La traduction scientifique et technique créole à l’épreuve de la « phraséologie traductionnelle »

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

Le 24 mai 2024 le GRESKA a organisé en Haïti, via la plateforme Google Meet, un atelier sur la traduction littéraire en créole haïtien dont l’objectif préalablement formulé était le suivant : « Ranfòse konesans manm Greska yo ak ekip k ap travay sou tradiksyon « Stella », woman Emeric Bergeau a, nan ba yo fòmasyon sou teyori tradiksyon ». Le GRESKA (Gwoup rechèch sou sans nan kreyòl ayisyen / Groupe de recherche sur le sens en créole haïtien) a été fondé en mars 2022 par Molès Paul, enseignant-chercheur à la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. Docteur en linguistique de l’Université Paris 8, le linguiste Molès Paul, responsable du GRESKA, a coordonné et coécrit le livre collectif de référence « La construction du sens dans les textes musicaux en créole haïtien » dont la parution est prévue pour la mi-août 2024 en Haïti aux Éditions Zémès. Cet ouvrage paraîtra par la suite au Canada aux Éditions du Cidihca.

Il est utile de rappeler que la Faculté de linguistique appliquée abrite également le laboratoire LangSÉ (Laboratoire Langue Société Éducation) dirigé par le linguiste Renauld Govain, doyen de cette institution. Le laboratoire LangSÉ élabore la revue Rechèch etid kreyòl (REK) dont le premier numéro, consacré à la graphie du créole, est paru en octobre 2022. L’orientation académique de cette revue, l’une des deux plus jeunes revues de la créolistique, est une inédite réponse à la nécessité de produire en créole une réflexion académique multifacette sur la langue créole elle-même là où la créolistique jusqu’à présent avait élaboré sa production scientifique principalement en français et en anglais.

Le premier des intervenants à l’atelier du 24 mai 2024 sur la traduction littéraire créole, le linguiste-didacticien Lemète Zéphyr, est un traducteur professionnel assermenté qui traduit de ou vers l’anglais, le français, l’espagnol et vers le créole. En 2017 il a fondé et depuis lors il dirige l’ESTI, l’École supérieure de traduction et d’interprétation, qui accueille en Haïti une trentaine d’étudiants par an. Cette jeune institution offre un programme de deux ans conduisant à un certificat. Cette formation, étendue à une année supplémentaire, permet d’obtenir une licence et depuis 2021 l’ESTI offre un programme de didactique des langues. En Haïti, la Faculté de linguistique appliquée et l’École supérieure de traduction et d’interprétation sont les deux seules institutions universitaires qui offrent une formation, de niveau licence, où sont dispensés depuis 2015 et 2017 des cours de traduction et de lexicographie. Mais il ne s’agit pas d’une formation entièrement dédiée à la traduction ou à la lexicographie.

L’atelier du GRESKA sur la traduction littéraire en créole haïtien, qui a réuni une quinzaine d’étudiants, s’est caractérisé principalement par la grande qualité des interventions de Lemète Zéphyr et de Job Silvert, enseignant et doctorant en traductologie. En ouverture de son intervention, Lemète Zéphyr a rappelé en ces termes l’importance de la théorie dans le champ de la traduction : « Li raple jan teyori yo enpòtan anpil pou yon pi bon pratik tradiksyon epi pou moun ki vle vin tradiktè. Li fè yon rale sou pakou li epi li poze 2 kesyon kle nan prezantasyon li an : pou ki sa teyori yo enpòtan ? pou ki sa yo dwe metrize yo ? ». Sur le mode d’une synthèse, Lemète Zéphyr « (…) siyale 3 nan 5 kouran ki genyen nan domèn tradiksyon. Li pale sou kouran entèpretatif la, ki se yon modèl tradiksyon ki fèt sou 3 moman. Premye a se entèpretasyon dokiman an, sa vle di tradiktè a dwe li tèks orijinal la pou li konprann li, li dwe konn finalite li ak objektif li. Dezyèm moman an se reyekspresyon tèks orijinal la. Sa vle di tradiktè a dwe respekte objektif, estilistik tèks la. Tradiksyon an dwe konsantre sou sans, tankou sans non vèbal, sans kache – teyori pètinans Paul Grice la fondamantal pou moman sa a. Tradiktè a tou dwe gen konesans koyitif tou pou evite anbigite, pou pa mal entèprete tèks orijinal la, ki donk tradiktè a dwe gen anpil kilti jeneral, kòmkwa li dwe yon « save ». Dènye moman an se devèbalizasyon. Se nan moman sa a, tradiktè a gen pou fè sentèz, analiz sou kalite tèks la ».

En guise de conclusion de son intervention, Lemète Zéphyr a souligné l’apport de la professeure Amparo Hurtado Albir, l’une des grandes spécialistes de la traduction, apport consigné dans son ouvrage « Traducción y traductología. Introducción a la traductología (2001). Amparo Hurtado Albir y expose « les cinq techniques de la traduction littéraire : l’adaptation, l’amplification linguistique, la compensation, l’élision et l’emprunt ».

