— Par Robert Berrouët-Oriol —
« L’ancien ministre de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle, Nesmy Manigat, attire l’attention sur des défis immenses qui [sont en lien avec] les problèmes fondamentaux du système éducatif haïtien. Deux ans après son départ du ministère de l’Éducation nationale (…), M. Manigat, actuel président du comité de gouvernance du Partenariat mondial pour l’éducation, constate avec déception qu’aucune réforme n’est en marche malgré l’engagement pris par d’importantes personnalités de la société en faveur du « Pacte national pour une éducation de qualité » (« Éducation : la réforme ne doit pas attendre », Le National, 30 août 2018).
Le constat de Nesmy Manigat, sur le mode d’un plaidoyer tissé d’inquiétude, suit celui de la majorité des enseignants en cette rentrée scolaire 2018 en Haïti. Le propos n’est guère nouveau mais il a le mérite de tirer la sonnette d’alarme une fois de plus sur les dérives et l’immobilisme d’un système éducatif national très largement défaillant, sous équipé et sous financé : « Nous avons beaucoup zigzagué et perdu du temps, et, aujourd’hui, à part de simples idées de réforme, nous ne pouvons pas dire que le pays suit un véritable plan », a déclaré Nesmy Manigat qui participait à l’émission Point par point de Télé Pacific ». Le reste de l’article énumère plusieurs aspects majeurs du diagnostic posé par l’ancien ministre, notamment « le taux de déperdition scolaire », « le taux d’échec au baccalauréat » ainsi que « les pratiques de clientélisme et de corruption » dans l’appareil administratif de l’Éducation nationale.
La pertinente idée émise par l’ancien ministre tèt kale de l’Éducation nationale, à savoir que « (…) nous ne pouvons pas dire que le pays suit un véritable plan » dans le secteur éducatif, mérite réflexion. En réalité, dans le champ éducatif, le pays souffre d’une profonde carence de vision et d’un défaut de gouvernance qui ont fait l’objet d’études spécialisées ces trente dernières années. Les constats posés par les spécialistes de l’éducation sont à mettre en regard des statistiques qui nous interpellent. Selon l’Unicef « Le système éducatif haïtien accueille 2 691 759 élèves dans 15 682 écoles. Alors que le secteur public reçoit 20% des élèves (538 963) dans 9% des écoles (1 420 écoles publiques), le secteur non public accueille 80% des élèves (2 152 796) dans 91% des écoles (14 262 écoles non publiques) » [Unicef, « L’éducation fondamentale pour tous », n.d.].
La profonde carence de vision et le défaut de gouvernance de l’Éducation nationale ont été amplement diagnostiqués par nombre d’experts, entre autres par le GTEF (Groupe de travail sur l’éducation et la formation) dans le document intitulé « Façonnons l’avenir » de mars 2009 (voir « Les 33 recommandations du GTEF » et son rapport synthèse « Pour un pacte national pour l’éducation en Haïti » d’août 2010). Il ressort de ces études et rapports spécialisés que la profonde carence de vision et le défaut de gouvernance de l’Éducation nationale sont de nature systémique et qu’ils ne peuvent être résolus par des tentatives de replâtrage, par des « réformes » consistant à vouloir faire du neuf avec du vieux, en particulier en matière de politique linguistique éducative.
En effet, l’une des caractéristiques de la réflexion sur les dérives et l’inadéquation du système éducatif national est la volonté de le « réformer » plutôt que de le refonder sur des bases linguistiques explicites et rigoureusement formulées. En l’espèce, nous sommes en présence de deux visions opposées se nourrissant pour l’une –la « réforme »–, de vieux réflexes réformistes dont les résultats négatifs sont connus.
Faut-il aujourd’hui rénover, redresser, réformer ou refonder le système éducatif national ? En une clairvoyante communauté de vue avec nos meilleurs spécialistes de l’éducation, pareille question a été évoquée après le séisme de 2010 par l’Envoyée spéciale en Haïti de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) Michaëlle Jean : elle avait défendu, devant la défunte Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH), « la refondation complète du système éducatif haïtien (…) considérée comme « une urgence », à placer « en haut de la liste des priorités » (« Haïti : l’Envoyée de l’Unesco défend une refondation du système éducatif », Centre d’actualités de l’ONU, 15 février 2011).
On notera au passage que Nesmy Manigat ne se prononce pas –aujourd’hui comme hier–, sur la nécessité de « la refondation complète du système éducatif haïtien », son diagnostic se limitant à d’importantes causes structurelles et à leurs effets dévastateurs… L’ancien ministre de l’Éducation nationale ne fait pas non plus le lien avec le « Plan décennal d’éducation et de formation » que couve actuellement le titulaire démissionnaire de l’Éducation nationale, Pierre-Josué Agénor Cadet. Il y a lieu de rappeler que dans le secteur éducatif, nous n’en sommes pas au premier « plan » ni à la première « réforme » : le pays a connu le PNEF (Plan national d’éducation et de formation, 1997) ; la SNA-EPT (Stratégie nationale d’action/Éducation pour tous, 2008) ; le GTEF (Groupe de travail sur l’éducation et la formation, 2009-2010) et le Plan opérationnel 2010-2015.
