— Par Fortenel Thélusma(*) —
L’enseignement bilingue voire multilingue en Haïti revêt une importance particulière mais constitue un problème épineux et complexe. En effet, il ne peut se résoudre sans une prise en charge globale de l’enseignement-apprentissage de toutes les autres disciplines. Il y va des méthodes adoptées et de la gestion du système éducatif haïtien dans son intégralité. Dans le cadre de cet article, j’aborderai successivement les points suivants : le créole et le français dans la réforme Bernard, le type de bilinguisme à viser, la réalité du créole et du français dans la salle de classe et la qualité de leur enseignement-apprentissage. Je terminerai par des propositions en vue d’un aménagement linguistique.
I- Le créole et le français dans la réforme Bernard
Si le créole a obtenu le statut juridique grâce à la constitution de 1987 qui l’a consacré avec le français langue nationale et langue officielle, la réforme Bernard leur avait déjà accordé un statut particulier. Le créole allait se procurer une place pour la première fois à l’école haïtienne. En effet, cette langue devient instrument et objet d’enseignement- apprentissage durant les quatre premières années de l’école fondamentale. Cette mesure visait plusieurs objectifs parmi lesquels celui de freiner la déperdition scolaire, celui d’alphabétiser les masses et de favoriser le bilinguisme français-créole. Loin d’éliminer le français, comme voulaient le faire croire certains détracteurs de la réforme, celle-ci prônait un enseignement simultané des deux langues : le créole, langue maternelle, le français, langue seconde. De plus, le français écrit ne devrait être abordé qu’à partir de la 2ème année ; présent dès la 1ère année, l’oral donnerait les prérequis pour la suite de l’apprentissage. Enfin, en préconisant le bilinguisme français-créole, cette réforme jetait les bases d’une politique linguistique.
II- Faut-il un bilinguisme équilibré ou un bilinguisme fonctionnel ?
Il est tout de même important d’ouvrir une parenthèse sur un flou terminologique relevé dans les énoncés politiques relatifs à la justification des nouveautés d’ordre linguistique. Ambiguïté constatée dès l’introduction de la réforme et qui persiste encore aujourd’hui. En effet, le concept de bilinguisme équilibré est souvent utilisé dans certaines déclarations politiques quand les techniciens, les consultants, les élaborateurs de programme adoptent le concept de bilinguisme fonctionnel.
En fait, un bilinguisme équilibré créole –français supposerait que l’apprenant haïtien puisse utiliser le créole et le français avec les mêmes performances quelle que soit la situation de communication. Mission impossible. D’une part, il y a inégalité de compétence dans les deux langues : le créole est la langue de socialisation de l’apprenant ; au moment d’entamer sa première année à l’école fondamentale, il est déjà locuteur de cette langue, alors qu’il va lier connaissance à l’école pour la première fois avec le français qui sera sa langue seconde plus tard. D’autre part, viser un bilinguisme équilibré renvoie à l’idée d’un locuteur idéal. Or celui-ci n’existe pas : quelqu’un qui parlerait la totalité de sa langue (toutes les variétés). Aucun locuteur ne possède un savoir linguistique intégral et homogène. Si tel est le cas pour le natif d’une langue donnée, ce sera encore pire pour lui d’atteindre un tel objectif dans l’apprentissage d’une langue étrangère au sens large du terme. Donc, quelqu’un né et élevé en Haïti ne peut prétendre parler une langue étrangère comme le locuteur natif, et ceci est vrai aussi pour le français. Le bilinguisme équilibré est une utopie.
Il serait, en définitive, plus réaliste d’envisager un bilinguisme fonctionnel. L’apprenant serait capable, selon le délai fixé dans les programmes, de communiquer dans les deux langues dans diverses situations d’écrit et d’oral, tout en sachant que le sujet parlant sera plus compétent et plus performant dans sa langue première de manière générale. Dans les conditions actuelles de l’enseignement-apprentissage en Haïti, cet objectif est-il réalisable ?
III – La réalité du créole et du français dans l’enseignement.
