui signe une contribution analytique de premier plan à la lexicographie haïtienne contemporaine, comprend un relevé explicatif des anglicismes dans la presse écrite francophone d’Haïti. Renauld Govain y répertorie (p. 281 à 288) les anglicismes issus de ses « observations des pratiques du français dans le domaine de la presse » et il en donne des traits définitoires et/ou des équivalents français. Voici les anglicismes répertoriés par Renauld Govain dans sa plus récente étude :

« back up, back-office, base, black-out, bag, basement, biper, bill, block, booster, boss, boat people, boyfriend/girlfriend, break, building, business/businessman, can, canter carpet, carwash, cash, cash-back, channel, chinese, citizen, codeless, cut out, clampser/clipser, kleenex, clutch/clutcher, coach/coacher, coconut, coil, come-back, cool, cute, crack, daïva, dead, dealer, delete, delco, discount, discharge, doucoman, download, drum, emergency, fiberglass, fifty-fifty, feeling, filter, flush, folder, foreman, gasket, gospel, green-back, hands, hardboard, jack, junk, keyboard[iste], laptop, lead-vocal, live, lock, lunch, market, microwave, mop, muffler, overtime, overweight, password, partnership, payroll, power, pickpocket, pin, pool party, push, push up, plywood, power steering, shoot/shooter, shop tire, school bus, stretch, show, show-off, sticker, tank, tchap, time out, tubless, tip, trailer, offline/online, socket, switch, taper, upgrade, up to date, videoclub, videoclip/videoclipper, walkman, wireless, webcam ».

L’article de Renauld Govain publié dans le livre « La francophonie haïtienne et la francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien » s’enrichit également (p. 284 – 286) du relevé des « anglicismes enregistrés dans les productions des étudiants enquêtés » et plusieurs de ces anglicismes figurent dans la liste ci-dessus. Ces anglicismes sont « des emprunts qui, par la récurrence de leur emploi, sont des éléments du [français haïtien] en puissance » :

–« discharge, big deal, flasher, show, market, performé, plogue, water-cooler, printer, téper, kindergarten, training, cash, dry, up to date, best-off, girlfriend/boyfriend, stand-by, crazy, laptop, power supply, faire back, background, discharge, appliquer ».

Pour notre part, au cours des derniers mois, la consultation régulière des journaux publiés en français dans la presse écrite haïtienne nous a permis de vérifier la présence d’un certain nombre d’anglicismes dans des textes de facture différente. Nous n’avons pas procédé à une évaluation de la fréquence d’apparition de ces termes ni procédé à leur classification par domaines d’emploi (par exemple l’informatique, la téléphonie mobile, les télécommunications, etc.), ce qu’il faudra faire ultérieurement dans le cadre d’une étude systématique et multifacettes des anglicismes. À l’étape actuelle de notre réflexion, nous avons constaté que la production journalistique en français est souvent ponctuée de l’un ou l’autre des termes suivants (liste non exhaustive) : « smartphone », « kit », meeting, « board », « manager », « de-risking », « DJ », « coach », « news », « newsletter », « convention center », « credit card », « smartphone », « graphic design », « sponsor », « sponsoriser », « think tank », « graduation », « dealer », « live », « listing », « challenge », « payroll », « standing ovation », « challenger » (dans « PetroChallenger »), « adresser » (dans « adresser un problème »), etc., et ces anglicismes se retrouvent souvent, en créole, dans la presse parlée. L’article cité du Nouvelliste comprend, lui, les 9 anglicismes suivants : « data mobile » (figurant en titre et dans le corps du texte), « score », « wifi », « free lancing », « email », « freelance », « data », « laptop », « printer », « back up », « update », « webmaster » et « script writer ». Il est tout aussi intéressant de noter que la même édition du 23 novembre 2021 du Nouvelliste comprend un article consacré à « HaïRum », la marque de certification officielle dénommée à l’aide du mot-valise « HaïRum » dont la structure est, à première vue, anglaise : « Haïti + Rhum » plutôt que « Rhum d’Haïti ». « HaïRum », sorte d’« appellation d’origine contrôlée », sans doute sur le modèle des « AOC », les appellations d’origine contrôlées des vins français, a été homologué dans Le Moniteur, le journal officiel de la République d’Haïti en date du 4 novembre 2021, pour signaler au consommateur que tel rhum a été élaboré en Haïti selon des spécifications consignées dans un cahier des charges. « HaïRhum », qui est un solécisme, est construit sur le même modèle structurel que « PAPJazz Festival », qui se lit en anglais « Port-au-Prince Jazz Festival » : manifestement cette combinaison de mots relève de la grammaire anglaise là où le français aurait logiquement écrit « Festival de jazz de Port-au-Prince ». Au chapitre de la réflexion sur les anglicismes dans la presse écrite francophone haïtienne au regard de la problématique des emprunts, les exemples « HaïRum » et « PAPJazz Festival » sont particulièrement révélateurs en ce qu’ils indiquent en amont l’un des effets de la valse des anglicismes : l’impact sur la structure même d’un énoncé dans lequel la logique structurelle d’une langue, ici le français, est remplacée au profit d’une autre, l’anglais, sans que cela ne constitue à priori un facteur de fluidité et d’efficacité de la communication entre locuteurs (sur l’emprunt des unitermes ou des termes complexes anglais par le français d’Haïti, voir notre étude terminologique « Les chemins de croix du terme « graduation » en français et en créole haïtien », Montréal, 13 mars 2015).

