La ruse de l’imprévisible

par Manuel NORVAT —




On ne présente plus l’imprévisible : il s’invite par définition sans prévenir. On peut seulement tenter de l’approcher. En vérité, l’imprévisible nous apparaît sous les aspects les plus incroyables du quotidien et de l’imaginaire, sans compter les méditations savantes, peu être trop savantes, ou encore les expressions non-conventionnelles, et pas forcément iconoclastes, des œuvres d’art que sont les installations. Les exemples fourmillent : l’inopiné des tremblés de la terre ; l’apparition d’un cheval à trois pattes ; une grève générale en colonie de surconsommation ; les fureurs poétiques des conteurs et autres tireurs de merveilles ; les bougres-à-livres habités de « cadavres exquis » dans un univers de baroque naturel (où de réel-merveilleux si vous voulez) que nous criions tout bonnement créole ; appellation dont nul peuple ne devrait détenir le monopole. Et puis, l’imprévisible, d’universaux en lieu commun, c’est bien là son paradoxe, cela devient du réchauffé avec, à présent, le carême au mitan de l’hivernage.

Comme quand pour mieux appréhender un paysage on lui tourne le dos, la revue Recherches en esthétique orchestrée par Dominique BERTHET nous propose très modestement d’aborder l’imprévisible dans la création esthétique. Un peu d’après l’histoire de cet homme qui voulut apprivoiser l’inconscient au début du vingtième siècle en chatouillant les rêves.
Une revue, justement, donne à voir et surtout (en des variations sur un même thème) à revoir ce qui est au voisinage du déjà pensé et de l’impensé à toute. Cela vaut assurément le détour. Dans ce numéro consacré à l’imprévisible les contributeurs n’ont pas failli à ce rituel insondable. Avant d’avoir cette revue annoncée entre les mains, je me demandais comment pouvait s’opérer le choix difficile de figurer, tout au moins suggérer, l’imprévisible sur la couverture ? J’avais une attente et la réponse s’épaississait dans un suspense. C’est Rimbaud, si classiquement déroutant qui est mis en avant ; oui Rimbaud, en éternelle avant-garde de l’imprévisibilité, par une œuvre d’Ernest PIGNON-ERNEST. Rimbaud. Notre Rimbaud : aussi bien le pionnier de la Négritude avec son Mauvais sang que la figure de l’adolescent ou de la poésie dans tous ses états : du corset de la versification, au trafiquant de grand chemin. Une même œuvre en mouvement, une même conscience poétique, s’il en est. La dernière de couverture est illustrée par Vanité, Oshala de Bruno PEDURAND. Un trompe-l’œil vivant, en l’occurrence un caméléon s’offre au regard. Plus qu’un être, le caméléon est un opérateur réversible qui à une disposition à changer, à se fondre, à échanger infiniment, sans se dénaturer. Le caméléon incarnerait le dépassement du mimétisme. Pour l’artiste, la série dans laquelle s’insère ce tableau propose une refondation de la vanité en peinture (sans crânes humains ou globes terrestre) afin d’exprimer les tournures imprévisibles de l’existence. Ces œuvres d’Ernest PIGNON-ERNEST et de Bruno PEDURAND où le visible dévisage l’imprévisible, ont, à l’aide de sa propre imagination, de quoi contrecarrer l’activité intentionnelle de la conscience des « regardeurs » que nous sommes.
Dans le sommaire, comme par un fait exprès, au grand dam des puristes, s’est glissée une coquille : un e surnuméraire à « cérébrale ». Mais c’est sans danger, ni excentricité sur les cinq pistes ouvertes autour de notre thème qui décentralise éperdument : l’existence, le cinéma, l’architecture, les matériaux artistiques et l’art en Caraïbe. L’éditorial d’une écriture pudique, comme pour mieux approcher l’imprévisible, fait l’inventaire de ses facettes : l’effroi, la surprise, l’imprévu, le fortuit, et caetera. Cette introduction en matière de Dominique BERTHET ne se hausse jamais d’un demi-ton ; elle est sans dièses, musicalement et même aussi au sens créole du terme, c’est-à-dire sans affectation aucune. C’est donc avec sobriété et dans la pudeur que j’ai dite, la retenue, que Dominique BERTHET nous renseigne, moins en philosophe qu’en esthète d’un art de vivre, puisque justement pour lui vivre « est une expérience permanente de l’imprévisible ». C’est ainsi qu’il donne la parole aux invités de ce numéro.
L’envie me prit de le dévorer sans carême (non pas Dominique BERTHET et sa sympathique moustache, mais bien ce numéro consacré à l’imprévisible) ; oui, d’une traite. Contrairement à mes habitudes de pourfendeur de préfaces et de cannibale de morceaux choisis, je l’ai abordé de manière très ordonnée comme ce personnage de l’Autodidacte dans La Nausée de Jean-Paul Sartre, lequel s’était engagé dans la lecture linéaire des entrées d’une encyclopédie. Sans mollir.