Pour Lemète Zéphyr, la théorie, dans le champ de la traduction, revêt une importance primordiale pour bien encadrer et guider la pratique de la traduction. La théorie cimente l’« épistémologie de la traduction » et c’est pour cela également que la démarche réflexive de Lemète Zéphyr doit être l’objet de la meilleure attention. En effet il est utile de rappeler –et nous reviendrons là-dessus dans le déroulé de cet article–, que la traduction vers le créole, à l’instar de la lexicographie créole, est une discipline enseignée depuis moins de dix ans (m lanse li nan FLA depi 2008) dans les universités haïtiennes depuis une quinzaine d’années seulement. Elle n’a donc pas encore élaboré son cadre conceptuel et théorique et n’a pas encore donné naissance à une véritable tradition de traduction professionnelle solidement arrimée sur un socle méthodologique de référence. D’autre part, en dépit de ses acquis, les lourdes lacunes de la lexicographie créole ne permettent pas au traducteur vers le créole d’avoir recours à des outils lexicographiques fiables et standardisés de type lexique, glossaire et dictionnaire élaborés selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle. L’on observe de plus qu’en raison d’une vieille tradition de « traduction amateure » longtemps pratiquée par des traducteurs dont la bonne foi tenait lieu de compétence, n’importe quel lettré francocréolophone s’estimait compétent pour œuvrer en traduction créole comme d’ailleurs en lexicographie créole (voir nos articles « Lexicographie créole, traduction et terminologies spécialisées : l’amateurisme n’est pas une option », Fondas kreyòl, 10 février 2023, et « La lexicographie créole en Haïti : retour-synthèse sur ses origines historiques, sa méthodologie et ses défis contemporains », Fondas kreyòl, 15 décembre 2023). NOTE – Sur l’apport de Lemète Zéphyr à la théorie dans le champ de la traduction, voir son livre « Pwoblèm pawòl klè nan lang kreyòl », Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2008. Du même auteur voir aussi « Kritè fòmèl pou n kole mo, dekole mo », paru dans Renauld Govain (éd.), « Le créole haïtien : description et analyse », Éditions L’Harmattan, 2017.   

L’une des observations fort pertinentes de Lemète Zéphyr à l’atelier du GRESKA sur la traduction littéraire a été la mention de la problématique de la « phraséologie traductionnelle » dans la pratique de la traduction en créole haïtien. À ce compte, il nous semble tout à fait indiqué qu’un prochain atelier du GRESKA soit le lieu d’une ample interrogation du phénomène de la « phraséologie traductionnelle » dans la pratique de la traduction en créole haïtien.

Il est attesté qu’en traduction générale vers le créole ainsi qu’en traduction scientifique et technique créole, nombre de traducteurs ont recours à la « phraséologie traductionnelle ». Sur le mode d’une « technique » de traduction, la « phraséologie traductionnelle » est le procédé par lequel un terme exprimant une notion dans la langue de départ (le français, l’anglais, l’espagnol) reçoit comme équivalent dans la langue d’arrivée (le créole) non pas un terme (simple ou complexe) mais une phrase (plus ou moins définitionnelle ou explicative). La « phraséologie traductionnelle » est un procédé, une stratégie de contournement d’une difficulté de traduction là où le terme de la langue de départ n’a pas encore été traduit et ne figure dans aucun document de type lexique ou dictionnaire accessible au traducteur. Ce procédé de contournement est également mis en œuvre lorsque le traducteur ne dispose pas dans son répertoire linguistique personnel d’un équivalent créole préalablement attesté et de nature néologique ou relevant de l’emprunt. Dans différents contextes de l’activité traductionnelle, l’on a constaté que la « phraséologie traductionnelle » vient combler un déficit de compétence et un déficit instrumental au sens où le traducteur est démuni, de manière liée, tant sur le plan de la formation professionnelle que sur le plan de la rareté des instruments lexicographiques accessibles. De manière plus large, la « phraséologie traductionnelle » est la résultante à la fois d’un déficit de la compétence et d’un déficit de la performance qui attestent que la traduction créole –à l’instar de la lexicographie créole–, n’a pas encore atteint le niveau de la professionnalisation du métier de traducteur, cette professionnalisation étant consécutive à une formation universitaire dédiée. Sur le plan de l’appareillage conceptuel, la « phraséologie traductionnelle » renvoie à la problématique de l’« unité lexicale » et de l’« unité de traduction » en lien avec le critère de l’exactitude de l’équivalence lexicale conjoint à celui de l’équivalence notionnelle : sur le plan méthodologique, ce critère majeur est au centre de toute rigoureuse démarche lexicographique et traductionnelle.

Parcours-éclairage de quelques notions du domaine de la traduction : « unité lexicale », « unité de traduction », « lexème », « équivalence lexicale », « équivalence notionnelle » 

Il est nécessaire et utile de bien comprendre plusieurs notions du domaine de la traduction et/ou de domaines apparentés pour mettre en perspective la pratique de la traduction vers le créole au fil des ans.

Le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française définit comme suit l’« unité lexicale » : « Unité fonctionnelle du discours constituée d’un ou plusieurs mots, qui appartient au lexique d’une langue donnée et a un sens figé. Par exemple, les mots simples (chatensoleiller), les mots composés (pomme de terre) […] sont des unités lexicales ». [Synonyme] : lexie ». La notion d’« unité lexicale » est diversement définie : par exemple, Fabienne Cusin-Berche, de l’Université Paris X-Nanterre, expose que « Pour le terminologue, l’unité lexicale n’est digne d’intérêt qu’en fonction de sa potentialité terminologique, sa capacité à devenir un terme. Il s’agit essentiellement de noms susceptibles d’acquérir institutionnellement le statut de dénomination. Le lexème, qui est pour le lexicologue l’unité lexicale par excellence, est pertinent et opératoire : il relève du système de signes que constitue la langue, c’est-à-dire que son signifié est une valeur qui ne se confond ni avec le référent ni avec l’idée qu’on en a intuitivement » (« La notion d’unité lexicale [en linguistique et son usage en lexicologie], paru dans « Les mots et leurs contextes »LINX n° 40, 1999). Dans ce document, elle précise que « Le lexème est l’unité de base du lexique, dans une opposition lexique/vocabulaire, où le lexique est mis en rapport avec la langue et le vocabulaire avec la parole » (Dubois et alii, 1994 : 275). [Fabienne Cusin-Berche, ibidem]