Toujours en ce qui a trait aux anglicismes, le linguiste Hugues Saint-Fort note que Renauld Govain, dans son livre publié en 2014 chez L’Harmattan, « montre que les emprunts faits à l’anglais sont plus importants que ceux faits à l’espagnol malgré la proximité géographique de la République dominicaine, pays hispanophone qui « partage une frontière longue de 360 km » avec Haïti. [Renauld Govain] explique que « cette domination de l’anglais est due notamment à l’influence des mass media américains et à l’usage d’outils technologiques et de télécommunications qu’Haïti importe des USA et dont le métalangage de manipulation est en anglais. Le travail de terrain réalisé par Gauvin pour ce livre est immense surtout quand on considère les conditions difficiles de la recherche en Haïti. Grâce à ce travail de terrain, le linguiste montre que les emprunts du créole haïtien à l’anglais, environ 1 400 entrées, dépassent de près de 5 fois les emprunts du créole haïtien à l’espagnol » (Hugues Saint-Fort : « Mes coups de coeur en 2014 », New York, décembre 2014).

Le contact des langues, la problématique des emprunts et les anglicismes

De manière générale le recours aux anglicismes, en lien avec la problématique générale des emprunts, a été abordé par d’autres linguistes à la suite de Pradel Pompilus. L’apport de Renauld Govain en est l’illustration. Pour sa part, la linguiste Dominique Fattier, dans son étude à large spectre parue en mars 2014 dans le Journal of Language Contact, « Le français en Haïti, le français d’Haïti du XVIIe siècle à nos jours », rappelle « à propos des anglicismes du français d’Haïti, [que] Pompilus (1961 : 201–239) retrace les contacts qui ont favorisé la pénétration d’un certain nombre de mots anglais avant 1915 (débuts de l’occupation américaine d’Haïti, qui prend fin en 1934). Il note que les emprunts du français à l’anglais après l’occupation américaine ont été bien plus nombreux, accusant un tout autre caractère : « Avant 1915, il n’y a pas de calque, après 1915 les calques se multiplient » (ibid. : 207). Par la suite, la dépendance d’Haïti par rapport à l’économie américaine a favorisé l’entrée de mots anglais dans le vocabulaire de l’automobile, de la mécanique, de l’électricité, de l’usine et du commerce. Et c’est à l’anglais que l’on doit la postposition du nom en apposition, courante dans les enseignes commerciales (Nirvana Restaurant, Quisqueya Station, etc.). » L’un des grands mérites de cette étude est la mise en perspective qu’effectue l’auteure qui, passant en revue le phénomène de contact des langues, de Saint-Domingue à Haïti, éclaire l’évolution du français au contact des langues africaines, du français et de la langue « taïno, première langue amérindienne avec laquelle les Européens entrèrent en contact, [qui] fut aussi celle qui a marqué le plus profondément le lexique de l’espagnol et, par son intermédiaire, d’autres langues européennes dont le français. »