Première partie : l’existence

Un entretien avec Marc JIMENEZ nous introduit aux différentes formes de cette anti-notion qu’est l’imprévisible. Cela passe par des considérations dites « hors de propos », des digressions incontrôlées et si fondamentales nourrissant le débat qui nous occupe. Dans Notes pour une poïétique de l’imprévisible René PASSERON dans un genre — est-ce un traité ? est-ce un poème ? —dont on ne s’attend pas nous ouvre avec humour aux délices de l’étymologie autour de l’imprévisible. Avec Créativité imprévisible et plasticité cérébrale, Hervé-Pierre LAMBERT quant à lui explore des aspects propres à « libérer des potentialités » créatrices dans les rapports de l’art à la santé. L’accident vasculaire cérébral qu’il examine n’est certes pas vu sous l’aspect d’un paradis artificiel. Cependant, il part de là pour interroger les donnes de ce qu’il nomme le « cerveau plasticien » — et l’on aura sans doute une bonne raison d’idolâtrer les très biologiques cerveaux de Nietzsche et d’Artaud ou les expériences de para psychologie qui font florès dans les arts et la littérature. Florient PERRIER, lui, dans un article intitulé Des corps sans histoire — théâtre de l’imprévisible, prolongeant à mon avis une réflexion de Spinoza (« On ne sait pas ce que peut le corps »), s’attaque à l’inimaginable de la barbarie sur les corps. La contribution de SENTIER, L’imprévisible est nécessaire, jouant sur l’aspect de prime abord sentencieux de son titre, taquine hasard et nécessité à coup d’oximores et pourquoi pas à coups de marteaux ou de pinceaux. SENTIER tourne son propos sur un individu social particulier : l’individu-artiste.

Deuxième partie : cinéma et architecture

Pour sa part, dans son article La caméra positionnelle devant l’imprévisible du monde Dominique CHATEAU met en lumière « l’assimilation du cinéma à la conscience » à partir de la phénoménologie hursserlienne revisitée par Sartre. Ce beau débat qui rend compte des tribulations entre conscience du monde, caméra et montage s’articule autour des œuvres de Robert Bresson et de Jacques Tati.
Hugues HENRI, dans Architecture de l’imprévisible chez Tadashi Kawamata fait à travers cet architecte un éloge des espaces non-euclidiens, c’est-à-dire, en fait, de l’impensable pour les ingénieurs, ces éternels frères ennemis des architectes. L’engagement de Tadashi Kawamata, celui d’une architecture épiphyte, n’étouffe pas comme l’aurait fait un parasite (animal ou végétal) l’œuvre qu’elle fréquente. Cet architecte fonctionne « sur » et « avec » des lieux parfois « chargés d’histoires », comme on dit. Il est constamment dans le processus de son travail en relation avec des communautés marginales, construisant en commun, jour après jour : sans planification.
Contre toute attente, c’est par la confrontation de l’abbaye de Fleury (en France) à Saint-Benoit-sur-Loire et celle du musée Porche (en Allemagne) à Stuttgart que Heiner WITTMANN dans sa contribution intitulée Construire l’imprévisible. Une brève esthétique de l’architecture brode sur deux exemples architecturaux. C’est surtout l’anachronisme qui est ici porteur d’imprévisible.

