Tribune Collectif
La capacité d’accueil et de soin d’enfants atteints de troubles mentaux ne suit pas l’augmentation et l’aggravation des cas, alerte un collectif de professionnels hospitaliers, dont le professeur Richard Delorme, dans une tribune au « Monde ».
Tribune. Avons-nous décidé collectivement d’être négligents avec la santé mentale de nos enfants ? Cette question surprenante est pourtant celle que nous, professionnels de santé, nous posons chaque jour – plus encore depuis la crise due au Covid-19 – lorsque nous avons à gérer la souffrance des enfants qui se présentent aux urgences pour des troubles psychiatriques. Que s’est-il passé depuis août 2018, où nous soulignions dans Le Monde les difficultés que nous rencontrions pour pallier l’augmentation de la gravité et du nombre de passages aux urgences ?
Est-il normal que, faute de places d’hospitalisation et d’une organisation cohérente des soins urgents en pédopsychiatrie, nous soyons obligés de laisser des enfants de moins de 15 ans dormir aux urgences, parfois trois ou quatre nuits, dans des lieux où ils ne devraient passer que quelques heures ? Est-ce normal de laisser des enfants angoissés, suicidaires, dans des conditions précaires, sans les soins nécessaires à la prise en charge de leur trouble ? A-t-on accepté collectivement que cette situation est tolérable pour notre société, alors même que les conséquences de la crise sanitaire actuelle se manifestent par un afflux aux urgences ? Ce qui était insupportable l’est plus encore.
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Que dire alors à Karim, 12 ans, souffrant d’une déficience intellectuelle ? Ce garçon, placé dans un foyer de l’aide sociale à l’enfance, est accompagné par ses éducateurs aux urgences, paniqué à l’idée d’être contaminé par le SARS-CoV-2. Ceux-ci nous demandent de l’hospitaliser mais il n’y a aucun lit disponible en pédopsychiatrie en Ile-de-France. L’enfant passe alors quatre nuits aux urgences dans un état d’anxiété majeure, majoré par la perte de repères, sans famille et sans éducateurs.
Conditions déplorables
Que dire à Mélina, 14 ans, arrêtée par des passants alors qu’elle tentait de se jeter sur les rails du métro ? L’adolescente a une dépression sévère et souhaite mourir. Faute de place, elle reste trois jours aux urgences avec ses parents effondrés. Et que dire à Solène, 13 ans, arrivée aux urgences après une quatrième tentative de suicide ces deux dernières semaines ? Cette jeune fille est en état de stress aigu après avoir été séquestrée et violée. Faute de place d’hospitalisation, Solène reste trois jours aux urgences.
Etonnamment, ces situations requérant des soins psychiatriques urgents chez les enfants ne sont pas rares. Elles ont augmenté de manière spectaculaire au cours des vingt dernières années, en France et dans la plupart des pays occidentaux. Le suicide représente la quatrième cause de mortalité chez les 10-14 ans. Selon l’Organisation mondiale de la santé, 10 % à 20 % des enfants souffrent de troubles mentaux et la moitié des maladies mentales de l’adulte débutent avant 14 ans.
Malgré cet accroissement, les services d’urgences pédiatriques ne disposent souvent pas des ressources nécessaires pour répondre aux besoins de ces patients. Savons-nous qu’à Paris il n’existe pas de service d’accueil d’urgences pédopsychiatriques pour les enfants de moins de 15 ans ? Mais les plus grandes difficultés résident dans le faible nombre de lits disponibles pour hospitaliser ces enfants après leur passage aux urgences, et proviennent d’un déficit d’organisation raisonnée des soins urgents en pédopsychiatrie.
Un rapport sénatorial de 2017 sur la situation de la psychiatrie des mineurs en France fait le constat de « l’inadéquation de l’offre par rapport aux besoins » et de « difficultés à prendre en charge l’urgence ». Dans certains départements d’Ile-de-France, il n’existe aucune place d’hospitalisation en urgence en pédopsychiatrie. C’est cette situation dramatique qui mène tant d’enfants à rester aux urgences dans des conditions déplorables d’accueil et de soin.
Désengagement institutionnel
L’accroissement des capacités d’ouverture des centres médico-psychologiques (CMP) pour recevoir en consultation d’urgence a été proposé dans ce même rapport sénatorial (proposition 23). Cela est pourtant loin d’être le cas : les délais d’attente, pour une première consultation dans un CMP pour enfants, peuvent être de plusieurs mois à Paris, voire au-delà d’un an ailleurs. L’organisation de la pédopsychiatrie a été questionnée dans ce même rapport soulignant les difficultés systémiques des dispositifs de soins, particulièrement lorsqu’il s’agit de la question des urgences. Durant la crise liée au Covid-19, plusieurs de ces centres n’assuraient qu’une permanence téléphonique.
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Nous sommes constamment surpris du désengagement institutionnel (personne ne se sent responsable de la situation), sans compter ceux qui vont jusqu’à douter de la notion d’urgence en pédopsychiatrie. La situation est très différente lorsqu’il s’agit des urgences psychiatriques adultes puisque, pour chaque patient d’une zone géographique donnée, le schéma sanitaire impose aux médecins et aux administrateurs chargés de cette zone d’identifier une place d’hospitalisation.
Pouvons-nous accepter que ce schéma ne s’applique pas en pédopsychiatrie ? Par exemple, pourrions-nous accepter que, dans certaines régions, il n’y ait pas d’organisation cohérente permettant de prendre en charge les infarctus du myocarde et qu’il faille attendre trois ou quatre jours avant d’avoir une coronarographie ? Un rapport de novembre 2017 de l’inspection générale des affaires sociales souligne que les inégalités et les difficultés de la pédopsychiatrie ne semblent malheureusement pas prises en compte dans l’élaboration des politiques publiques.
Ainsi, nous appelons à ce qu’une solution soit construite dans les mois à venir avec l’ensemble des parties prenantes, territorialement et, par extension, nationalement. Depuis 2018 et en syntonie avec la crise due au Covid-19, la situation des urgences pédopsychiatriques s’est aggravée et c’est un drame dont nous sommes tout à la fois acteurs et témoins. A l’heure où nous écrivons ces lignes, Laura, 11 ans, va passer sa troisième nuit dans un lit des urgences de notre hôpital. Elle souffre d’une anorexie mentale sévère avec un risque vital engagé. Sept hôpitaux ont été contactés. Aucun ne peut l’accueillir.
Professeur Richard Delorme chef du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de l’hôpital Robert-Debré (Paris) ; Eric Acquaviva, Paola Atzori, Sara Bahadori, Anita Beggiato, Alexandre Hubert, Anna Maruani, Hugo Peyre, Emmanuelle Peyret, Benjamin Pitrat, Eva Stantiford, Coline Stordeur, Valérie Vantalon, pédopsychiatres à l’hôpital Robert-Debré ; Martine Renaud, Marie Louguet, cadre supérieur de santé et infirmière à l’hôpital Robert-Debré.
Le service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de l’hôpital Robert-Debré coordonne les activités du nouveau Centre d’excellence des troubles du spectre autistique et neurodéveloppementaux (InovAND).
Source : LeMonde.fr