En qui a trait à l’« unité de traduction », la linguiste Ilaria Cennamo précise que « L’unité de traduction est un élément constituant d’un tout qui a sa source, ou base formelle, dans le texte de départ, son aboutissement dans le texte d’arrivée, et qui passe pour sa réalisation par le cerveau du traducteur ; il s’agit donc d’un ensemble à configuration variable selon l’individu qui le construit ; ce qui signifie qu’il faut intégrer la subjectivité dans l’UT [l’unité de traduction]. À partir de là, on peut dire que l’objet étant le texte, il y a constitution d’une unité de travail en traduction lorsque le traducteur, après interprétation des formes, met en rapport une unité constituante du texte de départ avec le système de la langue d’arrivée en vue de produire une équivalence acceptable, susceptible de contribuer à la réécriture d’un texte dont l’équivalence globale par rapport au texte de départ doit s’accommoder d’ajustements internes dictés par sa cohérence et sa lisibilité. Cela signifie que sur le plan formel, il existe plusieurs types d’UT [unités de traduction] selon que leur base apparente est dans le texte de départ (et c’est le plus souvent le cas) ou plutôt générée par la constitution du texte d’arrivée et les exigences extralinguistiques de la culture d’accueil » (Ilaria Cennamo, Università degli Studi di Torino, Italie : « L’unité de traduction : une réflexion pédagogique », Le Bulletin du CRATIL, numéro 15, mars 2017). NOTE – La linguiste Ilaria Cennamo (Università degli Studi di Torino, Italie) est également l’auteure d’un ouvrage de premier plan sur la traductologie, « Enseigner la traduction humaine en s’inspirant de la traduction automatique », Aracne editrice, première édition juin 2018. Les promoteurs et les artisans de la future traductologie créole sont appelés à s’approprier les différents acquis de l’enseignement de Ilaria Cennamo repérables dans ce livre de référence. L’appareillage conceptuel qu’elle y expose est ici exemplifié : en raison de leur pertinence, nous citons le contenu indicatif des chapitres 1 et 2.

« Chapitre I — Pour un état de l’art dans le domaine de la traductologie et la traduction

1.1. Introduction : la traductologie, 37 – 1.2. L’évolution du concept de « traduction » par rapport au contexte historique, 38 – 1.3. L’évolution du concept de traductologie : de la théorie à l’épistémologie, 53 – 1.4. Traduction et interdisciplinarité, 64 – 1.5. Conclusion, 73. »

« Chapitre II — Les modèles de l’opération traduisante

2.1. Introduction : entre traductologie et pédagogie de la traduction, 75 –2.2. Les théories de la traduction : du mot à la décision, 75 – 2.3. Les technologies pour la traduction : outils et ressources Web, 124 – 2.4. La traduction et le Web : la complexité de la documentation, 130 – 2.5. Les modèles de compétence traductionnelle, 135 – 2.5.1. L’objectif du modèle PACTE, 136 – 2.5.2. La catégorisation des sous- compétences PACTE, 136 – 2.5.3. L’objectif du modèle EMT, 138 – 2.5.4. La catégorisation des compétences EMT, 139 – 2.6. Conclusion, 151. »

Contestant « La théorisation héritée de Vinay et Darbelnet », Michel Ballard [agrégé d’anglais, docteur d’État en traductologie et professeur émérite de l’Université d’Artois] « (…) considère que l’unité de traduction est un élément constituant d’un tout (le processus global qui a pour visée la reproduction du texte à l’aide d’une langue autre que celle dans laquelle il a été originellement formulé), qui a sa source dans le texte de départ, son aboutissement dans le texte d’arrivée, et qui passe pour sa réalisation par le cerveau du traducteur ». En raison des flottements théoriques qu’il perçoit dans le terme « unité de traduction », l’auteur privilégie la dénomination « unité de travail » car « (…) l’objet étant le texte, il y a constitution d’une unité de travail en traduction lorsque le traducteur, après interprétation des formes, met en rapport une unité constituante du texte de départ avec le système de la langue d’arrivée en vue de produire une équivalence acceptable, susceptible de contribuer à la réécriture d’un texte dont l’équivalence globale par rapport au texte de départ doit s’accommoder d’ajustements internes dictés par sa cohérence et sa lisibilité » (Michel Ballard : « La théorisation comme structuration de l’action du traducteur », revue La Linguistique, 2004/1, vol. 40). Michel Ballard est l’auteur, entre autres, de « La traduction. De la théorie à la didactique » (Presses universitaires du Septentrion, 1986 [2013, 2019]).

La notion d’« équivalence lexicale » renvoie, en lexicologie et en traduction, à la notion d’équivalence qui désigne la relation entre deux termes de langues différentes et qui désignent une même notion. L’équivalence peut être parfaite ou partielle. Le Grand dictionnaire terminologique (GDT) définit comme suit le terme « équivalence » : « Relation de correspondance entre deux unités de traduction de langues différentes. Sur le plan lexical, on nomme équivalent le terme ou l’expression dont le sens correspond à celui d’un terme ou d’une expression d’une autre langue. Dans le domaine de la traductologie, il existe divers types d’équivalence, dont l’équivalence linguistique, l’équivalence stylistique et l’équivalence sémantique ». Le GDT donne accès au synonyme « équivalence de traduction ».

Dans le domaine de la traduction juridique, une future jurilinguistique haïtienne devra prendre en compte les traits définitoires que propose le dictionnaire terminologique du Bureau de la traduction du gouvernement fédéral canadien, TermiumPlus, au chapitre Juridictionnaire : « On définit en lexicographie juridique l’équivalent fonctionnel comme le terme de la langue cible qui correspond à la même notion juridique que le terme de la langue source tout en remplissant la même fonction terminologique, la fonctionnalité des équivalents étant, dans cette perspective, la capacité pour ce premier terme de remplir la même fonction sémantique et terminologique que le second. Plus exactement, il s’agit de déterminer le but de l’institution juridique qu’évoque le terme et de trouver l’équivalent, en droit civil, de l’institution de Common Law en cause. Recherche de l’équivalenceObtenir l’équivalence » (voir la présentation de l’ouvrage « Juridictionnaire » de Jacques Picotte, jurilinguiste-conseil pour le compte du Centre de traduction et de terminologie juridiques (CTTJ) de la Faculté de droit de l’Université de Moncton sur le site TermiumPlus).

