— par Selim Lander —
Zakes Mda est un noir sud-africain, né en 1948 à Soweto, auteur de sept romans et de cinq pièces de théâtre. Il a dû s’exiler, a enseigné le creative writing à l’université d’Ohio, avant de revenir s’installer dans son pays. Sur la foi de La Route – présentée à l’Atrium de Fort-de-France les 11 et 12 avril 2008, après être passée par Avignon l’été précédent – on est forcé de conclure qu’il s’agit d’un écrivain talentueux et l’on regrette qu’il soit resté jusqu’ici si peu connu en France (trois romans ont néanmoins été traduits : Au pays de l’ocre rouge, Le Pleureur, La Madone d’Excelsior). Dieu sait pourtant qu’on pouvait redouter le pire : que peut bien apporter une pièce (de plus) sur l’apartheid qu’on ne sache déjà ? Nos craintes étaient heureusement injustifiées. Et, de fait, le théâtre n’a nul besoin de chercher des sujets originaux, les tragédiens français du Grand Siècle en étaient les premiers convaincus, eux qui revisitaient inlassablement les mythes antiques.
L’argument de la pièce, qui date de 1982, avant la fin de l’apartheid, est des plus simples : un blanc et un noir se rencontrent sur une route, un fermier et un ouvrier mécanicien itinérant. Ils marchent tous les deux : le premier parce qu’il est en panne d’essence, le second parce qu’il est pauvre. Ils s’arrêtent et engagent la conversation comme on peut le faire dans une occasion semblable. Sauf que… Sauf que, en Afrique du Sud au temps de l’apartheid, il n’y a aucune raison pour qu’un fermier afrikaner engage la conversation avec un ouvrier noir. Il faut un quiproquo. En l’occurrence, l’ouvrier est bantou mais blanc de peau et le fermier s’y laisse prendre. Il faut qu’ils en viennent à parler des femmes, que l’ouvrier révèle que la sienne est noire, pour que le fermier se rende compte de sa bévue. Et de s’indigner aussitôt : « Tu es noir et tu es resté avec moi sous cet arbre ? » Quel grave manquement aux usages, en effet ! Il est rendu possible parce que l’ouvrier est un être innocent. Bien qu’il vive quotidiennement dans l’apartheid, il n’est pas perverti par sa logique aberrante. Il côtoie sans cesse le mal, mais demeure incapable de l’imaginer. Il est fraternel. Naïvement peut-être. Admirablement sans nul doute. Il a rencontré un homme. Cet homme semble vouloir engager la conversation. Lui-même en a envie. Pourquoi se priveraient-ils de ce plaisir ?
La mise en scène minimaliste d’Ewlyne Guillaume nous a paru sans défaut. Les deux comédiens, Ahmadou Tidiane Sall (Jim, l’ouvrier) et Serge Abatucci (le fermier dont on ne saura pas le prénom – il contraindra Jim à l’appeler « Bwana ») sont parfaits dans des rôles très contrastés : le cynisme du fermier opposé à la gentillesse de Jim. Ils ont au demeurant le physique de l’emploi : S. Abatucci possède la puissance d’un taureau ; à côté de lui le mince, presque gracile A.T. Sall paraît bien fragile. Le choix de deux interprètes noirs (voulu par l’auteur ?) pose néanmoins un problème. Pendant toute la première partie de la pièce, avant la découverte du pot aux roses, le spectateur est confronté sans arrêt à des invraisemblances. Pourquoi le fermier est-il si furieux lorsque Jim raconte qu’après son travail il reste avec les ouvriers agricoles noirs, pourquoi le traite-t-il de communiste, de « prog » (progressiste), de juif ? C’est évidemment parce que le fermier est convaincu qu’il a en face de lui un blanc comme lui qu’il réagit ainsi, mais, pour le spectateur, tout cela paraît bien nébuleux !
Le quiproquo précédent n’est pas la seule occasion d’incompréhension entre les deux hommes. Face à un Jim qui incarne le bon sens, la tolérance, le souci d’arranger les rapports entre humains plutôt que de les compliquer davantage, le fermier oppose sa mentalité d’assiégé, son obsession des complots en tout genre, ce qui l’entraîne dans un discours monomaniaque et solipsiste. Incapable d’argumenter, il assène ses convictions, et, au premier chef, celle de sa supériorité pleine et entière sur Jim. Il s’empresse d’ailleurs d’en faire son esclave dès qu’il apprend à qui il a affaire. Il ne faut pas moins que toute la bonne volonté de Jim, ou sa naïveté si l’on veut, son incapacité à admettre que quelqu’un puisse être complètement inaccessible au raisonnement, pour que le dialogue se poursuive.
A cause surtout du caractère de Jim, de sa bonté qui n’exclut pas une résistance opiniâtre face au comportement arbitraire du fermier, la tonalité de la pièce est optimiste. La mise en scène, le jeu des acteurs renforcent par ailleurs tout ce qui dans le texte évoque la complicité sous-jacente entre les deux personnages, en dépit des aberrations de l’apartheid. L’éclairage est le plus souvent parcimonieux, parti surprenant pour une pièce qui est censée se dérouler sous un soleil de plomb (d’où le conflit qui se noue autour de l’unique arbre pourvoyeur d’ombre). On sort néanmoins plutôt réchauffé de ce spectacle qui a su nous faire réfléchir sur les méfaits de l’apartheid – et, au-delà, de toutes les séparations artificielles entre les hommes – sans jamais paraître pesant.
Selim Lander, Schoelcher, le 14/04/08