Hormis les recommandations du GTEF, le « Plan décennal d’éducation et de formation » –selon les données figurant sur le site du ministère de l’Éducation–, ne présente aucune perspective de politique linguistique éducative en Haïti (voir à ce sujet notre article « Plan décennal d’éducation et de formation » en Haïti : inquiétudes quant à l’aménagement du créole et du français dans le système éducatif national », Le National, 18 janvier 2018). On peut même inférer que le « Plan décennal d’éducation et de formation », tel qu’annoncé, inscrit une régression assumée lorsqu’on le compare aux recommandations du GTEF. Par exemple, parmi les 33 recommandations du GTEF qui n’ont pas été mises en application depuis 2010 figure la « Recommandation no 5 » : elle propose de « Privilégier le créole comme langue d’apprentissage dans les deux premiers cycles de l’École fondamentale et [de] rendre l’écolier fonctionnel dans les deux langues officielles du pays dès la fin du deuxième cycle fondamental. »
L’absence d’une politique linguistique éducative se donne donc à voir dans les différents « plans » et autres « réformes » du système éducatif haïtien (voir, là-dessus, notre article « Politique linguistique éducative en Haïti : retour sur les blocages systémiques au ministère de l’Éducation nationale », Le National, 22 novembre 2017). Ce qu’il faut retenir au titre d’une constante dans la gouvernance du système éducatif national est que la continuité de l’État n’est pas assurée d’une administration à l’autre, d’un ministre de l’Éducation à l’autre. Les « plans », « programmes » et « stratégies » sont élaborés sans liens entre eux, en dehors d’une volonté politique de continuité, et les recommandations produites ne sont pas prises en compte dans les « nouvelles » politiques gouvernementales. Il en ressort un sentiment de bricolage et d’amateurisme, comme s’il fallait constamment réinventer la roue… Ainsi, sous la houlette de l’économiste Nesmy Manigat, on a eu droit, au ministère de l’Éducation qu’il dirigeait alors, à des « Assises nationales sur la qualité de l’éducation en Haïti » (avril 2014), assises qui ont évacué la nécessité d’une politique linguistique éducative ainsi que les 33 recommandations du GTEF, l’impératif de la refondation complète du système éducatif national n’ayant même pas été pris en compte.
Dans l’article que nous avons publié le 19 janvier 2018 au National, « Plan décennal d’éducation et de formation » en Haïti : inquiétudes quant à l’aménagement du créole et du français dans le système éducatif national », nous avons exposé qu’il ne s’agit plus aujourd’hui de rénover, de redresser ou de réformer le système éducatif national. Aujourd’hui, le véritable défi est de refonder complètement l’École haïtienne selon la vision d’une École de l’équité des droits linguistiques (voir le texte de notre conférence « L’école en créole, en français, dans les deux langues ? État de la question et perspectives », novembre 2011).
La refondation de l’École haïtienne est une urgence, une priorité, et le droit à l’éducation, obligation politique première de l’État, est inscrit dans la Constitution de 1987. Pareille obligation a bien été comprise par les experts du GTEF lorsqu’ils ont proposé, à la « Recommandation no 7 » de « Réviser le curriculum de l’École fondamentale pour en faire un troisième cycle général axé sur les objectifs et les valeurs destinés à porter le nouveau projet de société du pays en adoptant un nouveau socle de compétences pour l’école obligatoire basé sur : la maîtrise des deux langues nationales, la pratique de l’anglais et de l’espagnol (…) l’ouverture sur une culture humaniste universelle mais tournée sur la connaissance de la région Amérique latine et Caraïbes (…) ».
En définitive, c’est précisément au chapitre de l’aménagement linguistique que le bilan 2017-2018 du ministère de l’Éducation nationale s’avère le plus comateux, le plus maigre. Or l’aménagement des deux langues officielles du pays, le créole et le français, demeure au cœur de l’appropriation des savoirs et des connaissances dans la totalité du système éducatif national : c’est par la langue et dans la langue que s’effectue pareille appropriation, et il est irréaliste d’envisager de « réformer » l’Éducation nationale et d’assurer une éducation de qualité en Haïti en dehors de l’aménagement simultané de nos deux langues officielles. Dans l’article paru le 23 novembre 2017 dans Le National, « Politique linguistique éducative en Haïti : retour sur les blocages systémiques au ministère de l’Éducation nationale », nous interrogions en ces termes l’action du ministre Pierre-Josué Agénor Cadet : « Le seul mince indice public récent dont on dispose au chapitre de la politique linguistique éducative est la déclaration d’avril 2017 de Pierre-Josué Agénor Cadet relative à la mise en œuvre des 26 points de sa feuille de route, consistant notamment à « Entreprendre des politiques d’aménagement éducatif et linguistique, en vue de parvenir à un bilinguisme créole/français équilibré, et de promouvoir le multilinguisme dans le pays ». En septembre 2018, ces « politiques d’aménagement éducatif et linguistique » se font encore attendre…
S’agit-il de « réformer » ou de refonder l’École haïtienne sur la base de l’équité des droits linguistiques ? Quelle est la part réservée à la politique linguistique éducative dans le « Plan décennal 2017-2027 en éducation » mentionné par le ministre Pierre-Josué Agénor Cadet à la 39e Conférence générale de l’UNESCO (Paris, 3 novembre 2017) ? Le discours prononcé ce jour-là par Pierre- Josué Agénor Cadet ne fournit aucun renseignement sur la politique linguistique éducative d’Haïti. Faut-il espérer que la publication, un jour prochain, du « Plan décennal 2017-2027 en éducation » apportera un utile sinon un essentiel éclairage à ce chapitre ? Dans tous les cas de figure, la refondation de l’École haïtienne demeure une priorité, un dossier majeur sur lequel l’Exécutif est attendu au tournant.
Montréal, le 6 septembre 2018
Robert Berrouët-Oriol