« La notion d’équivalence est donc partagée par les linguistes et les théoriciens de la traduction. Pour les linguistes elle correspond à la langue en tant que système, ils étudient par conséquent ses différentes structures et fonctions. Pour les théoriciens de la traduction, l’équivalence se situe sur le plan du discours et est perçue comme le fruit de l’interaction entre le traducteur et son texte ; l’opération traduisante est donc considérée comme un processus dynamique de production et non pas comme un simple processus de remplacement de structures ou d’unités préexistantes dans une langue par celles d’une autre langue. L’équivalence idéale serait donc celle qui permettrait au texte d’arrivée de fonctionner dans la culture réceptrice de la traduction. L’équivalence peut se situer au niveau d’un mot ou d’un texte dans sa globalité ; c’est ce que les théoriciens ont appelé « unité équivalente » (voir l’article « Phraséologie et compétence traductionnelle : cas du français et de lespagnol », par Laetitia Biya (Département des lettres hispaniques, Université de Dschang, Cameroun, 2018).

L’article « L’équivalence fonctionnelle – une stratégie pour la traduction juridique ? » explore la notion d’« équivalence notionnelle » par l’abord de la notion d’équivalence en général. Nous le citons longuement en raison de l’éclairage notionnel qu’il expose : « Tout d’abord, il nous semble pertinent de s’arrêter à la notion d’équivalence même, car elle n’est pas vue d’une façon univoque par les linguistes et les traductologues. À ce sujet, nous sommes tout à fait d’accord avec Raková (2013 : 62) qui constate, à propos de l’équivalence, que « une fluctuation terminologique est malheureusement typique de la traductologie en général, puisque les mêmes termes ont des acceptions différentes selon les écoles traductologiques ». N’ayant pas l’intention d’entrer en détail ni d’analyser différentes théories traductologiques, nous nous limitons à rappeler que la recherche d’un rapport satisfaisant entre l’original et sa traduction accompagne l’activité traduisante depuis ses débuts. Néanmoins, dans le cadre de la traductologie en tant que discipline moderne, il convient de rappeler que les premières mentions de l’équivalence au niveau théorique remontent au tournant des années 1950 et 1960, lorsque Nida évoque cette notion, distinguant concrètement l’équivalence formelle (approche sourcière, orientée vers le texte source) et l’équivalence dynamique (approche cibliste, basée sur le principe du même effet communicationnel de l’original et de la traduction pour le destinataire). À peu près à la même époque, Vinay et Darbelnet présentent leur classification des procédés de traduction, parmi lesquels ils mentionnent, entre autres, l’équivalence. Plus tard, les théories traductologiques traitant de l’équivalence se multiplient de sorte que, jusqu’à présent, nous pouvons rencontrer bien d’autres approches théoriques, parmi lesquelles il convient de rappeler, entre autres, l’équivalence linguistique, sémantique, stylistique, textuelle, pragmatique et, enfin, l’équivalence fonctionnelle. C’est avant tout cette dernière qui a fait couler beaucoup d’encre, ayant, évidemment, ses tenants et ses opposants. Parmi les traductologues tchèques, nous tenons à mentionner Kufnerová (2009 : 29) qui considère l’équivalence fonctionnelle comme un « rapport optimal entre l’original et le texte traduit ». La théorie de la traduction fonctionnelle, élaborée par Vermeer et Reiss dans les années 1970, souligne la fonction du texte cible parce que, dans sa situation de réception, le texte doit toujours produire un effet, un résultat. D’après les théoriciens allemands, le traducteur devrait déterminer la fonction du texte et, ensuite, choisir la méthode de la traduction selon le skopos recherché, d’où une autonomie assez élevée du traducteur. Reiss (2009 : 144) distingue nettement l’équivalence de l’adéquation, définissant l’équivalence comme égalité de valeur, « la relation entre deux produits, à savoir le produit-source et le produit-cible ». Par contre, l’adéquation est considérée comme la relation entre la finalité de la traduction et les moyens utilisés par le traducteur, car « les choix opérés par le traducteur doivent être en adéquation avec cette finalité ». Comme l’objectif du texte traduit peut être différent de la finalité du texte source, ceci a un effet sur la relation d’équivalence entre l’original et sa traduction. (Reiss 2009 : 144) » (voir l’article « L’équivalence fonctionnelle – une stratégie pour la traduction juridique ? », par Zuzana Honova, Ostravská univerzita v Ostravě, République tchèque : revue Études romanes de Brno 37 / 2016 – 2).

Les contributions théoriques et les références documentaires jusqu’ici exposées permettent de mettre en perspective l’opération traduisante que nous appelons la « phraséologie traductionnelle ». Et pour mieux situer, mieux comprendre et mieux expliquer la notion de « phraséologie traductionnelle » entendue au sens d’un procédé de contournement d’une difficulté de traduction, il est nécessaire de mettre en lumière le contexte général et les lignes de force de la traduction créole au cours des dernières décennies.

Brève incursion dans l’histoire de la traduction créole

L’observation de terrain, a minima, indique qu’en matière de traduction vers le créole l’on est passé en Haïti, au cours des cinquante dernières années, d’une traduction généraliste autodidacte, principalement littéraire et religieuse (fables, contes, textes bibliques, chants liturgiques, prédication), à une traduction plus technique, davantage diversifiée et spécialisée notamment en raison de la prolifération des ONG et des agences de coopération internationale présentes dans l’espace national. Jusqu’à tout récemment et hormis une seule exception, la problématique de la traduction en créole haïtien, son cadre conceptuel et théorique ainsi que ses présumées références méthodologiques n’ont pas fait l’objet de travaux de recherche universitaires approfondis, ni de mémoires de maîtrise, ni de thèses de doctorat, et encore moins d’ouvrages traitant spécifiquement de ce sujet. Cette lacune sera sous peu comblée par le linguiste Job Silvert qui est sur le point de soutenir, à la Cornerstone Christian University, une thèse de doctorat en traductologie intitulée « Tradiktoloji kreyòl ayisyen an kòm lang sib : etid sou transfè inite tradiksyon yo pou yon didaktik tradiksyon kreyòl ayisyen » / « The translatology of Haitian Creole as a target language : a study on the transfer of the translation units for a translation didactics of Haitian Creole ». De manière générale, cette problématique est peu ou mal connue, et ce qui a prévalu jusqu’à une période pas trop lointaine s’apparente à un champ de travail au sein duquel prévalait la bonne vieille méthode de la « version » traductionnelle. La « traduction-version » de cette époque n’a donc pas donné lieu à une activité traductionnelle moderne, celle-ci étant depuis quelques années modélisée –grâce au maillage novateur des traductologues, des traducteurs, des linguistes et des didacticiens (Horne 1972, Boisseau 2016)–, comme un domaine structuré aux assises théoriques sûres et fonctionnant selon les principes méthodologiques de la traduction générale, juridique, scientifique et technique.