Troisième partie : matériau artistique

L’article « Oh ! », entendez non pas la lettre, mais en l’espèce l’interjection orthographiée o / h surlignée par Franck DORIAC et solidaire d’un point d’exclamation. Cette interjection restitue la surprise à la fois comme vacillement et fondement de l’imprévisible, qu’il soit drapé de négatif ou d’heureuse surprise. La commotion face à l’œuvre d’art en va ainsi, de même chez Racine le coup de foudre, exprimée par la bouche de sa Phèdre : Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue / Un trouble s’éleva dans son âme éperdue / Mes yeux ne voyait plus, je ne pouvais parler/ et caetera. (Phèdre, acte 1, scène 3). Frank DORIAC est fortifié, à l’instar des autres contributeurs de ce numéro d’un petit discours portatif sur l’imprévisible. Son article est un bon pré-texte pour nous entretenir en particulier des œuvres d’Erik SAMAKH et de Michel BLAZY ; celles-ci sont aussi bien à la merci des caprices du temps que des révolutions du vivant.
À son tour, Imprévisible et création : quelques considérations en vue d’un enseignement artistique de Pierre JUHASZ décline (on aurait dit par inadvertance) un paradoxe consubstantiel à formation artistique : « assumer l’imprévisibilité comme un paramètre central de sa didactique ». Où l’on rejoint Gilles Deleuze  avec son fameux « enseigner l’inenseignable ». L’apprentissage des procédés ne ferait assurément pas l’artiste ; mais faut-il pour autant sacrifier les écoles d’art ? telle est en filigrane l’une des questions qu’il soulève.
Jean-marc LACHAUD nous décoche un pavé inédit : Au coin d’un rue, soudain, l’imprévisible. On se doute bien que c’est là que se trouve l’aventure, que c’est là où s’encanaille l’imprévisible. Sa recherche prend appuis sur sa prédilection à se confronter à l’imprévisible des grandes mégapoles. L’artiste Miss Tic l’interpelle en ce sens. Oui, l’urbain dans ses moult dérèglements le séduit.
Le lieu comme matériau, une causerie entre Dominique BERTHET et Ernest PIGNON-ERNEST nous fait notamment entrevoir cet artiste dans son projet atypique, résolument engagé avec l’imprévisible par une production d’affiches, qui de Rimbaud qui de Mahmoud Darwish, soumises au hasard de la fréquentation des passants.
Marion HOHLFELDT nous parle de L’imprévisible comme topographie du possible. La réception « émancipée » dans l’œuvre de Jessica Stockholder. À travers cette artiste, l’auteur s’attache à nous démontrer en quoi l’imprévisible est « un facteur décisif de l’acte créateur ». En écho, Hélène SIRVEN dans Alexis Harding : Deep Painting. De l’incompatible à l’imprévisible traite de l’incompatible, non par un inventaire à la Prévert mais dans le su que « l’imaginaire ne prévoit rien » dirait Glissant en son dernier opus (Philosophie de la Relation, Gallimard, 2009). Édouard Glissant, et tous les Édouard Glissant possibles, nous ont grandement ouvert à cette ruse de l’imprévisible (créolisation, pensée du tremblement, chaos, et autres amers de sa pensée). Il est parfaitement prévisible d’en parler dans les temps à venir par-delà l’union libre d’une machine à coudre et d’un parapluie.
Yann TOMA tant dans son texte Flux radiants et imprévisibilité aussi bien que dans sa vie d’artiste jongle avec les visualisations de flux. Sa poétique poursuit les traces-lucioles de la pensée par l’immatériel de flux lumineux ou électriques. Édouard Glissant (décidément, il surgit de partout en traces, en fragments, en lieux, en errance, en relation, …) s’est prêté à ces présences magnétiques-là.

