— Par Bernard Deschamps —
La société autophage part de l’analyse de la valeur de la marchandise formulée par Marx. Le philosophe Anselm Jappe privilégie sa dimension subjective.
Selon le philosophe Anselm Jappe, c’est la dimension économique qui a été privilégiée par les « marxistes traditionnels » dans l’analyse de la valeur de la marchandise. L’auteur poursuit son étude dans le prolongement de celles de Guy Debord et de l’école de Francfort en confrontant la pensée de Marx à celle de philosophes, de sociologues (Descartes, Kant, Hobbes, Rousseau, Sade, Schopenhauer, Marcuse…) et notamment aux écrits de Freud et des diverses écoles de la psychanalyse.
Il étudie plus particulièrement le concept de narcissisme. Pour Freud, le narcissisme – « l’amour de soi, de son corps » – est une pathologie inhérente à la nature humaine. Pour d’autres penseurs, c’est la société qui forge l’être humain.
Anselm Jappe affirme que « chacune des deux hypothèses a conduit historiquement à la violence et jusqu’au totalitarisme ». Il partage la démarche de Christopher Lasch, qui considère certes que « les pulsions agressives et libidinales se retrouvent en tout lieu et à toute époque, en toute culture et société », mais que « l’environnement favorise une direction ou une autre ». Or « la soumission toujours croissante de la vie à la tyrannie économique (…) », « l’esprit de concurrence et l’affirmation du moi isolé au détriment de ses liens sociaux caractérisent toute la modernité capitaliste ». Le narcissique « reproduit cette logique dans son rapport au monde ».
À son stade actuel, « le capitalisme a entraîné une véritable régression anthropologique ». Pour Jappe, on assiste à une « infantilisation » des individus (avec l’image qui se substitue à l’écrit), à « une standardisation de l’imaginaire », à une « décivilisation », à une « barbarisation » de la société. Les viols, les incestes, les massacres collectifs se multiplient, révélateurs de cette « pulsion de mort » qu’entraînent le règne de la concurrence et sa disposition à détruire « l’autre ». « La nouvelle économie psychique est l’idéologie de marché ». « Que faire de ce mauvais sujet ? »
Pour l’auteur, le « mauvais sujet » n’est pas tel ou tel individu, tel ou tel patron. Il précise : « Nous avons refusé l’idée d’une société marchande nettement divisée entre dominants et dominés, coupables et victimes. » Le mauvais sujet, c’est le « sujet de la société marchande », sa loi de la valeur « qui préformate ce que l’individu peut faire ». Selon lui, tous les individus. Les « patrons » n’étant que les fonctionnaires de ce système qui enferme les individus dans une « servitude volontaire ».
c’est la nature même du système capitaliste qu’il faut changer et non tel ou tel dirigeant
Ici pointe ce qui constitue un des aspects discutables du raisonnement d’Anselm Jappe. Il faut, certes, comme il le préconise, travailler les consciences, informer, montrer que c’est la nature même du système capitaliste qu’il faut changer et non tel ou tel dirigeant, mais négliger la dimension économique et faire l’impasse sur les luttes mêmes partielles, c’est sous-estimer la mal-vie et se condamner à l’échec. C’est en effet dans les luttes que progressent le plus les consciences et non dans la seule pédagogie.
Il ne faut pas sous-estimer les effets corrupteurs de la société marchande et Anselm Jappe a raison de nous mettre en garde contre ses pièges, mais de là à considérer que nous avons tous intériorisé les contraintes imposées par le capitalisme et que nous sommes tous « intégrés », il y a un pas. Enfin, contrairement à ce qu’affirme l’auteur, il y a des exploiteurs, qui possèdent les moyens de production et d’échange, et des exploités. Ces derniers sont même de plus en plus nombreux. Ne pas s’appuyer sur les classes et couches sociales exploitées, c’est se condamner à l’impuissance. Par-delà ces réserves, cette étude est stimulante.
Lire Plus => L’humanité.fr
La Société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction. Anselm Jappe La Découverte, 246 pages, 22 euros