— par Janine Bailly —
D’un pays à l’autre, d’une famille à l’autre, d’une cuisine à l’autre. De la mélancolie au sourire retrouvé. Ainsi se tisse le chemin de Masato, jeune chef de Ramen auprès d’un père veuf et dépressif, et qui à la mort de ce dernier quitte le Japon. Mettant ainsi ses pas dans ceux de ce père parti autrefois à Singapour, où l’attendait celle qui deviendrait son épouse ; accomplissant ce voyage de retour vers le pays natal que jamais sa mère, exilée par amour au Japon après son mariage, la naissance de l’enfant, et le rejet par sa propre mère, n’eut l’heur de réaliser.
À Singapour, Masato retrouve un oncle maternel, qui l’accueille et le guide vers une grand-mère acariâtre, confite dans ses rancœurs, et qui n’a pas pardonné la “mésalliance” de sa fille avec un Japonais, parce qu’en lui elle voyait l’occupant sanguinaire d’une époque révolue. Là, Masato apprend l’art de confectionner le bak kut teh, “un consommé de côtes de porc cuit à feu doux avec un mélange d’herbes chinoises et d’épices”. Et retrouve enfin la saveur de ces plats maternels, qu’en vain il essayait de reconstituer, saveur de bouche et réminiscence de l’enfance perdue. Alors il pourra enfin, apaisé, accepter l’absence d’une mère tant aimée.
Mais ce n’est pas seulement le savoir-faire culinaire, pas seulement le secret d’une recette perdue que le très sensible et très doux Masato est venu demander — ici je songe à la restauratrice du film Tampopo, qui recherche avec la ferveur d’un chevalier du Graal la recette de cette “soupe de nouilles cuites dans un bouillon de viande ou de poisson, le ramen”… Toujours Masato s’est inquiété de cette absence, de cette méconnaissance d’une famille maternelle, de cette douleur qui fut, sans céder au temps, celle de sa mère : du passé de la disparue demeurent des photographies, un journal intime aussi écrit dans sa langue, et que Masato devra se faire traduire. Objets grâce auxquels, pour lui et pour nous il reconstitue une part du roman parental. Et reprend l’histoire là où elle fut laissée, trouvant pour celle qu’on avait maudite, et par la grâce de plats offerts, cuisinés, partagés, le chemin du pardon qu’autrefois on ne voulut pas accorder.
Si tu restes vigilant, si ton estomac à la vue de ces plats n’a pas trop crié famine, ton œil enregistrera, dans un plan rapide du restaurant où Masato est revenu, inscrit sur la façade, le nom de la nouvelle spécialité offerte, le « Ramen Teh », apparente contraction de bak kut teh, plat typique de Singapour et de ramen, plat typique du Japon ? Une inscription qui attesterait la réalisation d’un rêve déjà exprimé par Masato. La recette d’une cuisine dirait-on aujourd’hui de fusion. Ou signe qu’un désir vient de se réaliser, concrétisation symbolique d’une résilience, d’une réconciliation dans les larmes devenue possible. Réconciliation avec les autres. Avec soi-même. Avec un passé enfin pacifié. L’idée pourrait sembler naïve, comme d’ailleurs le happy end assez convenu et que je ne dirai pas, mais elle est bien l’aboutissement d’un film où tout se noue et se dénoue dans le secret des cuisines, à la chaleur des fourneaux.
Éric Khoo peint la cuisine comme un art, comme un patient rituel, comme vecteur de transmission aussi. La cuisine pour nourrir le corps et l’âme. Pour ne pas oublier d’où l’on vient, où l’on veut aller, et qui l’on est. Dans un film tout en douceur, en sentiments qui pudiquement affleurent, où la seule force est bien celle de plats traditionnels joliment colorés, et que l’on prépare avec amour pour dire son amour !
Fort-de-France, le jeudi 10 janvier 2019
À revoir à Madiana, dimanche 13 et Mardi 15 janvier