Circonscrire une définition cohérente et opérationnelle des emprunts

L’avancée de la réflexion sur les anglicismes nécessite d’avoir recours à une définition cohérente et opérationnelle des emprunts. L’emprunt linguistique est un procédé qui consiste, pour les locuteurs d’une langue, à adopter intégralement ou partiellement une unité ou un trait linguistique d’une autre langue. Le terme emprunt désigne également un élément introduit dans une langue selon ce procédé. Les principales composantes de la langue peuvent être touchées : lexique, sens, morphologie, syntaxe et prononciation.

Il faut donc distinguer :

1) lemprunt direct : quand un mot ou un groupe de mots est repris sans modification (staff, shopping, cannelloni, etc.) ou avec adaptation phonétique ou orthographique. Exemples : artéfact, démotion, cafétéria, boléro, cannelloni, etc.

2) le calque : quand le mot ou le groupe de mots est traduit, plus ou moins fidèlement, dans la langue d’arrivée. Exemples : salle de séjour < « living-room » ; lune de miel < « honeymoon ».

3) lemprunt sémantique: quand un sens d’origine étrangère est ajouté à un mot de la langue d’arrivée. Exemples : réaliser > « se rendre compte » > angl.: to realize; avoir les bleus < « to have the blues » ; ce n’est pas ma tasse de thé < angl.: « it’s not my cup of tea »; gratte-ciel < « skyscraper »).

Au plan historique, le français a une longue tradition d’emprunt direct. Depuis la nuit des temps, les langues voyagent avec les hommes et à travers les échanges entre les communautés linguistiques les besoins de la communication ont toujours donné lieu à des emprunts, à toutes sortes d’emprunts qui ont enrichi les langues naturelles. C’est ainsi qu’à travers le temps la langue française, au contact de réalités nouvelles, s’est enrichie de milliers d’emprunts à d’autres langues tout en les francisant : « paella » (espagnol) ; « kermesse » (hollandais) ; « opéra » (italien) ; « jazz », « football », « bifteck », « budget », « tunnel », « rail », « wagon », (anglais) ; « couscous », « alambic », « alchimie », « algèbre » (arabe) ; bonsaï », « bonze », « geisha », « judo », « kimono » (japonais) ; du tamoul : calicot, catamaran (par l’anglais), patchouli (par l’anglais), cachou et mangue (par le portugais), vétiver ; du malais : « rotin », « bambou » (par le portugais), « sarbacane »,« thé » (par l’anglais), etc. Selon Lionel Jean, linguiste-grammairien de l’Université Laval à Québec, le dictionnaire Le Robert (en version électronique de 2010) compte 60 000 mots, dont 11 825 d’origine étrangère pour environ 90 langues. Cela illustre amplement l’importance des emprunts dans les habitudes des locuteurs, mais il ne faut toutefois pas confondre l’attestation d’un terme dans un dictionnaire généraliste et l’argumentaire destiné à justifier la nécessité ou pas du recours à un anglicisme.

Au sens le plus large, il est attesté que le recours aux emprunts répond, dans les échanges linguistiques, à la nécessité de pallier des lacunes dénominatives, de nommer des réalités nouvelles dans le but d’assurer la communication au sein d’une communauté de sujets parlants ou entre individus appartenant à des communautés linguistiques différentes. Dans la vie en société, le recours aux emprunts –et ceci est vrai dans le cas des anglicismes–, correspond à des facteurs internes et à des facteurs exogènes qui, dans l’ensemble, sont d’ordre linguistique, culturel, social, économique, politique et géopolitique.

