— Par , Sébastien Perrot-Minnot, , Consul Honoraire du Guatemala à Fort-de-France, , Archéologue —
La « Grande Caraïbe » a la pouvoir de susciter des initiatives passionnées sur le thème de l’intégration régionale. Cette vaste aire culturelle réunit des régions riveraines et proches de la mer des Caraïbes : les Antilles, les Bahamas, les îles Lucayes, le nord de l’Amérique du Sud, l’Amérique Centrale, le Mexique et le sud-est des États-Unis. Elle constitue le cadre de plusieurs organisations régionales, notamment l’Association des États de la Caraïbe (AEC), la Communauté caribéenne (CARICOM), l’Organisation des États de la Caraïbe Orientale (OECO) et le Système de l’Intégration Centraméricaine (le SICA qui inclut, rappelons-le, la République Dominicaine). Ces dynamiques d’intégration sont motivées par une géographie de laquelle découlent des intérêts et des défis communs ; mais elles sont aussi inspirées par de puissants liens qui se sont tissés, au fil du temps, à travers et autour de cette mer des Caraïbes qu’Alexander von Humboldt qualifiait, il y a plus de deux siècles, de « Méditerranée américaine ».
, Le bassin Caraïbe. Carte : laboratoire AIHP GEODE, Université des Antilles.
, , Il convient de s’attarder, ici, sur le toponyme « Caraïbes ». Celui-ci dérive de « Caniba », « Caníbales » et « Caribes », des termes d’origine taïno utilisés par Christophe Colomb pour désigner les Kalinagos des Petites Antilles. Au début du XVIe siècle, à partir de la terminologie de Colomb, le savant humaniste Pierre Martyr d’Anghiera a créé le mot « Caraiba » (« caraïbe » et « cannibale » ont donc la même origine, les explorateurs et colons européens ayant attaché aux Kalinagos une réputation de peuple guerrier et anthropophage). Ainsi, le nom même de la Caraïbe évoque le monde amérindien. Au-delà, de nombreux autres toponymes de la macro-région caribéenne viennent de langues indigènes, y compris des noms d’États souverains : le Mexique, le Guatemala, le Nicaragua, le Panama, la Jamaïque, Haïti, le Guyana, et peut-être le Belize, Cuba, les Bahamas et le Suriname.
, , De fait, une bonne partie des pays de la Grande Caraïbe héberge des communautés autochtones. Elles représentent près de la moitié de la population du Guatemala, et plus de 20% de celle du Mexique. Certains peuples ou groupes de peuples autochtones sont plurinationaux ; par exemple, les Kaliʹna sont établis au Venezuela, au Guyana, au Suriname, en Guyane et au Brésil, et les Mayas, au Mexique, au Guatemala, au Belize, au Honduras et au Salvador. Le cas du peuple garifuna, celui des « Caraïbes Noirs », est très particulier : né de la rencontre entre des Kalinagos et des Africains naufragés ou fugitifs, au XVIIe siècle, à Saint-Vincent, il a défendu fièrement sa liberté mais, après d’âpres luttes, il a été déporté sur l’île de Roatán (Honduras) par les Britanniques en 1797 ; il s’est ensuite répandu sur la côte Caraïbe de l’Amérique Centrale. Aujourd’hui, on trouve des communautés traditionnelles garinagu (pluriel de « garifuna ») au Honduras, au Guatemala, au Belize et au Nicaragua.
, Lieu de congrégation familiale garifuna (Dabuyaba Latar) à Livingston, sur la côte Caraïbe du Guatemala. Photo : Sébastien Perrot-Minnot.
, , Mais d’une façon générale, tous les États et territoires ultramarins, toutes les populations de la Grande Caraïbe sont dépositaires d’un patrimoine amérindien, qui peut comprendre des toponymes, des noms de familles, des traditions, des lieux où se perpétuent des traditions, des biens ethnologiques ou archéologiques voire des paysages. Bien entendu, les cultures auxquelles nous devons ce riche héritage sont extrêmement diverses. A l’arrivée des Européens, cette partie du « Nouveau Monde » comptait des communautés villageoises, des chefferies, des États (en Mésoamérique) et même un empire, celui des Aztèques ; elle présentait aussi une grande diversité linguistique.