1- L’enseignement-apprentissage du créole
Tout comme pour le français, il existe un très grand écart entre les prescriptions de la réforme Bernard et la réalité de la salle de classe. Ces recommandations sont consignées dans les programmes de l’école fondamentale. La réforme ayant été boycottée durant l’année 1987-1988, de manière générale, l’enseignement-apprentissage s’opère au gré des responsables des institutions scolaires, en dehors de consignes pédagogiques uniformes. Toutefois, sont totalement absentes des données concrètes sur la progression des contenus et des apprenants, sur les objectifs fixés et atteints, les difficultés rencontrées, etc. C’est que la supervision pédagogique n’existe pas. Une seule certitude, c’est l’absence, dans les écoles, des programmes pédagogiques officiels de l’école fondamentale et leur non-application. Aucune information sur la performance des apprenants en créole et en français à la fin du 1er cycle. En fait, on n’a pas prévu d’évaluation officielle pour ce cycle. Celle de la sixième année est suspendue depuis environ quelques années mais on dispose d’informations sur les tests administrés dans les années antérieures, de 1994 à 2014 pour la 6ème année, de 1994 à 2017 pour la 9ème année. On rappellera également que le point commun qui se dégage de ces examens est l’absence de l’oral. En réalité, il a été réhabilité dans les nouveaux programmes mais pas dans l’enseignement-apprentissage en salle de classe. Qu’il s’agisse du créole ou du français, la réforme Bernard met beaucoup l’accent sur l’oral. D’autre part, si beaucoup de tests de créole de 6ème AF montrent une certaine adéquation avec les programmes, notamment dans le cas de quelques thèmes du bloc communication écrite, la qualité de ceux de la neuvième année, parmi ceux que j’ai analysés en 2018 ne laissent pas la même impression (voir mon livre intitulé Le créole haïtien dans la tourmente ? Faits probants, analyse et perspectives, C3 Éditions.
Par ailleurs, pendant longtemps, l’enseignement du créole et du français s’arrêtait en 9ème AF. Ils sont inclus, officiellement, depuis quelques années seulement, dans les programmes du nouveau secondaire qui peine encore à se mettre en place de façon définitive. Pour l’heure, on ne dispose d’aucune donnée de terrain permettant une évaluation de l’existant.
Au secondaire traditionnel, le créole ne figurait même pas dans la liste des disciplines d’enseignement. Il est évident que durant cette période les apprenants admis à l’université n’avaient guère progressé en créole depuis la 9ème AF. Actuellement, en ce qui a trait à l’université justement, on n’est pas en mesure d’émettre un point de vue tranché ni sur la quantité ni sur la qualité des cours de créole. On sait seulement que cette langue figure au programme de certaines universités comme l’Université d’État d’Haïti (U.E.H.) et l’Université Quisqueya (UNIQ).
En définitive et de manière générale, l’enseignement de la première langue se réduit, dans la majorité des cas, à une peau de chagrin : grammaire de la phrase, orthographe. C’est le cas, en général, des enseignants non formés. Même dans la situation du petit groupe minoritaire qui s’y connait, la communication orale est traitée en parent pauvre. Ainsi, l’objectif initial de son utilisation dans l’enseignement comme langue de communication, ne saurait être atteint. Des étudiants à l’université, incapables de lire leur langue première, déclarent ne l’avoir jamais étudiée à l’école fondamentale alors qu’ils ont dû l’affronter, au moins, aux épreuves officielles de 9ème AF. On pourrait douter, après neuf ans à l’école fondamentale, qu’un apprenant ne puisse au moins lire et écrire le créole. Mais les avis de voix autorisées parmi les enseignants de créole de profession confirment l’aveu de ces étudiants. Des apprenants manifestent du mépris vis-à-vis du créole, d’autant plus que certains parents le rejettent, ne lui reconnaissent aucune valeur. À côté de ce comportement de rejet, on peut poser certaines interrogations : Est-ce que la méthode utilisée de manière générale pour l’enseignement du créole est appropriée ? Si tous les enseignants de créole n’ont pas reçu une formation à cette fin, quel regard le ministère de l’Éducation nationale jette-il sur cet enseignement ?