Comme l’ont analysé Pradel Pompilus et Dominique Fattier, la dépendance d’Haïti par rapport à l’économie américaine, qui s’est fortement structurée lors de l’occupation du pays (1915 – 1934) et qui s’est systématisée durant les dernières décennies, a favorisé l’entrée de mots anglais dans le français haïtien comme, du reste, dans la langue créole. La superpuissance américaine, à travers sa finance tentaculaire, son commerce tentaculiforme et ses mécanismes impériaux de domination politique, ses guerres de conquête, son soutien actif ou larvé aux dictatures (Trujillo, Mobutu, Duvalier, Pinochet, etc.), a imposé son empire culturel et la suprématie de l’anglo-américain sur tous les continents. Les infrastructures de l’Internet, à dominante américaine, ainsi que la migration des Haïtiens aux États-Unis, ont contribué également à l’arrivée de nombreux anglicismes dans le corps social haïtien.

En ce qui a trait aux anglicismes relevés dans la presse francophone contemporaine haïtienne, plusieurs remarques peuvent être formulées et elles ouvrent la voie à d’utiles pistes de réflexion.

De la nécessité d’une typologie des emprunts : les anglicismes

Dans un premier temps, il est indispensable d’établir une typologie des emprunts de type « anglicisme » relevés dans la presse francophone haïtienne. Cette typologie est nécessaire à l’élaboration d’un énoncé de politique linguistique relatif aux emprunts. Indispensable, la typologie des emprunts contribuera à l’analyse des anglicismes relevés dans la presse écrite haïtienne francophone sous différents aspects :

(1) Tout d’abord, la grande majorité des anglicismes répertoriés sont des unitermes et non pas des syntagmes, autrement dit des unités composées de plusieurs mots. Ainsi, les termes complexes tels que « graphic design », « standing ovation » ou « convention center » sont minoritaires par rapport aux unitermes « graduation », « dealer », « listing », « challenge », « payroll », etc. Le repérage des unitermes versus les termes complexes devra être examiné en lien avec l’existence ou non des emprunts de type « solécisme », qui ont un impact immédiat sur l’organisation grammaticale de la phrase. Renauld Govain en cite quelques-uns : « faire back », « power supply », etc.

(2) La plupart de ces anglicismes sont des substantifs : kleenex, clutch, coach, coconut, coil, come-back, cool, cute, crack, daïva, dead, dealer, delco, discount, discharge, etc. Les verbes et les adjectifs semblent plutôt rares (clampser, clipser, coacher, clutcher, delete, etc.), mais ce premier constat devra être davantage exploré car la catégorie grammaticale des anglicismes pourrait avoir une incidence sur l’organisation des énoncés. Ainsi le substantif « printer » (l’imprimante) n’a pas le même rôle que le verbe « printer » (imprimer).

(3) Ces anglicismes recouvrent différents domaines d’emploi dans la vie quotidienne, mais la prégnance de l’Internet et des TIC favorise l’arrivée en nombre croissant d’une série indéterminée de termes relevant notamment de l’infographie assistée par ordinateur, de la téléphonie mobile, des télécommunications informatisées et, dans le domaine bancaire, de la « banque mobile » utilisée pour les transferts d’argent vers Haïti (voir mes articles « Remarques terminologiques à propos de « argent mobile », « paiement mobile » et « banque mobile », 3 octobre 2017, et « Le « de-risking » : coup d’État financier ou défaut de langage dans la presse écrite d’Haïti ? », 9 septembre 2016).