, , Cela dit, les peuples amérindiens ont évidemment des origines communes : tous descendent de ces nomades originaires d’Asie qui ont découvert l’Amérique lors de la dernière glaciation ; des groupes très mobiles qui ont exploré le continent américain du nord au sud, et du Pacifique à l’Atlantique, au cours de la période Paléoindienne (environ 15000-7500 avant J.-C.) ; et des sociétés de la période Archaïque (d’environ 7500 à 2000, 1000 ou 500 avant J.-C. selon les aires culturelles précolombiennes) qui ont développé l’agriculture, la vie villageoise et les chefferies. Notons que ce sont des groupes de cette deuxième période qui ont amorcé le peuplement des Antilles, il y a plus de 8000 ans. Au fil de l’époque précolombienne, des relations contrastées, prolifiques mais parfois difficiles à définir se sont nouées entre les contrées entourant la mer des Caraïbes. Postérieurement, les conquêtes et colonisations européennes, et la piraterie associée, ont entraîné de nombreux mouvements et rencontres de populations amérindiennes. De nos jours, les échanges entre les peuples autochtones sont particulièrement favorisés par l’ONU et des organisations non-gouvernementales.
, Pétroglyphes précolombiens du Nicaragua (A), de Colombie (B), de Saint-Kitts (C) et de Porto-Rico (D). A : Photo : Sébastien Perrot-Minnot ; B : Dessin : Yelitza Machado ; C : Photo : Pr. Michael J. Fuller, St. Louis Community College; D: Photo: Reniel Rodriguez Ramos. Les similitudes entre ces manifestations rupestres sont encore difficiles à interpréter.
, , La valorisation du patrimoine amérindien de la Grande Caraïbe est protéiforme et varie beaucoup selon les pays et territoires, un net déséquilibre étant perceptible entre la Caraïbe continentale, qui a de grandes traditions en la matière, et la Caraïbe insulaire. Mais en termes généraux, cette valorisation a fait des progrès notables depuis le milieu du XXe siècle, et elle intervient significativement dans les identités nationales/communautaires, la vie culturelle, les questions d’image internationale et le tourisme. A ce propos, il est révélateur que plusieurs legs amérindiens de la région (mais uniquement de la Caraïbe continentale, il est vrai) aient été inscrits par l’UNESCO sur la Liste du Patrimoine Mondial ou sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’Humanité.
, , Au niveau de la coopération interétatique, pourtant, force est de constater que la promotion de cette richesse culturelle native est restée très limitée, malgré quelques actions marquantes, comme la mise en place de l’organisation Mundo Maya (Mexique, Guatemala, Belize, Honduras, Salvador) en 1992, la création d’une Route Centraméricaine du Patrimoine Mondial (comprenant des sites précolombiens) sous l’impulsion du SICA à partir de 2006, et les efforts qui ont mené à la proclamation de la langue, de la danse et de la musique des Garinagu comme Chefs d’œuvres du Patrimoine Oral et Immatériel de l’Humanité, par l’UNESCO. En 2006, des travaux de réflexion parrainés par le Comité du Patrimoine Mondial de l’UNESCO avaient abordé la possibilité le proposer une inscription transnationale en série de sites d’art rupestre amérindiens de la Caraïbe, mais ce projet n’a pas abouti.
, Stèle monumentale du site maya de Quirigua (Guatemala), inscrit au Patrimoine Mondial. Photo : Sébastien Perrot-Minnot.
, , Certes, les affaires culturelles n’apparaissent pas encore comme un thème prioritaire des organisations régionales caribéennes, en dépit de leur importance intrinsèque dans les processus d’intégration. Toutefois, leur approche régionale tend à se développer, notamment au sein du SICA (qui comporte un Conseil des Ministres de la Culture et une Coordination Éducative et Culturelle). Du reste, le tourisme durable est déjà traité comme un axe de coopération prioritaire par les organisations régionales, et il est évidemment concerné par le sujet de cet article.
, , La nécessaire valorisation du patrimoine amérindien de la Grande Caraïbe, à une échelle régionale, requiert l’alliance de plusieurs acteurs : les communautés indigènes bien sûr, les États, les organisations régionales et internationales, les collectivités, les associations, le secteur privé et les populations en général. Cette valorisation peut se faire au moyen de symboles, de structures et politiques communes, de projets régionaux et d’actions internationales (avec l’UNESCO, spécialement), en considérant les implications du patrimoine sur les terrains de la conservation des biens matériels et immatériels, de la recherche scientifique, de l’éducation, des arts, de la culture au sens large, de l’économie, des relations sociales et des identités. Dans cette optique, naturellement, la promotion de l’héritage amérindien doit inclure celle de grandes valeurs qui lui sont attachées, et qui répondent à des problématiques essentielles : des valeurs se rapportant à l’environnement, à la solidarité, à la vie intérieure, à la créativité, aux racines et à la résilience.