— Par Magali Jauffret —
À l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, les étudiants reprochent à la direction de vouloir faire de l’école une scène parisienne de l’art contemporain.
Les accords de Bologne, décidés par l’Europe en 1999, ont fragilisé
ces écoles du sensible qui, prises entre les impératifs de rentabilité et la préservation
de leur vocation artistique, avalent des couleuvres néolibérales.
Dans un ministère de la Culture exsangue, s’accumulent, en cette rentrée, sur le bureau de la ministre Fleur Pellerin, que l’on dit très liée aux lobbys de l’industrie culturelle, les dossiers des intermittents, d’Amazon, de la loi création, de la loi patrimoine, du financement du cinéma, de l’audiovisuel public, de l’éducation artistique… Quant aux écoles d’art, dont certaines ont fait le buzz, avant l’été, en se rebiffant contre la flétrissure de valeurs remettant en cause leur singularité, elles présentent toujours les symptômes d’un profond malaise. Aux Beaux-Arts de Paris, où les ateliers viennent de rouvrir, l’inquiétude s’est aggravée⋅ Selon des étudiants, Nicolas Bourriaud, leur directeur contesté, tancé mais finalement confirmé dans son poste par l’ex-ministre de la Culture, « imprime désormais un tournant autoritaire à sa politique managériale ». Ils lui reprochent de vouloir faire de l’école une scène parisienne de l’art contemporain, de s’occuper davantage de la biennale qu’il dirige à Taipei que de son projet éducatif. Pourtant, enseigner l’art en privilégiant expérimentation, recherche, création, en liant intelligible et sensible, ne relève d’aucun modèle et ne se trouve pas du côté de l’université. Face à chaque élève, ne s’agit-il pas d’inventer ? Pour comprendre les problèmes auxquels sont confrontées aujourd’hui les écoles, il faut remonter le fil des étapes qui ont entrepris de les réformer. Si on se limite aux seuls arts plastiques (hors théâtre, danse et cirque), le maillage dans le pays se crée, depuis l’époque des Lumières, autour de deux sortes d’établissements : des écoles territoriales dépendant des municipalités. C’est le cas de Marseille, mais aussi d’Aix, Avignon, Montpellier, Nîmes, Toulouse… financées à 85 % par les villes. Et d’autres, comme Arles, Nice, Le Fresnoy, les Beaux-Arts de Paris… dépendantes du ministère de la Culture. En 1999, les accords signés par 29 ministres de l’Éducation européens, réunis à Bologne, décrètent la nécessité d’une harmonisation de l’enseignement de l’art. On exige des écoles qu’elles s’alignent sur les critères universitaires en vigueur. Sur le coup, enseignants et étudiants ne réalisent pas que cette assimilation forcée va nier leur singularité, en leur demandant d’intégrer des programmes de recherches, avec rédaction d’un mémoire sous la direction d’un enseignant titulaire d’un doctorat, en vue d’une soutenance devant un jury composé, pour moitié, de docteurs. Cette adoption d’un schéma en trois étapes – licence, master, doctorat – sera, de plus, jugée, selon ces critères normatifs, par l’Aeres, Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur ! C’est seulement en 2013, lorsque l’État français enfonce le clou des accords de Bologne en plaçant les écoles d’art sous la cotutelle du ministère de la Culture et du secrétariat d’État à l’Enseignement supérieur et à la Recherche, que le monde de l’art réagit et pétitionne. Quelque 600 signataires affirment que « leurs enseignements relèvent expressément du champ de l’art et de la création sur lequel c’est le ministère de la Culture, et non celui de l’Enseignement supérieur, qui a vocation à exercer sa compétence ». Entre-temps, les effets néfastes de la RGPP (révision générale des politiques publiques) ont déjà délesté les budgets des écoles à cause d’un terrible désengagement de l’État, d’où la création, dès 2002, des premiers établissements publics de coopération culturelle (EPCC), avec un but : l’autofinancement et le regroupement dans des pôles d’excellence. L’école de Rueil ferme. D’autres sont obligées de se regrouper…
Le projet éducatif oublié
Autrement dit, on affaiblit la force de l’art en la dissolvant dans des logiques universitaires, sans pour autant donner une feuille de route aux écoles, sans créer une loi-cadre créant un seul corps d’enseignement artistique du supérieur. On fait croire à ces établissements qu’ils deviennent autonomes, alors qu’on les transforme en entreprises, qu’on oblige leurs directeurs, désormais gouvernés par la dictature des chiffres, à devenir managers, à embaucher toujours plus d’administratifs, de personnels chargés des mécénats, autant de préoccupations qui les détournent du projet éducatif. On rogne leurs budgets. Sans compter que leur ministère de tutelle, la Culture, est démantelé, sa direction décapitée, sa délégation aux arts plastiques portée disparue. Professeur à la villa d’Arson à Nice, l’artiste Noël Dolla ne se fait pas prier pour jeter l’éponge, écœuré d’un formatage qui met à mal le savoir-faire, la pratique, l’invention dans ce qu’il craint de voir devenir des « ENA artistiques ». Michel Métayer, le charismatique ex-directeur de l’école de Toulouse, qui s’est battu pour que le mot « manager » ne désigne pas les directeurs, craint que l’art ne devienne « lisse, non provocateur, vendable, produit par des artistes bankables ». Il estime qu’« une marche arrière est en train de s’opérer quant à la vision pédagogique et à la question de la création contemporaine » et que, dès lors, « l’art est en danger ». Comment est-il possible, dans ces conditions, qu’un futur Van Gogh, sans baccalauréat, passe pareil filtre universitaire ? La démarche d’un créateur singulier peut-elle s’accommoder de pareille standardisation ? S’est-on même posé LA question : qu’est-ce qu’enseigner l’art ? Comment s’y prendre quand la transmission artistique est partage d’expériences, d’inventions, enseignement d’une création qui questionne l’art, qui doit accepter le risque, la perte, le ratage, essentiels en ce domaine ? A-t-on conscience que les arts doivent être envisagés comme une production sociale, mais aussi comme un agent social participant à la transformation de la société ? Maintenant qu’on a mis en crise ces écoles du sensible, insoumises aux normes dominantes, exceptions culturelles françaises qui veulent le rester, il ne faut pas s’étonner que des révoltes agitent ces observatoires de la vie politique et sociale, au centre d’enjeux importants.
Une autonomie de façade
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