(4) Les anglicismes relevés semblent obéir à la logique des emprunts individuels spontanés plutôt qu’à celle d’une réappropriation lexicale par le biais de l’institution scolaire ou universitaire. À ce compte, une approche sociolinguistique de la typologie des anglicismes relevés dans la presse écrite devra apporter d’utiles éclairages, notamment sur la répartition sociale des « adoptants » et des usagers des termes empruntés. Sont-ils exclusivement en usage chez les journalistes bilingues créole-français, ou sont-ils en train de s’établir dans d’autres catégories socio-économiques (par exemple les ouvriers des parcs industriels engagés dans l’industrie de la sous-traitance à dominante américaine, les travailleurs saisonniers des zones côtières familiers des mouvements migratoires vers des îles anglophones (Bahamas, Jamaïque) et vers les États-Unis ?

(5) Le statut et le mode de fonctionnement phrastique des anglicismes répertoriés devront également être analysés à l’aune de ce que le linguiste Renauld Govain appelle « l’emprunt de parole » versus « l’emprunt de langue » : « L’emprunt de parole s’observe dans le parler de l’Haïtien au contact de l’anglais (ou de l’espagnol) qui intègre parfois dans son énoncé produit en créole des mots d’anglais ou d’espagnol, qu’on ne rencontre guère dans le répertoire des individus monolingues. Tandis que l’emprunt de langue consiste en ce qu’une langue au contact d’une autre lui emprunte des termes. Ces emprunts s’intègrent dans le système de la nouvelle langue et s’y acclimatent normalement. Ils sont présents même dans le répertoire des monolingues. Parfois, les locuteurs ne savent même pas s’il s’agit d’éléments empruntés. Ainsi, l’emprunt de parole précède l’emprunt de langue dont il serait une étape » (voir l’entrevue « Renauld Govain analyse « Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol », e-karbe.com, 3 juin 2014).

(6) Poursuivant son analyse des caractéristiques de l’emprunt de parole, Renauld Govain précise dans la même entrevue que « L’emprunt de parole est favorisé par la gestion de l’urgence communicative dans une situation de communication par un locuteur donné. Cette urgence communicative amène le locuteur à ne pas laisser passer de temps – à courir après les espaces blancs – au cours du processus d’échange. Ainsi, il recourt au mot de l’autre langue de son répertoire bi-plurilingue pour effacer ces blancs. Mais aussi l’emprunt de parole peut être l’expression d’un certain snobisme : employer des mots d’origine anglaise dans le parler de certains jeunes haïtiens est souvent vécu comme faisant distingué. Les media (radio et télévision) sont des lieux privilégiés de manifestation de l’emprunt de parole. » (Voir l’entrevue « Renauld Govain analyse « Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol », e-karbe.com, 3 juin 2014.)

(7) Dans le même document, Renauld Govain explicite ce qu’il entend par « emprunt de langue » : « L’emprunt de langue quant à lui se produit généralement par la nécessité d’expression dans des domaines formels spécifiques où l’emprunt s’impose comme un choix stratégique nécessaire pour exprimer une réalité spécifique à valeur partagée par un certain nombre de locuteurs de communautés linguistiques différentes. On peut placer dans ce cadre les emprunts intégraux ou les mots internationaux qui sont adoptés dans diverses langues avec les mêmes signifiant et signifié, voire les mêmes référents. Les domaines de la littérature, de la presse, de la politique… font partie des lieux de manifestation de l’emprunt de langue. » (Voir l’entrevue « Renauld Govain analyse « Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol », e-karbe.com, 3 juin 2014.)

L’aménagement linguistique en Haïti : pour une réflexion rassembleuse, solidaire et citoyenne sur les emprunts

