—- Par Janine Bailly —-
C’est sans conteste la représentation de La Ronde, dans la mise en scène singulière d’Arthur Nauzyciel, qui marquera l’acmé de ce Festival TNB 2022. Imaginée en 1897, publiée en 1903, censurée en 1904, la pièce de l’écrivain autrichien Arthur Schnitzler ne put – bien qu’ayant été un immense succès littéraire – être créée à Berlin qu’en 1920, à Vienne en 1921. Elle suscita alors de telles critiques et attaques antisémites contre son auteur, traité par la presse viennoise conservatrice de « cochon de littérateur juif », qu’il préféra en interdire lui-même les représentations. Plus tard, le livre serait aussi un des premiers brûlés dans les autodafés nazis.
Arthur Nauzyciel a souvent travaillé hors de France. Répondant à la demande du Théâtre National de Prague, il a monté là-bas La Ronde, avec une troupe d’artistes tchèques, et dans la langue du pays. Ce sont ces mêmes comédiens qui font le voyage et portent de façon parfaitement accomplie, sur la scène rennaise du TNB, la création d’un metteur en scène inspiré. Si le spectacle est sur-titré en français et en anglais, s’il est parfois ardu de lire des phrases écrites un peu longues, si l’on préfère emplir son regard des corps qui évoluent selon ce que je pourrais nommer chorégraphie de déplacements intelligemment orchestrés, il est possible de se laisser séduire et convaincre par la musique d’une langue sans aspérités, presque caressante, entendue comme en un rêve. Ce sentiment d’être ailleurs, dans une autre réalité, ou hors de la réalité, est amplifié par la qualité de la bande sonore originale, création de Xavier Jacquot, présente sans être intrusive, partition sur laquelle viennent se greffer les voix.
La construction apparaît de prime abord assez simple : dix tableaux où se succèdent des couples désassortis, en recherche de sensations sexuelles ou sentimentales, que l’on pourrait croire personnages ordinaires de notre vie. Elle et Lui se rencontrent… Ils se pressentent, se suivent, s’interpellent, se trouvent, se frottent l’un à l’autre, se perdent. Se jouent l’humaine comédie qui relie les hommes et les femmes, celle du pouvoir et de la domination, des masques et faux-semblants, de la hiérarchisation sociale et de la prétendue bonne morale. D’aucuns s’y sont laissés prendre, qui n’ont vu dans la pièce qu’une comédie de boulevard, la femme-le mari-l’amant. Mais sous l’apparente banalité des situations se cache une critique lucide et sans appel de cette société objet d’étude pour Arthur Schnitzler. Celle qui, au tournant du vingtième siècle, n’a pas su voir qu’un monde finissait et qu’un autre se profilait, lourd de menaces. Ce monde, nous dit Arthur Nauzyciel, qui dans les années trente, « insouciant basé sur les rapports de classe et la marchandisation du corps, ne voit pas venir le fascisme en ce début de siècle délétère ».
La scénographie est en accord avec l’idée : le décor s’inspire de Germania, la ville rêvée par Hitler, architecturée par Albert Speer, et qui par bonheur n’a eu le temps d’exister que sur papier. Le fond de scène symbolise verticalement un plan dessiné de la ville, coupée en deux par son avenue rectiligne. Au devant du plateau est dressée, monumentale, la façade d’un Arc de Triomphe, censé donner sur l’avenue. Deux rideaux noirs : le premier s’ouvrira dès après la première scène jouée comme « en extérieur » entre La Fille – entendre la Prostituée – et le Soldat, les autres personnages ayant droit aux « intérieurs » plus ou moins bourgeois ; le second se lèvera et s’abaissera au devant de la ville, libérant passage à un wagon de tramway urbain qui, s’avançant frontalement vers nous sur ses rails, déposera tantôt un homme tantôt une femme à inscrire dans la ronde… et puisqu’il est question de prostitution, d’adultère, d’amours licites ou illicites, ancillaires aussi, puisque dans les chambres ou cabinets particuliers on se dissimule, on a peur d’être découvert, on réclame obscurité et secret, le plateau baignera souvent dans une atmosphère crépusculaire, que viendra trouer le phare du tramway, œil rond braqué sur nous comme pour nous surprendre et tenir en éveil. Ombre et lumière sculptent un espace étrange, un peu fantasmagorique, en contraste avec la réalité des thèmes réalistes abordés. Et l’esthétisme de l’ensemble, la beauté des corps, des costumes et de la langue, effacent la trivialité des situations et confèrent aux acteurs une étrange élégance.
Mais pourquoi La Ronde ? « Mouvement plus ou moins circulaire qui ramène périodiquement au point de départ », nous dit le Larousse. En une chaîne qui se bouclera sur elle-même, le Soldat rencontre la Fille de petite vertu, puis la Soubrette, qui elle-même rencontre le Jeune homme de bonne famille, et ce dernier trouvera la Jeune femme mariée. Suivront les duos de la Jeune femme et son Mari, le Mari et la Grisette, la Grisette et l’Homme de lettres, l’Homme de lettres et l’Actrice, l’Actrice et le Comte. Et, bouclant la boucle, fermant le cercle d’où l’on ne saurait sortir se font face le Comte et la Fille. Nous voici donc revenus au point de départ, en un monde clos sur lui-même, une bulle temporelle refermée – où les relations semblent avoir pour objectif une quelconque promotion sociale. Et le tramway remportera vers la ville fantôme, chargée de mystère, – d’où l’on vient ou d’où l’on s’échappe ? –, sa charge d’êtres humains, ne laissant dans son sillage qu’une traînée de lys blancs, symboles de chaque rencontre. Mais aussi : chaque rencontre donne lieu à l’acte sexuel, qui n’est pas représenté, un Homme une Femme simplement debout tenus immobiles face à face tandis qu’autour d’eux se noue la ronde des autres chantant-mimant l’acte d’un déhanché du corps et de doigts repliés en appel. Attachée à la ronde, l’idée de jeu encore, ici jeu cruel puisque toujours la femme est enfermée dans un rôle, toujours en demande, souvent infériorisée et toujours victime de préjugés. Seule, l’Actrice inversant les rôles impose sans ambages à l’autre sa loi. Ronde peut-être car le passage du temps conduit de la jeunesse du Soldat à l’âge plus certain du Comte. Ronde au sens propre du mot, où pour finir on danse en cercle, se tenant par la main, où les hommes déchaussent un instant puis rechaussent le pied tendu des femmes. Comme, au-delà des dissensions, un signe d’allégeance ?
Un spectacle longuement ovationné, qui nous rappelle la force, la nécessité et l’urgence du théâtre. Et ce théâtre-là garde pour moi une inexplicable magie, un vrai pouvoir de réflexion et d’enchantement tout à la fois !
Rennes, le 28/11/2022
Photos Paul Chéneau