2- L’enseignement-apprentissage du français
Des réflexions ont été produites sur les résultats catastrophiques de l’enseignement-apprentissage du français en Haïti (voir par exemple, L’enseignement-apprentissage du français en Haïti : constats et propositions, Fortenel Thélusma, C3 Éditions 2016). Plusieurs facteurs ont été considérés : la non-application des programmes opérationnels de l’école fondamentale, l’absence de politique linguistique, le peu d’importance accordée à l’éducation, les méthodes d’enseignement -apprentissage utilisées, la formation des enseignants, etc. Après avoir montré les faiblesses de l’enseignement-apprentissage du français aux trois cycles de l’école fondamentale et, par ricochet, la piètre performance des apprenants, nous avons tenté une comparaison avec les apprenants arrivés au terme de leurs études secondaires. La recherche a pu démontrer que la compétence en français d’un apprenant ayant bouclé le 3ème cycle était sensiblement égale à celle d’un jeune arrivé en classes terminales, suivant le cursus du secondaire traditionnel. Dans ce sous-système, « seules quelques rares institutions, parmi celles considérées comme « les grandes écoles » proposaient des cours de français avant la mise en place du NS […] ».
Comment est la situation du français à l’université ? Est-elle très différente par rapport au secondaire ? Au bout de quatre ans d’études à l’université, les jeunes sont-ils des francophones à part entière, capables d’assurer un minimum de communication en français sur un sujet de la vie quotidienne ? En 2016, nous avons fait le constat « […], qu’au terme de leurs études secondaires, la majorité des apprenants haïtiens – ceux qui sont en contact avec le français essentiellement en milieu scolaire – éprouvaient / éprouvent encore les plus grandes peines à communiquer dans cette langue, même à l’écrit qui semble être l’objectif prioritaire de son enseignement. C’est dans cette situation fragile d’une performance médiocre en français que nos bacheliers arrivent à l’université. Cette entité, elle-même, est-elle en mesure d’y apporter une correction ? […].
Ayant constaté le faible niveau en français des élèves arrivant à l’université, les responsables se sont entendus sur la nécessité d’utiliser un programme dit de « mise à niveau ». En réalité, il s’agit d’avantage d’un cours de grammaire selon le schéma traditionnel, dans la majorité des cas, que d’un véritable programme commun défini selon des objectifs précis et une méthodologie adaptée à la situation […] » (op. cit.). Il convient d’ajouter que si l’enseignement fondamental et l’enseignement secondaire ne s’améliorent pas, l’université ne recevra que des jeunes mal formés. Cette situation ne produira que des impacts négatifs sur l’enseignement supérieur et universitaire.
IV- Conséquences du mauvais enseignement du créole et du français.
Tout compte fait, c’est le reflet de la société haïtienne qui, en général, accorde peu de considération au créole. Les conséquences du rejet de la langue maternelle sont nombreuses. Il influe sur l’apprentissage de toutes les disciplines, y compris le créole et le français. Par ailleurs, le passage obligé du créole au français est conflictuel ; alors qu’il devait, suivant la réforme Bernard, faciliter l’apprentissage de la lecture et de l’écriture française, ce principe n’est même pas suivi dans beaucoup de cas. D’autre part, il provoque une sorte d’atrophie chez certains Haïtiens scolarisés qui, faisant de la langue seconde leur priorité, ne parviennent pourtant pas à la maîtriser et utilisent un discours en créole qui n’est qu’un mélange incongru des deux langues : un discours « bilingue » incompris des créolophones unilingues, qui ne fait progresser ni l’une ni l’autre. Enfin, à en croire certaines déclarations, comme celles des étudiants mentionnées plus haut suivant des cours à l’université, ils seraient des analphabètes en créole !