L’activité traductionnelle vers le créole langue cible –son émergence, sa typologie, les conditions de sa mise en œuvre, ses méthodes, ses cibles–, semble protéiforme et demeure un champ neuf à explorer par l’observation scientifique. Les toutes premières « traductions orales » (plus justement : de l’interprétariat) remontent sans doute au temps de la colonisation française et elles ont dû être limitées, notamment après 1804, aux domaines du commerce et des débuts de la machinerie industrielle sur les grandes plantations reconstituées. L’état anémique des Archives nationales d’Haïti avant leur récente modernisation explique en grande partie que celles-ci n’aient pas gardé trace des activités traductionnelles passées. Dans l’ensemble et jusque vers les années 1987, la traduction vers le créole relevait, principalement chez les lettrés férus de grec et de latin, de pratiques individuelles autodidactes et généralistes. Un nombre indéterminé de traducteurs généralistes, véritables pionniers et abeilles monastiques de l’activité traductionnelle, dépourvus de toute formation avérée en traduction, s’est néanmoins efforcé d’instituer un système d’équivalence entre la langue source, la plupart du temps le français, et le créole, langue cible. C’est ainsi qu’au fil des ans on a traduit en créole des textes de nature diverse (y compris les Fables de La Fontaine) d’abord à l’aide d’une graphie étymologique française, ensuite selon la graphie officielle du créole. Dans le champ littéraire, deux exemples célèbres sont d’une part « Cric ? Crac ! Fables de La Fontaine racontées par un montagnard haïtien et transcrites en vers créole », avec une préface de Louis Borno, une notice sur le créole et des notes étymologiques de l’auteur (Paris, Ateliers haïtiens, 1901 ? ; Port-au-Prince : Éditions Fardin 1980 ? ; Paris : Éditions L’Harmattan 2011). Et d’autre part « Antigone / Wa Kreyon », traduction/adaptation créole de la tragédie grecque classique Antigone de Sophocle par Félix Morisseau-Leroy (Éditions Diacoute 1953, Kraus Reprint 1970). Par ailleurs, en l’absence de sources documentaires accessibles et fiables, il est aujourd’hui extrêmement difficile de mesurer l’étendue réelle de l’activité traductionnelle de l’anglais et de l’espagnol vers le français et vers le créole, notamment depuis la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987. Alors même qu’il est probable qu’un nombre indéterminé d’ONG ainsi que certaines ambassades et plusieurs agences étrangères de coopération ont régulièrement passé commande de traductions vers le créole, l’absence de sources documentaires accessibles rend difficile toute évaluation exhaustive de ces activités.

Au début puis au milieu du XXe siècle, les impératifs des travaux de traduction en créole haïtien destinés à la communication publique ont porté les traducteurs à réfléchir à la question de la graphie. Le lien entre orthographe créole et traduction étant un lien fonctionnel situé en amont et au creux du processus traductionnel, ce sont sans doute les nécessités de l’évangélisation en créole qui ont conduit, durant les années 1940, un pasteur protestant irlandais du nom d’Ormonde McConnell et un éducateur américain spécialisé dans les questions d’alphabétisation, Frank Laubach, à élaborer une orthographe systématique du créole basée sur l’API (l’alphabet phonétique international). Nous ne possédons pas cependant de textes traduits en créole selon pareille orthographe. En revanche –et comme on le verra avec l’étude de la linguiste Marie-Christine Hazaël-Massieux–, plusieurs traductions attestées dans des documents écrits ont été élaborées par des prêtres catholiques et des pasteurs protestants désireux de mettre la Bible, traduite en créole, à la portée de leurs ouailles dès les années 1927. En Haïti, certains chantiers de traduction créole seraient encore plus anciens, mais nous n’en avons pas trouvé une signalétique explicite répertoriée aux Archives nationales ou à la Bibliothèque nationale d’Haïti.

La linguiste Marie-Christine Hazaël-Massieux est l’auteure de l’étude « La traduction de la Bible en créole haïtien : problèmes linguistiques, littéraires et culturels » parue dans la revue Présences haïtiennes (Université de Cergy-Pontoise, 2006). Elle nous fournit un éclairage daté sur des chantiers sectoriels antérieurs de traduction : « Au XIXe siècle, « la Parabole de l’enfant prodigue » a donné lieu à plusieurs versions créoles (en créole haïtien vers 1818, vers 1830 ?) ». Parmi les nombreux mérites de cette étude, il faut retenir l’exemplification des procédés de traduction mis en œuvre dans la traduction de la Bible :

  1. la « créolisation » du terme français :

Apôtres : zapòt

Disciples : disip

Pharisiens : farizyen

  1. les calques : les noces de l’Agneau : mariaj pitit mouton Bondyé = lit. Le mariage du petit mouton de Dieu

  1. les périphrases explicatives :

Jour des azymes : jou fèt pen san ledven an = lit. Le jour de la fête des pains sans levain

Pâques : fèt delivrans (fête qui commémore la sortie d’Égypte, et donc la délivrance des Hébreux retenus en esclavage par Pharaon)

Résurrection : lè mò yo va gen pou leve = lorsque les morts obtiendront de se lever

Païen : moun ki pa jouif = les gens qui ne sont pas juifs

Boucliers : plak fè protèj = les plaques qui protègent

Les justes : moun kap maché douat devan Bondié = ceux qui marchent droit devant Dieu

  1. l’adaptation aux nouveaux contextes (« culture locale ») :

Holocauste : boule = brûler (verbe et nom)