Quatrième chapitre : l’art en Caraïbe

Sous le titre Le corps inhabitant de l’imprévisible Samia KASSAB-CHARFI nous offre un conte des mille lieux de notre Caraïbe. Au vrai, elle capte et diffracte les différentes facettes du travail de Christian BERTIN et d’Ernest BRELEUR. Son regard tunisien nous invite à y réfléchir au moyen du concept de « désinstallation ». Entendons : le déboîtement hors des sentiers battus de la création littéraire et artistique que produit la déstabilisation du corps ou des sens face à l’imprévisible.
Dans Bruno Pédurand, au risque de l’imprévisible Dominique BERTHET nous parle de cet artiste Guadeloupéen qui a pour nom de voisinage « Iwa ». Tableaux « montés », boucliers, « scalpages » ou panneaux syncrétiques disent les turbulences de cet artiste antillais qui, en pays de consommation à outrance, trouve son dire dans le seul antidote qui vaille : la création.
À fleur d’œuvre, l’inattendu est au fond des choses de Sophie RAVION D’INGIANNI nous parle, elle, de Raquel Paeiwonsky une artiste de la république Dominicaine. S’intéressant à l’imprévisible dans l’imaginaire du corps, Raquel Paeiwonsky a traité des mutants dans son travail. On le devine, l’imprévisible hante la génétique, laquelle la rend bien à l’artiste ou à la science, en fictions.
L’article Luz Severino, un regard sur le monde de Dominique BERTHET nous présente à son tour une artiste née en République dominicaine et résidente à la Martinique. Tandis que dans un entretien avec Jean-Louis LEBRUN intitulé Mesurer l’impossible, il nous fait découvrir tout un travail audacieux, dans le domaine de la peinture, élaboré à la manière de Mille millions de poèmes de Raymond Queneau.
Pour son compte, complétant ce panorama de l’imprévisible chez les artistes de la Caraïbe, Sébastien CARO (dans un entretien avec Stanislas Musquer, dit Stan, intitulé De l’abstraction comme principe élevé à la figuration comme narration de l’intime) le sature de commentaires inattendus. Ces commentaires surnuméraires attestent que la réception brute de l’œuvre d’art est un leurre ; qu’elle passe aussi bienheureusement, par une vision intérieure et la médiation des choses de l’esprit — comme c’est le cas par le truchement de cette revue.

Qu’on se le lise, L’imprévisible, ce numéro 15 de Recherches en Esthétique est le résultat d’un travail exigeant ! Voilà ce que ce compte-rendu voudrait signifier. Il est en effet difficile de se contenter de relater partiellement le contenu de ce numéro de Recherches en esthétique sur l’imprévisible sans l’appauvrir. La variété des articles, la richesse iconographique, l’élégance de la mise en page, concourent à lui donner son cachet, en somme sa capacité d’ouverture ; c’est dire qu’elle est au diapason avec ce thème de l’imprévisible. J’y perçois une parenté avec l’improvisation musicale, laquelle semblable à l’intuition véritable en ses alliances avec le discours, surgit d’une lente maturation. Voilà bien une œuvre d’art à notre portée. Il est bon d’en prendre connaissance et de la recommander, sinon de la commander dans les bonnes librairies. On peut ainsi se procurer L’imprévisible, entre autres lieux possibles, aussi bien à Pointe-à-Pitre, qu’à Laval au Québec, à Lyon, qu’à Paris (à la Hune, chez l’Harmattan, au Palais de Tokyo, au centre Beaubourg), qu’à l’I.U.F.M de Martinique, son pays imprévisible.

D’ici-là, à la demande de prédictibilité (historiquement faite pour déjouer les combinaisons, rationaliser, tout contrôler comme les académies) parions sur l’espoir, non pas sur les religions et les idéologies de l’espérance (passivité). Oui, l’espoir (combattant) qui se situe tant dans la Déclaration des droits de l’humain chère à feu Pierre Pinalie, que dans nos avions bourrés d’informatique à la merci d’un crash. L’espoir, dont Paul Valéry disait qu’il n’est que méfiance de l’être à l’égard des prévisions précises de son esprit. C’est dire qu’une mystique de l’imprévisible pourrait nous guetter avec les mêmes prétentions que la domination scientiste ou totalitaire. Oui, contre toute attente mortifère, l’espoir est têtu : il nous donne de vivre.

Manuel NORVAT

Collage/montage (détail) de SENTIER qui a suscité beaucoup d’intérêt

Dominique Berthet présentant une œuvre lors de l’exposition éphémère du 13/11/09 à l’IUFM