Parallèlement, la situation du français n’est guère rayonnante. À la lumière de la radiographie de l’enseignement-apprentissage du français en Haïti enregistrée dans l’ouvrage du même nom cité plus haut, on peut affirmer que l’école haïtienne a produit de nombreux francophones ratés. La capacité à comprendre et à produire un message à l’oral est le premier signe d’une compétence langagière. Or de manière générale, cette compétence fait défaut chez les apprenants, de l’école fondamentale jusqu’à l’université. En fait, la communication orale n’est ni enseignée ni apprise à l’école. Des jeunes tremblent, transpirent, peinant à répondre à des questions orales en français, pire encore lorsqu’il s’agit de présenter un exposé. Il convient d’ajouter que la pratique orale du français en Haïti est plutôt une denrée rare. Il n’est pas moins vrai que les jeunes accusent de très grandes faiblesses en communication écrite en dépit du fait que la grammaire parait être le leitmotiv de l’enseignement du français. Non que ce soit la volonté exprimée dans un quelconque document officiel mais l’importance, la place qu’elle occupe dans les salles de classe, la méthodologie utilisée, ne vont pas dans le sens d’un projet communicatif. Et l’opinion publique ne surveille que les « fautes » de grammaire. Enfin, dans ces conditions, une production écrite réussie n’est pas à la portée de tous. Cela dit, à côté d’une majorité de cas inquiétants, on peut toujours en compter d’autres, minoritaires, certes, mais qui tiennent bien leur statut de francophones. Il est temps que des dispositions soient prises pour une application réelle et totale des programmes du nouveau secondaire.
V- Nécessité d’un aménagement linguistique en Haïti.
On l’aura compris, la situation décrite plus haut montre la claire nécessitée d’un aménagement linguistique en Haïti. Il va de soi que celui-ci devra prendre pour base la réforme Bernard annonçant déjà une bonne vision en faveur d’une politique linguistique. Ensuite, vient le travail de recherche commandité par le MENJS en 1999 sur l’Aménagement linguistique en salle de classe. Il fournit des pistes importantes en rapportant l’avis de plusieurs acteurs (élèves, parents d’élèves, spécialistes, éducateurs). Enfin, seront d’un appui majeur les publications scientifiques les plus récentes, entre autres : La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti (2021, Éditions du CIDIHCA et Zémès) ouvrage collectif coordonné par R. Berrouët-Oriol, Pratique du créole et du français en Haïti : entre un monolinguisme persistant et un bilinguisme compliqué (Fortenel Thélusma, C3 Éditions 2021).
On rappellera que l’aménagement linguistique en Haïti n’est possible que dans le cadre d’une réforme éducative globale tenant compte, entre autres éléments, de l’amélioration de l’enseignement-apprentissage du créole et du français. Cette condition une fois posée, il ne suffira pas de présenter une simple répartition des deux langues selon le type d’activités. Il faudra, par exemple, préciser leur usage aux différents niveaux d’enseignement en considérant leur statut (le créole, langue maternelle, le français, langue seconde), leur fonction de langues outil et objet. En outre, il ne peut être conçu sans la prise en compte de l’enseignement à l’université. En fait, l’impression qui se dégage souvent de certaines interventions sur la question, c’est que le problème linguistique s’arrêterait à l’École fondamentale ou au secondaire. L’enseignement –apprentissage des deux langues doit être obligatoire à tous les niveaux du système éducatif haïtien (fondamental, secondaire, universitaire, supérieur, technique et professionnel) suivant les méthodes mises en place ou à mettre en place. L’aménagement du créole et du français en Haïti accordera une place particulière aux institutions d’enseignement mais il traversera toute la communauté haïtienne dans toutes les interventions publiques. Dans le cadre de cet aménagement linguistique, la presse, par exemple, peut jouer un rôle crucial autant dans la transmission que dans le respect des normes établies. Il est probable qu’il existe plus d’auditeurs et de téléspectateurs que de gens fréquentant l’école compte tenu du faible nombre de scolarisés. Enfin, il ne peut se réaliser sans la volonté politique de jeter les bases d’une vraie démocratie en Haïti.
Fortenel Thélusma(*), linguiste et didacticien du français langue étrangère (FLE), enseignant-chercheur à l’École normale supérieure (Université d’État d’Haïti)