Lentilles (de Jacob) : pwa wouj, sòs pwa wouj = les pois rouges, la sauce pois rouges

Deniers : goud = gourdes (monnaie haïtienne) 

L’hypothèse selon laquelle l’opération traduisante vers le créole, par le procédé de la « phraséologie traductionnelle », serait tributaire de l’héritage de la tradition de la traduction amateure biblique semble donc fondée et historiquement datée. Mais il serait sans doute excessif de poser que cette tradition en est la source principale. Tel que nous l’avons évoqué auparavant, la bonne vieille tradition de la « traduction amateure » a longtemps été pratiquée par des traducteurs autodidactes dont la bonne foi tenait lieu de compétence, de sorte que n’importe quel lettré francocréolophone s’estimait compétent pour œuvrer en traduction créole comme d’ailleurs en lexicographie créole. Le poids historique de la bonne vieille tradition de la « traduction amateure » s’est sans doute ajouté à celui de la traduction amateure biblique et ce modèle de traduction généraliste s’est perpétué au fil des ans et s’est tout naturellement installé dans le domaine de la traduction technique et scientifique créole. D’autre part, l’enseignement de la traduction –principalement vers le créole–, étant une activité relativement récente en Haïti, les chantiers traductionnels vers le créole n’ont pas encore institué une véritable rupture qualitative d’avec la traduction amateure biblique où l’on trouve toujours à l’œuvre le procédé de la « phraséologie traductionnelle ». En d’autres termes, pour la période contemporaine, l’on observe que la traduction généraliste créole ainsi que la traduction technique et scientifique créole n’ont pas encore franchi le cap d’une véritable activité scientifique dépositaire d’un appareillage conceptuel et théorique et d’une méthodologie standardisée ayant fait ses preuves. Tel que précisé auparavant, la traduction généraliste créole ainsi que la traduction technique et scientifique créole n’ont pas encore atteint le niveau de la professionnalisation du métier de traducteur, cette professionnalisation étant consécutive à une formation universitaire dédiée.

Les tableaux suivants illustrent le recours au procédé de la « phraséologie traductionnelle ».

TABLEAU 1 – Illustration du procédé de la « phraséologie traductionnelle » / Échantillon de termes anglais suivis de leurs équivalents créoles dans le « English – Haitian Creole computer terms » / Tèm Konpyoutè : Anglè – Kreyòl » d’Emmanuel Védrine (s.l.é., 2006)

Termes anglais

Équivalents créoles

À titre comparatif, équivalents français provenant du Grand dictionnaire terminologique + commentaire/kòmantè RBO

auto feeder

plen pou kont li

alimenteur automatique

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bwozè (tèm anglè ki kreyolize)

navigateur

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mo kle pou klip sou travay ar (da)

floppy disk

dis flòpi

disquette

folder

katab

dossier

formating toolbar

ba zouti fòma

barre d’outils de formatage

insert envelopes in your printer

foure anvlòp nan enprimant (prentè, prenntè) ou

NOTE – « Séquence phrastique » en lieu et place d’une unité lexicographique créole

krach

defo kote yon pwoblèm ka koze pèt tout dokiman ki te konsève yo

Tradiktè a pa byen konprann fenomèn nan. Epi pa gen yon mo pou yo di sa an kreyòl paske fenomèn nan po ko entegre nan kilti sosyete a pou y ap pale de sa. Sa egziste nan tout lang yon fason lojik lè w ap entegre yon konsèp nouvo nan yon demach didaktik, enfòmatif

my list has

lis mwen genyen

NOTE L’équivalent créole correct est « lis mwen an ». La séquence « lis mwen genyen » n’est pas une unité lexicale

scroll down to view

desann pou gade

NOTE La séquence « desann pou gade » n’est pas une unité lexicale

search engine

motè fouy

moteur de recherche

shift

pese bouton shift (pou bay majiskil)

TABLEAU 2 / Illustration du procédé de la « phraséologie traductionnelle » / Échantillon de termes anglais suivis de leurs équivalents créoles provenant de trois lexiques du domaine juridique + Équivalents français issus du Grand dictionnaire terminologique (GDT) ou de TermiumPlus + Remarques de RBO

Note / La mention LEX1 signale que le terme provient du « New Jersey Judiciary Glossary of Legal (and Related) Terms – English/Haitian Creole » (New-Jersey, 2023) ; LEX2 = « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » (Center for Interpretation, University of Arizona, 2018 ; LEX3 = « English Haitian Creole Legal Glossary » (EducaVision, 1999).

Terme anglais

Terme créole = « phraséologie traductionnelle »

Équivalents provenant du GDT ou de TermiumPlus (TER)

Remarques de RBO

LEX1/ Aid to Families with Dependent Children (AFDC)

LEX1/ èd pou fanmi ak timoun sou kont yo

GDT = enfant à charge

Dans le domaine du Droit, « Dependent Children » signifie « enfant à charge », notion absente de l’équivalent créole. La traduction créole correcte est : « Èd pou fanmi ki gen timoun sou kont yo »

LEX1/ Amended Final Restraining Order

LEX1/ lòd restriksyon modifye

TER = injonction ; ordonnance d’injonction

L’équivalent créole ne prend pas en compte les traits définitoires de la notion anglaise.

LEX2/ act in concert

LEX2/ ansanm ak lòt moun ; fè (yon bagay) ;
fè (kichoy)

agir de concert (GDT et Termium Plus)

Les équivalents créoles ne prennent pas en compte les traits définitoires de la notion anglaise. Les équivalents créoles corrects sont : « aji ansanm », « travay ansanm »

LEX2/ youthful offender 

LEX2/ minè ki fè zak

délinquant juvénile ; enfant délinquant ; jeune contrevenant ; adolescent délinquant (Termium Plus)

LEX2/ zoning ordinance 

LEX2/ lwa ki regle sa ki ka fèt nan dives zòn yon vil (monte kay, legliz, lopital, magazen…) 

ordonnance de zonage (Termium Plus)

Une « ordonnance de zonage » n’est pas obligatoirement une loi, elle peut être une simple directive administrative émise, par exemple, par une municipalité.

