— Par Brahim Senouci, universitaire —
Il y a quelques semaines, j’ai expérimenté un immense sentiment de solitude, d’autant plus paradoxal qu’il s’est produit lors d’un dîner « entre amis ». Outre les bons plats concoctés aussi bien par nos hôtes que par les commensaux, la littérature était au menu.
Mauvais début…
Une dame fait l’éloge du livre de Sansal, « 2984 ». L’assistance l’écoute avec recueillement. Le climat est à l’approbation. Toutefois, quelques-uns gardent le silence. Un critique littéraire connu bougonne quelque chose du style : « il m’est tombé des mains ». J’interviens pour rappeler quelques évidences, à savoir que Sansal est un nostalgique de l’époque coloniale dont il a intégré la mythologie mensongère en disant qu’ils (les pieds-noirs) « ont fait d’un enfer un paradis ». Je me réfère à Tocqueville, fervent partisan du colonisme (on ne disait pas encore « colonisation » à cette époque), qui déclare que « (nous) avons rendu la population locale beaucoup plus misérable qu’elle ne l’était avant notre arrivée ». Je cite le Maréchal de Saint-Arnaud, grand massacreur devant l’Eternel, qui évoque « ces beaux villages de Kabylie » qu’il s’apprête à incendier. J’invoque Bugeaud s’extasiant devant la beauté du pays, si riche, si largement ensemencé, aux campagnes peuplées de si beaux troupeaux, tellement supérieur, disait-il, à la Provence aride et désolée.
Mauvaise pioche. Je subis un tir de barrage qui me laisse pantois… La plus véhémente est la dame qui fait la promotion de Sansal. Elle salue son combat contre l’islamisme et l’ « invasion des cultures étrangères ». Elle dit son dépit de voir un jour « sa » femme de ménage marocaine, pourtant « occidentalisée », arriver un jour coiffée d’un foulard. Elle raconte comment elle lui enjoint de le retirer…
Je tente de me défendre, en mettant en avant mes tragédies familiales occasionnées par l’armée coloniale. Peine perdue. Non seulement, cela ne suscite aucune marque de sympathie, pas même l’ombre d’un silence empathique, mais la fureur est à son comble.
Maudite soirée, mais si riche d’enseignements…
Il y a un paradoxe de l’occidental : tout en se déclarant curieux de l’Autre, Il n’en attend pas une expression de sa différence mais une similitude rassurante. Des siècles de domination européenne ont produit une espèce de dogme implicite qui dispose que les valeurs brandies par l’Occident sont nécessairement universelles, qu’il ne peut y avoir de salut pour un non-occidental en dehors de sa dissolution-assimilation dans l’Empire.
En 2008, la médaille de l’Ordre du Mérite de la République fédérale d’Allemagne est attribuée à cinq personnalités françaises, à l’occasion du 45ème anniversaire de la signature du traité de l’Elysée, acte fondateur de l’amitié franco-allemande. L’une de ces personnalités la refuse. Il s’agit de Marc Ferro, historien français de renom.
Marc Ferro avait œuvré pourtant pour cette entente, notamment par la célèbre émission télévisée qu’il anima sur Arte pendant une douzaine d’années, Histoire parallèle. Dans la lettre qu’il adressa à la chancellerie allemande, il exprime sa reconnaissance pour la distinction qui lui est offerte et l’impossibilité de l’accepter, en tant que fils d’une mère déportée au camp de Buchenwald dont elle n’est pas revenue. Assumer cet honneur sur ma poitrine me serait insupportable. Je n’ai jamais fait mon deuil de mon être chéri, déclara-t-il. L’ambassadeur allemand accueillit cette attitude avec compréhension et respect. En France, l’opinion manifeste la même attitude bienveillante.
Primo Levi, écrivain juif italien, rescapé du camp d’Auschwitz, est mort à Turin en 1987. Le médecin légiste avait conclu à un suicide. Cette thèse est d’autant plus plausible que Levi ne s’était jamais remis de sa déportation. Il la raconte dans un livre très célèbre, « Si j’étais un homme ». On lui a souvent demandé s’il avait pardonné aux Allemands. Sa réponse était ambiguë. Il déclare que le pardon est impossible parce que le repentir n’est pas sincère. Il dissocie dans un premier temps les coupables du peuple allemand qu’il innocente du crime. Mais c’est pour ajouter que ce même peuple ne pouvait pas ignorer l’existence des camps et donc qu’il doit assumer une part de la culpabilité. Primo Levi bénéficie du respect universel, non seulement en Italie mais dans toute l’Europe, Allemagne comprise.
Vladimir Jankélévitch, philosophe et musicologue juif d’origine russe, a une attitude beaucoup plus tranchée. Il refuse totalement le pardon et renonce à ouvrir un livre ou une partition allemande et s’abstient de parler la langue allemande dans laquelle il excelle… Il explique son attitude par l’abomination des camps.
L’historien français Pierre-Vidal Naquet, a écrit plusieurs ouvrages sur la colonisation, en particulier sur les actes de torture et d’assassinats commis en son nom. Un livre, ou plutôt un dossier a paru aux éditions Maspéro en 1975. Il s’intitule « Les crimes de l’armée française, Algérie 1954-1962 ». Il s’agit d’un recueil de témoignages de soldats français. Il dit l’horreur dans sa nudité, sa lecture est insoutenable.
Primo Levi, Vladimir Jankélévitch, Marc Ferro, jouissent d’un respect universel. Serait-ce trop demander que les victimes algériennes de l’armée coloniale jouissent d’un égal respect ? J’entends d’ici les beuglements de colère qui vont accueillir cette exigence. Ils ne m’étonnent pas. Tout porte à croire que les drames ne sont pas jugés à la même aune. Les enfants palestiniens de Gaza meurent sous les bombes israéliennes sans faire l’objet de la moindre commisération de la part de ceux qui en font commerce. Les millions d’hommes assassinés au Congo depuis une décennie n’ont pas permis la vente d’un seul tee-shirt frappé de la formule « je suis Congo ». Alors, bien sûr, les soirées littéraires « entre amis » continueront de laisser un goût de cendre. Les Primo Levi, Marc Ferro, Vladimir Jankélévitch, existent en Algérie et dans les pays meurtris par la colonisation. Ils n’ont pas droit à la parole. On leur préfère Sansal…