Ces différentes remarques renvoient à la nécessité d’une réflexion de fond sur la perspective et la nécessité d’une politique relative aux emprunts –y compris les anglicismes– dans le cadre général du futur énoncé de politique linguistique d’État en Haïti dédié à l’aménagement simultané du créole et du français en conformité avec l’article 5 de la Constitution haïtienne de 1987. En termes de réflexion, l’expérience du Québec pourrait être mise à contribution puisqu’il a dès 1980 élaboré une politique linguistique relative aux emprunts (voir le document « Énoncé d’une politique relative à l’emprunt de formes linguistiques étrangères », Éditeur officiel du Québec, 1980 ; voir aussi « Politique de l’emprunt linguistique de l’Office québécois de la langue française », Les Publications du Québec, 2007 ; nouvelle version mise à jour : 2017). Plus récemment, le Québec a organisé les 18 et 19 octobre 2016 le colloque du Réseau des organismes francophones de politique et d’aménagement linguistiques (OPALE) dont le thème était « Les anglicismes : des emprunts à intérêt variable ? Les actes de ce colloque consignent que « Dans un contexte où les communautés francophones doivent composer avec les forces des marchés linguistiques, qui favorisent l’usage de l’anglais, le phénomène des anglicismes est bien réel. L’utilisation d’anglicismes n’est pas un phénomène récent ni exclusif aux francophones. Elle était déjà bien présente au cours des XVIIIe et XIXe siècles, par exemple. Toutefois, en ce début de XXIe siècle, la problématique n’est plus tout à fait la même qu’à ces époques. En effet, l’emprunt à l’anglais ne se fait sans doute plus comme il y a 200, 100, voire 25 ans. En l’espace de quelques décennies, la dynamique linguistique à l’échelle internationale a connu certains bouleversements. »

Dans le cas d’Haïti, les recherches de Pradel Pompilus et de Renauld Govain fournissent en amont d’utiles données pour le prolongement d’une réflexion de fond sur les anglicismes en Haïti et pour l’élaboration d’un énoncé de politique linguistique d’État relative aux emprunts. Deux des paramètres d’un tel énoncé pourraient être l’efficacité de la communication institutionnelle et l’enrichissement du patrimoine linguistique francophone bi-séculaire d’Haïti, étant entendu que les emprunts individuels spontanés ne relèvent pas de la politique linguistique de l’État. Ces paramètres pourront toutefois influer sur les usages individuels des emprunts : le locuteur aura par exemple la liberté de choisir « téléphone intelligent » plutôt que l’anglicisme « smartphone », « ordinateur personnel » en lieu et place de « laptop », « mot de passe » plutôt que « password », « vélo de montagne » plutôt que « mountain bike », « exposé verbal » en lieu et place de « briefing », « webmestre » plutôt que « webmaster », etc.

En matière d’élaboration d’une politique d’État relative aux emprunts, Haïti pourrait s’inspirer de l’expérience du Québec par l’exploration des quatre principes suivants pour définir les critères d’acceptabilité des emprunts :

  1. l’amélioration de la compétence linguistique des locuteurs sur le plan de la communication institutionnelle ;

  2. la stimulation de la créativité lexicale en français ;

  3. la reconnaissance d’emprunts implantés dans l’usage et légitimés par la collectivité ;

  4. l’adaptation des emprunts au système de la langue.

À ces principes devront s’ajouter, en lien avec l’histoire et la culture d’Haïti, des critères linguistiques, sociolinguistiques ainsi que des critères d’acceptabilité des emprunts dans le cadre général de la future politique linguistique de l’État haïtien. Ces critères pourront définir les mécanismes de création de néologismes, de mots nouveaux, lorsque le répertoire français n’en dispose pas pour désigner une notion dans un domaine donné. Il faudra aussi accorder une attention particulière à la nécessité de promouvoir l’usage de termes français déjà existants plutôt que de pérenniser celui des anglicismes (exemples : courriel et non email, entraîneur plutôt que coach, commanditaire plutôt que sponsor, etc.).

Les journalistes, de leur côté, plutôt que de gourmander la valse souvent peu communicationnelle des anglicismes dont le sens n’est pas à priori intelligible pour les lecteurs, pourront enfin « installer » dans leurs habitudes de travail l’usage systématique de ressources terminologiques de haute qualité et de consultation gratuite, notamment le GDT (le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française) et Termium Plus, la banque terminologique du gouvernement fédéral canadien.

Montréal, le 8 décembre 2021