LEX2/ false arrest 

LEX2/ lè yo arete yon moun pou anyen ; lè yo fèmen yon moun san rezon ; lè yo mete yon moun nan prizon san lalwa pa mande fè sa 

arrestation illégale n. f.; détention arbitraire n. f. (GDT) ; arrestation illicite n. f. (Termium Plus)

LEX3/ mental incapacity

LEX3/ moun tèt li pa bon ; paske tèt li pa drèt/klè/bon

incapacité mentale ; incompétence mentale ; handicap mental (TermiumPlus)

LEX3/ legal interpretation

LEX3/ entèpretasyon ki gen bon sans / lojik

interprétation juridique (TermiumPlus)

LEX3/ bench warrant

LEX3/ manda dare yon jij siyen

mandat d’amener (GDT), mandat d’arrêt, mandat d’arrestation, mandat d’amener (TermiumPlus)

Équivalent créole partiellement correct : seul un juge est légalement autorisé à signer un mandat d’arrêt, l »ajout du segment « yon jij siyen » est donc superfétatoire

TABLEAU 3 / Illustration du procédé de la « phraséologie traductionnelle » / Échantillon de termes provenant du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative »

Terme anglais

Terme créole

and replica plate on

epi plak pou replik sou

multiple regression analysis

analiz pou yon makonnay regresyon

how many more matings would you like to perform ?

konbyen kwazman ou vle reyalize ?

prior (conjugate)

konpayèl o pa 

seasaw prinsiple    

prensip balanswa baskil

spin angular momentum   

moman angilè piwèt 

Traductologie créole et traduction scientifique et technique créole : un champ disciplinaire à modéliser

Dans la première partie du présent article, l’examen de la « phraséologie traductionnelle » a consisté en une approche théorique assortie de l’exposé des données conceptuelles et analytiques nécessaires à l’intellection de cette problématique. Dans la seconde partie, l’exposé de l’information lexicographique/traductionnelle figurant dans les tableaux 1, 2 et 3 fournit un ample éclairage et atteste la réalité de la « phraséologie traductionnelle » telle que nous l’avons retracée dans divers documents.

L’on observe que cette double démarche renvoie en premier lieu à la nécessité de l’élaboration d’une véritable traductologie créole au sens où le lexicologue Jean Pruvost entend la notion de « traductologie » : « 1. Science qui étudie le processus de traduction. 2. Discipline qui étudie tous les aspects de la traduction ». Jean Pruvost ajoute à cette définition canonique les traits définitoires suivants : « (…) la traductologie est au cœur de deux dynamiques, d’une part la linguistique dite contrastive, entendons « qui met deux langues en contraste, qui compare systématiquement, à tous les niveaux d’analyse », comme le rappellent les auteurs du Grand Robert, et d’autre part la littérature » (Jean Pruvost : « Avant-propos. – Vous avez dit traductologie ? », ÉLA – Études de linguistique appliquée 2013 /4, no 172). La définition de Jean Pruvost rejoint celle du Grand dictionnaire terminologique, qui, pour le terme « traductologie », précise qu’elle est « L’étude théorique de la traduction ».

Pour sa part, Jacinta Ezeyi expose que « ce concept [la traductologie] couvre ce qui est désigné en anglais par Translation studies. (…) l’on a coutume de définir la traductologie comme théorie de la traduction ou un discours sur la traduction. De manière rigoureuse, nous définissons la traductologie, suivant les idées de Kunzil, comme la science de la traduction en ses différents aspects : littéraires, professionnels, psychologiques, pragmatiques, sociolinguistiques, linguistiques, ethnographiques, ou cognitifs. La traductologie remplit les trois fonctions cardinales de toute discipline scientifique : faire, transmettre, rechercher » (« La traductologie : contours d’une discipline », par Jacinta Ezeyi, Chukwuemeka Odumegwu Ojukwu University, AnambraNigeria, 16 août 2016).

Dans son mémoire de maîtrise présenté en décembre 2021, « Le rôle de la traduction dans la reconnaissance du créole des Petites Antilles françaises à partir de 1960 », Élodie Bontoux (Université de Montréal, Département de linguistique et de traduction) rappelle la contribution du romancier et lexicographe Raphaël Confiant à la lexicographie créole et à la traductologie créole : « Pour Confiant, « la traductologie devient alors la voie royale pour créer les conditions vers la souveraineté scripturale du créole à l’instar des grandes langues européennes, à ceci près que le statut politique des créoles diffère de beaucoup de celui des langues concernées au XVIe siècle par la traduction de la Bible ». (Confiant, 2003, p. 4). Dans le même document, Élodie Bontoux note également que « Traduire en créole c’est vouloir prouver les capacités de cette langue à accueillir en quelque sorte une autre langue (en l’occurrence le français), c’est aussi l’enrichir, développer ses capacités d’expression. » (Arsaye, 2004, p. 133) L’ouvrage en trois volumes du Martiniquais et chercheur du GEREC-F Jean-Pierre Arsaye intitulé Français-Créole/Créole-Français : de la traduction (2004) est la première thèse doctorale de traductologie soutenue à l’Université des Antilles. Celle- ci mérite donc une attention toute particulière. Partant du contexte antillo-guyanais, l’auteur s’intéresse aux enjeux éthiques, pragmatiques et théoriques de la traduction en situation diglossique. Dans cet ouvrage, Arsaye pose notamment « les brûlantes questions de savoir pour qui traduire, comment traduire, pourquoi traduire en pays créolophone et selon quelles conditions ».

L’idée de l’élaboration d’une véritable traductologie créole est en lien direct avec la réflexion exploratoire du linguiste traducteur Lemète Zéphyr que nous avons exposée au début de cet article lorsqu’il met l’accent et rappelle l’importance de la théorie dans le champ de la traduction. Ainsi, il faut prendre toute la mesure que l’élaboration d’une véritable traductologie créole est un enjeu central, elle permettra de rompre avec la vieille tradition de la « traduction amateure » à l’œuvre dans nombre de « produits » traductionnels et lexicographiques lourdement lacunaires, entre autres dans le English – Haitian Creole computer terms » / Tèm Konpyoutè : Anglè – Kreyòl » d’Emmanuel Védrine, dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » et dans des lexiques anglais-créole du domaine juridique publiés aux États-Unis (voir le tableau 2). Cette vieille tradition de la « traduction amateure », que l’on peut également désigner par le vocable de « traduction préscientifique », est le lieu d’une ample confusion induite par l’inadéquation d’un grand nombre d’équivalents de la langue de départ (l’anglais, l’espagnol, le français) avec les équivalents dans la langue d’arrivée, le créole. De surcroît, les « produits » traductionnels et lexicographiques tels que le English – Haitian Creole computer terms » / Tèm Konpyoutè : Anglè – Kreyòl » d’Emmanuel Védrine, le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » et les lexiques anglais-créole du domaine juridique publiés aux États-Unis ont tous en commun une lourde ignorance des notions de base du domaine de la traduction, notamment l’« unité lexicale », l’« unité de traduction », le « lexème », l’« équivalence lexicale » appariée à l’« équivalence notionnelle ». Il est hasardeux de vouloir faire de la traduction et de la lexicographie alors que l’on ignore manifestement les notions de base de ces domaines : l’on a ainsi abouti à bricoler une « traduction borlette » et une « lexicographie borlette » où l’on trouve pêle-mêle des équivalents « créoles » souvent erratiques, fantaisistes et qui bien souvent ne respectent pas le système morphosyntaxique du créole (voir notre article « La lexicographie créole à l’épreuve des égarements systémiques et de l’amateurisme d’une « lexicographie borlette », Fondas kreyòl, 28 mars 2023). D’autre part, et comme nous l’avons déjà démontré, ces « produits » lexicographiques ont été élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle, et le traducteur ne peut en aucun cas les utiliser au titre de références fiables (voir notre article « La lexicographie créole en Haïti : retour-synthèse sur ses origines historiques, sa méthodologie et ses défis contemporains », Fondas kreyòl, 15 décembre 2023).

L’examen de la « phraséologie traductionnelle » telle que nous l’avons retracée dans divers documents (voir les tableaux 1,2,3) a amplement exemplifié qu’une telle opération traduisante est un procédé, une stratégie de contournement d’une difficulté de traduction là où le terme de la langue de départ n’a pas encore été traduit et ne figure dans aucun document de référence de type lexique ou dictionnaire accessible au traducteur. L’élaboration d’une véritable traductologie créole –en s’ouvrant à la sémantique lexicale–, devra permettre de dépasser le procédé de contournement d’une difficulté de traduction en une triple articulation, à savoir « pour qui traduire, comment traduire, pourquoi traduire en pays créolophone et selon quelles conditions » (Élodie Bontoux, op. cit.). Cela revient à poser la traductologie créole comme un espace épistémologique dans lequel les traductologues, les traducteurs, les linguistes et les didacticiens définissent et élaborent le dispositif scientifique de la traduction créole. C’est bien à cette dimension épistémologique de la réflexion que l’on doit aboutir afin que la traduction généraliste créole ainsi que la traduction technique et scientifique créole franchissent le cap d’une véritable activité scientifique dépositaire d’un appareillage conceptuel et théorique et d’une méthodologie standardisée. Le lien devra être établi, sur ce registre, entre la traductologie et son indispensable apport à la didactisation du créole (voir le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021, 381 pages). C’est bien sur ce socle épistémologique que la traduction généraliste créole ainsi que la traduction technique et scientifique créole parviendront à atteindre l’indispensable niveau de la professionnalisation du métier de traducteur et cela passe nécessairement par une formation universitaire spécialisée. Dans cette optique nous faisons le plaidoyer que la formation de niveau licence dispensée à la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, en prenant appui sur les cours de traduction et de lexicographie déjà offerts, débouche sur une véritable formation spécialisée en traduction. Il est hautement souhaitable que cette formation spécialisée d’une durée de quatre ans –à dispenser à l’École supérieure de traduction et d’interprétation et à la Faculté de linguistique appliquée–, soit élaborée dans l’optique d’une double diplomation en traduction et en lexicographie. NOTE – Sur la sémantique lexicale mentionnée plus haut, voir entre autres Olga Rocío Serrano-C.  (Universidad pedagógica nacional, Colombia), « Analyse sémantico-lexicale et terminologique », Folios, n° 47, 2018 ; voir aussi Christoph Schwarze, « Introduction à la sémantique lexicale », Gunter Narr Verlag Tübingen, 2001 ; voir également Alain Polguère, « Lexicologie et sémantique lexicale / Notions fondamentales », Presses de l’Université de Montréal, collection Paramètres, 2003.

[REMERCIEMENTS — Nous tenons à remercier les professeurs Molès Paul et Lemète Zéphyr pour les commentaires critiques qu’ils nous ont aimablement acheminés après avoir lu la première version de cet article. Leurs commentaires et suggestions ont été intégrés à la version finale du présent article.]

Bibliographie indicative de la traduction

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Liste indicative d’institutions de référence en traduction/traductologie

CET : Centre d’études de la traduction Centre d’études constitutif de l’Institut des humanités de l’Université de Paris (Paris 7 Diderot)

GREMUTS : Groupe de recherche multilingue en traduction spécialisée Centre de recherche fédéré de l’Université Stendhal Grenoble 3, rattaché à l’institut ILCEA

SoFT : Société française de traductologie Société savante rattachée à l’Université de Nanterre et en particulier au laboratoire MoDyCo

CERTTAL : Centre d’études et de recherche en traductologie, en terminologie arabe et en langues – École de traducteurs et d’interprètes de Beyrouth (ETIB) – Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban 

CeRLA : Centre de recherche en terminologie et traduction – Université Lumière Lyon 2

TRADITAL : Centre de recherche en traduction interprétation, didactique des langues et traitement automatique des langues – Faculté de Lettres, Traduction et Communication – Université libre de Bruxelles

Montréal, le 3 août 2024